Chronique CEDH : la lex sportiva prise dans les mailles du filet des droits de l’homme
Le ralentissement de l’activité de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), traditionnellement observé pendant les deux mois de plein été, a été compensé en 2023 par l’importance d’arrêts rendus sur des questions graves et complexes tenant à l’assujettissement de la lex sportiva aux exigences de la CEDH, à la lutte contre la constitution de « casiers judiciaires virtuels », aux fouilles corporelles intégrales, au recours à la technique de la reconnaissance faciale, à l’application de la clause couperet de l’article 17 ou aux violences parapolicières exercées contre les membres d’un groupe punk. La satisfaction des besoins élémentaires au cours d’une garde à vue, l’inexécution des décisions de justice favorables aux personnes vulnérables, le placement en isolement total des pensionnaires de maisons de retraite, encore le regroupement familial et pour une fois l’application rétroactive de la loi pénale plus douce, ont également aidé à nourrir l’intérêt de la jurisprudence estivale.
La lex sportiva prise dans les mailles du filet des droits de l’homme
On sait à quel point le mouvement sportif est attaché à l’autonomie de la lex sportiva, ce droit transnational centralisé par le Comité international olympique et l’Agence mondiale antidopage qui privilégie le recours à l’arbitrage et ne relève pratiquement que du Tribunal arbitral du sport (TAS) établi à Lausanne dont les sentences font seulement l’objet d’un contrôle restreint par le Tribunal fédéral suisse. Naturellement cette soif d’autonomie pousse irrésistiblement à placer les valeurs sportives et les intérêts économiques bien compris du mouvement sportif au dessus de tout, même et y compris au dessus des droits de l’homme priés de fermer les yeux sur les atteintes les plus sidérantes à la vie privée ou, notamment, au droit à un procès équitable des sportives et des sportifs indisciplinés.
Or, le droit européen des droits de l’homme, qui avec l’effet dit horizontal de la plupart des articles de la Convention trouve le moyen de s’insinuer dans toutes les relations publiques ou privées pour se mêler de ce qu’il s’y passe, s’ingénie depuis quelques années à corriger les incartades que la lex sportiva se permet en matière de droit de l’homme. Ainsi, la patrouille européenne a-t-elle rattrapé le droit transnational du mouvement sportif dans un certain nombre d’affaires plus ou moins retentissantes (CEDH, 2 oct. 2020, Mutu et Pechstein c/ Suisse, nos 40575/10 et 67474/10, Dalloz actualité, 16 oct. 2018, obs. N. Nalepa ; D. 2018. 2448, obs. T. Clay
; RTD civ. 2018. 850, obs. J.-P. Marguénaud
; 28 janv. 20220, Ali Riza c/ Turquie, n° 30226/10 ; 18 mai 2021, Sedat Dogan c/ Turquie, n° 48909/14). Un nouveau coup vient d’être porté à la lex sportiva par l’arrêt Semenya c/ Suisse du 11 juillet (n° 10934/21, Dalloz actualité, 11 sept. 2023, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2023. 1360, et les obs.
; AJ fam. 2023. 421, obs. A. Dionisi-Peyrusse
). Il a été ajusté avec des arguments si foudroyants que, sauf renvoi en Grande chambre, elle risque bien, cette fois, de rester K.O. debout.
L’affaire concerne l’athlète sud-africaine Caster Semenya, double championne olympique et triple championne du monde du 800 mètres, à qui la Fédération internationale d’athlétisme amateur avait imposé, au nom des exigences d’éthique sportive, de réduire son taux naturel de testostérone par des traitements hormonaux pour pouvoir continuer à participer aux épreuves internationales dans la catégorie féminine. Or, en raison des sérieux effets secondaires ressentis au cours du traitement qu’elle avait commencé à suivre, la spécialiste mondiale du demi-fond, décida de l’interrompre. En conséquence, elle fut obligée de renoncer à disputer ses chances aux championnats du monde de 2019, tout en criant à la discrimination fondée sur le sexe et les caractéristiques sexuelles que, en dépit du soutien du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le TAS, comptant pourtant parmi ses membres des juristes éminents, refusa d’admettre parce que la discrimination lui avait semblé nécessaire, raisonnable et proportionnée pour assurer une compétition équitable entre des femmes que la nature n’aurait pas dotées d’un taux de testostérone hors du commun. S’en tenant à un contrôle restreint des sentences du TAS, le Tribunal fédéral suisse rejeta la requête de Caster Semenya qui, ayant épuisé les sommaires voies de recours internes, devait saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Au grand dam du mouvement sportif qui croit pouvoir faire rectifier les aspects les plus intimes de l’intégrité physique des athlètes pour les plier à ses propres objectifs, la jeune sud-africaine à obtenu à Strasbourg ce que Lausanne lui avait refusé. Elle pourra en effet ajouter à son palmarès un double constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention et de l’article 13 qui consacre le droit à un recours effectif, au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8. C’est surtout la force des arguments mobilisés pour justifier cette victoire juridique qui doit être soulignée.
Les plus déterminants sont ceux relatifs à la compétence ratione personnae et ratione loci de la Cour que le gouvernement de l’État défendeur contestait d’abord parce que, en sa qualité de cour suprême du sport, le TAS, organisation de nature privée, connaît des litiges opposant des acteurs privés provenant des quatre coins du globe qui ne présentent très souvent aucun lien avec la Suisse (exception faite du siège du TAS), ni même parfois avec des États membres du Conseil de l’Europe ; ensuite parce que tenir la Suisse pour responsable de la mise en œuvre de l’ensemble des garanties matérielles de la Convention dans des affaires de ce type, remettrait entièrement en cause la notion même d’arbitrage et la nature du système mis en place dans le domaine du sport. La réfutation de cette argumentation tout imprégnée de l’autonomie de la lex sportiva est cinglante et catégorique : en dépit des avantages d’un système centralisé empêchant les juridictions ordinaires de servir de contrepoids aux clauses imposant l’arbitrage forcé en matière sportive, l’incompétence de la Cour pour connaître ce type de requêtes ne serait conforme ni à l’esprit, ni à l’objet ni au but de la Convention. Une telle conclusion serait par ailleurs « à peine conciliable avec l’idée de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen, dont les États parties sont tenus de garantir au moins les fondements à tous les individus sous leur juridiction en vertu de l’article 1er ». Parfaitement consciente d’avoir affaire à la mise en cause de la conformité à la Convention d’un règlement sportif établi par une association de droit privé et appliqué par un tribunal arbitral qui n’est pas non plus une organisation étatique, la Cour affirme sans hésiter que les griefs invoqués par la requérante relèvent de la « juridiction » de la Suisse au sens de l’article 1er de la Convention, et ce même si la Haute juridiction suisse ne s’est pas explicitement référée aux dispositions de la Convention.
Dès lors, par une référence appuyée à son rôle de gardienne de l’ordre public européen, la Cour reproche à la Suisse les manquements aux exigences conventionnelles que son Tribunal fédéral a commis notamment en transposant à l’arbitrage sportif, reposant sur des relations très hiérarchisées entre les athlètes et de puissantes organisations sportives, l’approche retenue pour l’arbitrage commercial où des entreprises qui se trouvent généralement sur un pied d’égalité s’accordent sur une base volontaire pour régler leurs litiges de cette manière ; en ne répondant pas de façon suffisamment approfondie à l’argument des effets secondaires du traitement hormonal imposé à la double championne olympique notamment au regard de la Convention d’Oviedo du 4 avril 1997, premier instrument international contraignant pour la protection de la dignité, des droits et des libertés de l’être humain contre toute application abusive des progrès biologiques et médicaux ; en méconnaissant l’obligation de prévenir et de remédier effectivement à des actes discriminatoires même émanant de personnes ou d’entités privées ou en s’abstenant de soulever le défaut de différenciation par les instance sportives de la situation des sportives intersexes et des sportives transgenres dont la requérante ne fait pas partie.
Les mailles du filet des droits de l’homme se sont à ce point resserrées sur la lex sportiva sous l’étendard de l’ordre public européen et en raison de la localisation du TAS en Suisse, qu’il ne faudrait pas être autrement surpris si le mouvement sportif songeait à le déplacer dans quelque émirat extérieur au Conseil de l’Europe pour les desserrer. Ce serait alors un divorce à la portée dévastatrice entre l’olympisme et les droits de l’homme…
La lutte contre la constitution d’un « casier judiciaire virtuel » au moyen des archives numériques de la presse
Après le célèbre arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne Google Spain du 13 mai 2014, beaucoup d’encre a coulé à propos du « droit à l’oubli » qui permettrait de limiter le droit à la liberté d’expression pour l’empêcher de remettre sur le devant de la scène médiatique le passé douloureux de certains. La Cour européenne des droits de l’homme qui, dans plusieurs affaires importantes, avait plutôt pris la défense de la liberté d’expression de la presse contre les menées de ce nouveau concurrent un peu nébuleux comme par exemple dans l’arrêt M. L. et W. W. c/ Allemagne du 28 juin 2018 (n° 60798/10, D. 2019. 1673, obs. W. Maxwell et C. Zolynski
; AJ pénal 2018. 462, note L. François
; Dalloz IP/IT 2018. 704, obs. E. Derieux
; RSC 2018. 735, obs. J.-P. Marguénaud
) relatif au maintien des informations relatives au passé des assassins récemment libérés d’un acteur célèbre, vient d’aborder frontalement la question par l’un des deux seuls arrêts de Grande chambre de la série estivale Hurbain c/ Belgique du 4 juillet (n° 57292/16, Dalloz actualité, 13 juill. 2023, obs. M. Brillat ; D. 2022. 2002, obs. W. Maxwell et C. Zolynski
; Légipresse 2021. 393 et les obs.
; ibid. 536, étude N. Mallet-Poujol
; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier
; ibid. 253, obs. N. Mallet-Poujol
; ibid. 510, chron. C. Bigot
). Il a été rendu à la requête de l’éditeur responsable du célèbre quotidien belge Le Soir condamné à anonymiser dans les archives numériques constituées et laissées en accès libre en 2008, le nom d’un médecin responsable d’un accident mortel de la circulation figurant dans un article publié en 1994.
La Cour européenne des droits de l’homme a d’abord profité de l’occasion solennelle qui se présentait pour procéder à une rude mise au point d’ordre terminologique. Ainsi faudra-t-il désormais se tenir pour dit que la prétention à l’oubli ne constitue pas un droit autonome protégé par la Convention et que l’article 8 ne peut que lui faire l’aumône d’une protection dans certaines situations et pour certaines informations. Elle précise également que pour s’entendre avec elle sur ce terrain effroyablement technique, il faut comprendre que le déréférencement désigne les mesures prises par les exploitants de moteurs de recherche tandis que la désindexation se rapporte à celles mises en place par l’éditeur de presse en charge du site internet rendant accessible un article litigieux.
Elle invite également à distinguer selon que le pseudo « droit à l’oubli » est menacé par la reprise dans la presse d’informations à caractère judiciaire déjà divulguées dans le passé ou de la présence permanente dans les archives numériques dont aucun organe de presse ne peut désormais se dispenser d’informations nominatives que tout un chacun peut découvrir en deux clics. C’est face à cette seconde modalité de résurrection d’un passé plus ou moins flatteur que l’on invoque communément le « droit à l’oubli » numérique. C’est celui que le médecin belge avait fait valoir pour qu’une désindexation consistant à modifier ses archives numériques pour faire disparaître son nom soit imposée au responsable de l’édition du quotidien Le Soir.
Sur le fond, la Grande chambre a réalisé un courageux équilibre entre le droit à la liberté d’expression de la presse et le « droit à l’oubli ». À la presse, elle a confirmé qu’elle doit pouvoir établir et maintenir des archives complètes pour pouvoir remplir la nouvelle fonction de formation de l’opinion démocratique à l’histoire contemporaine et reconnu que, en règle générale, ces archives doivent rester authentiques, fiables et intègres. Au justiciable soucieux de ne pas laisser le tout-venant se repaître de son passé officiellement pardonné, elle a apporté une protection raisonnable et proportionnée grâce à un remarquable travail d’approfondissement des critères de mise en balance des deux droits d’inégale portée conventionnelle en présence. Ce souci d’équilibre, qui n’a pas été partagé par cinq juges dissidents défenseurs jusqu’au-boutistes de la liberté de la presse, a conduit la Cour à refuser de dresser un constat de violation du droit de la liberté d’expression aux termes de cette conclusion : si la réhabilitation d’une personne ne peut justifier à elle seule la reconnaissance d’un « droit à l’oubli », l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer une sorte de « casier judiciaire virtuel », alors que le condamné a purgé sa peine et qu’il a été réhabilité. Dès lors, une simple obligation d’anonymiser un article qui, sans le supprimer, suffit à neutraliser la constitution d’un tel casier judiciaire aux allures de tunique de Nessus électronique, constitue une atteinte proportionnée et nécessaire dans une société démocratique au droit que la presse tient de l’article 10 de la Convention.
La reconnaissance européenne des vertus du référé-liberté pour contrôler l’exercice des fouilles corporelles intégrales
Pour assurer la sécurité dans un établissement pénitentiaire, des fouilles corporelles intégrales peuvent s’avérer nécessaires pour vérifier que le moindre contact d’un détenu avec des personnes extérieures ne lui a pas fourni l’occasion d’introduire, par tous les orifices que la nature lui a donnés, des objets ou des substances interdits. Comme, pour les subir, il doit se mettre nu et adopter des gestes et des postures facilitant notamment des inspections anales, il est placé dans une situation particulièrement humiliante, attentatoire à sa dignité appelant à n’en pas douter la protection de l’article 3 de la Convention interdisant la torture et les traitements inhumains ou dégradants. C’est bien ce qu’avait admis, notamment, l’arrêt Frérot c/ France du 12 juin 2007 (n° 70204/01, Dalloz actualité, 22 juin 2007, obs. A. Darsonville ; D. 2007. 2632
, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail
; ibid. 2008. 1015, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon
; AJ pénal 2007. 336, obs. M. Herzog-Evans
; RSC 2008. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets
; ibid. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets
; ibid. 404, chron. P. Poncela
) qui a constaté une violation de l’article 3 en raison des conditions arbitraires dans lesquelles les fouilles corporelles intégrales étaient réalisées en France au début du XXIe siècle. En conséquence, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 les a-t-elle strictement encadrées en proscrivant les investigations corporelles internes qui ne peuvent plus être pratiquées que par un médecin extérieur à l’établissement pénitentiaire requis par l’autorité judiciaire quand il existe un impératif spécialement motivé et en soumettant celles que le chef d’établissement peut continuer à ordonner à titre subsidiaire à la condition d’être strictement nécessaires, proportionnées et, pour ce qui regarde leur nature et leur fréquence, adaptées à la personnalité de l’intéressé.
Encore faut-il que le détenu qui a dû les subir puisse faire vérifier qu’elles ont été réalisées dans le respect de ce cadre légal qui constitue une sorte de garde-fou pour empêcher qu’elle ne dégénèrent, de manière plus ou moins systématique, en violation du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention ou en traitement inhumain ou dégradant prohibé par l’article 3. Dès le 14 novembre 2008, le Conseil d’État, dans une affaire relative à un détenu qui purgeait plusieurs peines criminelles au centre pénitentiaire de Saint-Maur, avait déjà fait évoluer sa jurisprudence pour juger que les décisions par lesquelles les autorités pénitentiaires soumettent les détenus à des fouilles corporelles afin d’assurer la sécurité des prisons ou des opérations d’extraction sont des décisions qui relèvent de l’exécution du service public administratif et par conséquent de la compétence de la juridiction administrative si bien qu’il avait reconnu la possibilité de contester par la voie du référé-liberté le régime de fouilles auquel un détenu est soumis. Seulement dans cette affaire El Shennawy, la Cour de Strasbourg, par un arrêt du 20 janvier 2011 (n° 51246/08, Dalloz actualité, 14 févr. 2011, obs. L. Priou-Alibert ; AJDA 2011. 133
; ibid. 1993, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2011. 1306, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon
; AJ pénal 2011. 88
, note M. Herzog-Evans
; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano
; RSC 2011. 704, obs. D. Roets
) prenant acte de l’existence de cette voie de recours, avait dû dresser un constat de violation de l’article 3 et de l’article 13 qui consacre le droit de recours effectif parce que le requérant n’avait pas pu bénéficier lui-même du revirement de jurisprudence qu’il avait provoqué. Il fallait donc une occasion de vérifier si le référé-liberté institué par la loi du 30 juin 2000 permet de faire face, concrètement et effectivement, à l’urgence de constater et de faire cesser les dérives qui se produisent dans maints établissements pénitentiaires français en matière de fouilles corporelles intégrales.
La vérification a pu commencer à la faveur d’un arrêt B. M. et autres c/ France du 6 juillet (n° 84187/17, Dalloz actualité, 12 juill. 2023, obs. M. Dominati ; AJDA 2023. 1311
) rendu à la requête de détenus de la maison d’arrêt de Fresnes qui s’étaient plaints des fouilles corporelles intégrales qu’ils y subissaient sans se donner la peine d’introduire préalablement des recours en référé-liberté au prétexte que, en pratique, les autorités pénitentiaires ne se soumettraient jamais aux injonctions qu’ils peuvent permettre de prononcer. La Cour leur a vertement reproché de s’être cru dispensés d’une des conditions de recevabilité en rejetant leur grief tiré de l’article 3 relatif aux fouilles pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35, §§ 1 et 4 de la Convention. Cette solution sévère repose sur un panégyrique du référé-liberté.
Quant au référé-liberté il est, en la matière, paré de toutes les vertus aux yeux de la Cour de Strasbourg. Grâce à la jurisprudence constante du Conseil d’État, il permet, en effet, au juge des référés d’exercer un contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de l’application à une personne détenue d’un régime de fouilles, pour déterminer s’il porte atteinte ou non à sa dignité ; de suspendre l’exécution de la mesure de fouille critiquée ; d’enjoindre à l’administration d’aménager ou de modifier les conditions d’application d’un régime de fouilles ou d’en réévaluer à intervalle régulier le bien-fondé et même de contrôler les notes de service de l’administration pénitentiaire et les pratiques administratives décidant formellement ou informellement d’appliquer un régime de fouilles corporelles. Dès lors le juge du référé-liberté est doté de pouvoirs lui permettant de faire cesser, à bref délai, les violations continues dont il est saisi. C’est dire que relativement à la lutte contre l’indignité des fouilles corporelles intégrales, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît au référé liberté autant de qualités qu’elle lui avait trouvé de défauts en matière de lutte contre l’indignité inhérente à la surpopulation carcérale dans son célébrissime arrêt J.M.B. c/ France du 30 janvier 2020 (n° 9671/15, Dalloz actualité, 6 févr. 2020, obs. E. Senna ; AJDA 2020. 263
; ibid. 1064
, note H. Avvenire
; D. 2020. 753, et les obs.
, note J.-F. Renucci
; ibid. 1195, obs. J.-P. Céré, J. Falxa et M. Herzog-Evans
; ibid. 1643, obs. J. Pradel
; ibid. 2021. 432, chron. M. Afroukh et J.-P. Marguénaud
; JA 2020, n° 614, p. 11, obs. T. Giraud
; AJ pénal 2020. 122, étude J.-P. Céré
) dont les prolongements législatifs et jurisprudentiels ne seront pas rappelés ici. Il est à croire que les détenus de la maison d’arrêt de Fresnes n’auront pas été informés assez tôt des dangers d’une extrapolation des conclusions de l’arrêt J.M.B sur l’effectivité du référé-liberté.
La reconnaissance faciale sécuritaire à l’épreuve des idéaux et des valeurs d’une société démocratique
D’après la CNIL qui a eu déjà de nombreuses occasions de se pencher sur ses débordements, la reconnaissance faciale est une technique, alliant intelligence artificielle, vidéosurveillance et connexion aux réseaux de communication, qui permet, à partir des traits du visage, d’authentifier une personne, c’est à dire de vérifier qu’elle est bien celle qu’elle prétend être, d’une part et, d’autre part, de l’identifier, c’est à dire de la retrouver au sein d’un groupe d’individus, dans un lieu, une image ou une base de données. Si elle peut grandement faciliter la vie domestique, elle présente de sérieux risques d’abus de l’exploitation arbitraire de données personnelles à des fins sécuritaires.
Un arrêt Glukhin c/ Russie du 4 juillet (n° 11519/20) rendu dans une affaire où elle avait permis d’arrêter à vive allure un manifestant pacifiste qui avait défilé dans le métro de Moscou sous la silhouette en carton d’un célèbre activiste, a précisé, au regard du droit de nouer et de développer des relations avec ses semblables découlant de l’article 8 de la Convention, que l’utilisation, au détriment d’une personne exerçant pacifiquement son droit à la liberté d’expression, d’une technologie de reconnaissance faciale hautement intrusive, est incompatible avec les idéaux et les valeurs d’une société démocratique régie par la règle de droit que la Convention a été conçue pour maintenir et promouvoir et qu’elle ne peut pas être considérée comme nécessaire dans une société démocratique au regard du § 2 de cet article.
Punk-rock et droits de l’homme
Le contentieux russe post 16 septembre 2022 continue, comme prévu, à alimenter la chronique. Ainsi l’arrêt Versilov et autres c/ Russie du 29 août (n° 25276/15) permet-il de retrouver une vieille connaissance : le groupe féministe punk-rock Pussy Riot, qui a déjà eu plusieurs occasions de faire condamner la Russie d’avant-guerre d’Ukraine pour de graves atteintes aux droits conventionnels de ses membres coutumières de performances dérangeant très fortement l’ordre établi (CEDH 17 juill. 2018,ÂÂÂÂÂÂ Maria Alekyna et autres c/ Russie, n° 38004/12, AJDA 2018. 1770, chron. L. Burgorgue-Larsen
) ou de leurs admirateurs (CEDH 30 août 2022, Ibragimova c/ Russie, n° 68537/13). En l’espèce les Pussy Riot, qui avaient saisi l’occasion des jeux Olympiques d’hiver de Sotchi pour lancer une nouvelle chanson subtilement intitulée Putin will teach you to love the Motherland , prétendaient avoir été violemment interrompues par des Cosaques en uniforme organisés en une sorte de police parallèle aidant à assurer la sécurité de l’événement sportif sous le regard bienveillant des autorités officielles. La Cour, estimant l’agression, notamment à coups de fouet, établie « au-delà de tout doute raisonnable » a porté une appréciable contribution à la protection de la culture punk en jugeant que dans un contexte de passivité flagrante de la police, la Russie avait violé l’article 10 en manquant à son obligation de permettre aux Pussy Riot, empêchées de terminer leur performance à Sotchi, d’exercer leur droit à la liberté d’expression de manière pacifique. Elle a surtout estimé la Russie responsable d’une violation de l’article 3 parce que le recours à la force par les Cosaques, qui n’avaient jamais fait l’objet d’une formation officielle pour participer au maintien de l’ordre, avait provoqué chez les artistes punk des douleurs physiques, de l’humiliation, de la crainte et un sentiment d’infériorité.
Cet arrêt doit être rapproché d’un autre arrêt post 16 septembre 2022, Kreydlin et autres c/ Russie du 31 janvier 2023 (n° 33470/18) qui avait constaté une violation de l’article 3 combiné avec l’article 14 parce qu’un autre groupe paramilitaire cosaque avait violemment manifesté son hostilité non pas à l’égard de féministes punk mais envers des militants écologistes
Application inédite de la clause couperet de l’article 17 envers un haut dignitaire homophobe de l’Église orthodoxe
On sait que l’article 17 de la Convention, permettant au titre de l’interdiction de l’abus de droit d’écarter les requêtes de ceux qui invoquent les droits de l’homme pour pouvoir mieux travailler à leur destruction, a donné lieu à quelques applications retentissantes (CEDH 24 juin 2023, Garaudy c/ France, n° 65831/01, D. 2004. 239
, note D. Roets
; ibid. 987, obs. J.-F. Renucci
; 30 oct. 2015, M’Bala M’Bala c/ France, n° 25239/13, Dalloz actualité, 13 nov. 2015, obs. J.-M. Pastor ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen
; RSC 2016. 140, obs. J.-P. Marguénaud
) mais plus particulièrement réservées à la lutte contre le révisionnisme, l’antisémitisme et l’apologie du terrorisme. Un pas vers une extension du domaine de ce que l’on dénomme parfois la clause couperet de l’article 17 vient peut-être d’être franchi avec la décision Lénis c/ Grèce du 31 août (n° 47833/20) qui vient de la mobiliser afin de de juger incompatible ratione materiae l’examen par la Cour de la requête d’un haut dignitaire de l’Église orthodoxe grecque qui se plaignait des poursuites et de la condamnation dont il avait fait l’objet après la publication sur son blog personnel d’un article homophobe. Eu égard à la notoriété et à l’importance des fonctions du requérant, on peut considérer que la décision Lénis élargit la brèche ouverte par une décision Molnar c/ Roumanie du 23 octobre 2012 (n° 16637/06) pour permettre à l’article 17 d’écarter les requêtes des homophobes.
L’émergence du droit à la satisfaction des besoins élémentaires
Par un arrêt D. H. et autres c/ Macédoine du Nord du 18 juillet (n° 44033/17), la Cour s’est prononcée dans une affaire particulièrement sordide. Elle concernait des travailleuses du sexe que leur activité particulière avait précipitées vers une garde à vue de près de 24 heures au cours desquelles elles avaient été privées d’accès à l’eau, à la nourriture et aux toilettes ; photographiées et soumises à des prélèvements sanguins pour détecter si elles n’étaient pas porteuses de maladies sexuellement transmissibles. La publication de certaines de leurs photographies sur le site du ministère de l’Intérieur a donné lieu à des constats de violation de l’article 8 qui consacre aussi le droit à l’image.
C’est surtout la violation de l’article 3 en raison de l’impossibilité pendant plusieurs heures de satisfaire leurs besoins élémentaires qui retiendra l’attention. Elle permet de se rappeler, dans le prolongement de l’arrêt de Grande chambre Bouyid c/ Belgique du 28 septembre 2015 (n° 23380/09, Dalloz actualité, 12 oct. 2015, obs. L. Sadoun-Jarin ; AJ pénal 2016. 222, obs. S. Lavric
) rendu dans la célèbre affaire dite de la gifle, que la garde à vue est aussi particulièrement propice à l’administration de traitements inhumains ou dégradants. Elle permet surtout d’entrevoir l’émergence d’un droit de l’homme innomé qui est peut-être le plus essentiel, et en tout cas le plus naturel d’entre tous : le droit à la satisfaction des besoins élémentaires placé sous l’égide de l’article 3 particulièrement attentif au respect de la dignité des personne vulnérables. Il s’en était déjà trouvé quelques traces, il est vrai, dans plusieurs arrêts : Justin Robertino Micu c/ Roumanie du 13 janvier 2015 (n° 41040/11) où déjà le défaut présumé de nourriture pendant une garde à vue avait provoqué un constat de violation de l’article 3 ; Hudorovic et autres c/ Slovénie du 10 mars 2020 (n° 24816/14) qui a jeté les bases de la reconnaissance du droit à l’eau. Seulement, l’arrêt Hudorovic ayant raisonné en termes d’accès aux services publics de base, aucun arrêt ne semble avoir consacré la formule englobant directement les « besoins élémentaires » dont la satisfaction suppose « la fourniture de l’eau et de la nourriture et un accès aux toilettes ». Peut-être l’arrêt D. H. c/ Macédoine du Nord du 18 juillet 2023 sera-t-il rangé un jour, aux côtés par exemple de l’arrêt Lacatus c/ Suisse du 19 janvier 2021 (n° 14065/15, RTD civ. 2021. 368, obs. J.-P. Marguénaud
) qui a brossé l’esquisse d’un droit de mendier sur la voie publique, parmi ces petits arrêts de chambre qui n’ont l’air de rien mais qui pourraient mériter la qualification de bel arrêt. Ce qui pourrait l’en empêcher, c’est que s’il est sans doute le premier arrêt à s’être référé aux besoins élémentaires, la Cour avait déjà retenu l’expression pour indiquer des mesures provisoires.
Retour cinglant sur l’inexécution des décisions de justice favorables aux personnes les plus vulnérables
On sait que la Cour européenne des droits de l’homme s’est récemment mobilisée pour assurer la réalisation du droit à l’hébergement d’urgence des personnes sans abri d’une particulière vulnérabilité au moyen de mesures provisoires originales allant jusqu’à enjoindre à un État un délai pour exécuter les décisions des juridictions les condamnant à leur fournir un hébergement et une assistance matérielle pour faire face à leurs besoins élémentaires (v. supra). C’est ce qu’elle avait notamment fait en octobre 2022 dans une affaire Camara (n° 49255/22) où elle avait enjoint à l’État défendeur d’exécuter des ordonnances du tribunal du travail de Bruxelles. C’était la bonne mesure à prendre pour débloquer une situation dramatique puisque la mesure provisoire renforcée a été suivie d’effet. La Cour a néanmoins gardé rancune à la Belgique de l’avoir obligée à déployer les grands moyens pour parvenir à ce résultat. Dans la même affaire Camara, elle a en effet dressé le 18 juillet un sévère constat de violation de l’article 6, § 1er, auquel est rattaché le droit à l’exécution des décisions de justice. Pour aboutir à cette conclusion, la Cour ne s’en est pas tenue à faire remarquer, comme elle l’avait déjà fait dans l’arrêt M. K. c/ France du 8 décembre 2022 (n° 34349/18, AJDA 2023. 616
, note D. Fallon
; ibid. 2022. 2440
) que les autorités avaient opposé non pas un « simple » retard mais plutôt un refus caractérisé de se conformer aux injonctions du juge interne. Elle a en effet tenu à préciser qu’un tel refus avait porté atteinte à la substance même du droit protégé par l’article 6, § 1er, de la Convention. Surtout elle a solennellement rappelé que le droit garanti par l’article 6, § 1er, de la Convention doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États parties et impitoyablement ajouté que les circonstances de la présente affaire ne sont pas isolées et qu’elles révèlent une carence systémique des autorités belges d’exécuter les décisions de justice définitives relatives à l’accueil des demandeurs de protection internationale qui avait eu pour effet de grever lourdement le fonctionnement d’une juridiction nationale et celui de la Cour elle-même. On ne peut faire plus clairement comprendre que, aux yeux de la Cour, le temps des tergiversations et des palinodies systématiques de l’administration en matière d’exécution des décisions de justice favorables aux personnes les plus vulnérables est définitivement révolu nonobstant la difficulté des situations auxquelles les États peuvent être confrontés.
Une décision de recevabilité spectaculaire : celle des requêtes de personnes prostituées se plaignant de la pénalisation de l’achat d’actes prostitutionnels
Dans une affaire M. A et autres c/ France (n° 63664/19, Dalloz actualité, 12 sept. 2023, obs. M. Brillat) plusieurs personnes se livrant à la prostitution ont réussi à convaincre une chambre de sept juges qu’elles pouvaient se prétendre victimes de violation des articles 2, 3 et 8 de la Convention parce que l’incrimination en 2016 des clients de la prostitution les expose à des risques accrus pour leur vie, leur intégrité physique et leur vie privée en les poussant dans la clandestinité et l’isolement. Aussi ont-elles obtenues le 31 août un décision admettant la recevabilité de leurs requêtes heurtant de manière si frontale une certaine conception absolutiste de la protection des droits de l’Homme que dans son communiqué, le greffe a cru devoir rappeler explicitement qu’une décision sur la recevabilité ne porte pas sur le fond de l’affaire … qui est donc à suivre.
Incursion de la CEDH dans les maisons de retraite
L’émergence sur la scène médiatique et politique de la réalité affligeante de la situation des personnes âgées dans les maisons de retraite finira bien par déboucher sur des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme qui, en raison de la grande vulnérabilité des personnes concernées, ne manquera pas de prendre cette grave question à bras-le-corps. D’ailleurs elle a déjà commencé à s’y intéresser ainsi qu’en témoigne l’arrêt Calvi et C. G c/ Italie du 6 juillet (n° 46412/21) rendu à la requête du cousin d’une personne âgée mise sous protection juridique à la demande de sa sœur puis placée dans une maison de retraite médicalisée en isolement complet pendant trois ans. Cette affaire a donné à la Cour l’occasion de rappeler dans le prolongement de son arrêt Ivinovic c/ Croatie du 18 septembre 2014 (n° 13006/13) que priver une personne de sa capacité juridique, même partiellement, est une mesure très grave qui devrait être réservée à des circonstances exceptionnelles appelant des garanties procédurales qui seront particulièrement importantes pour déterminer si l’État défendeur est resté dans les limites de sa marge d’appréciation. Quant à l’isolement total qui, on a du mal à le croire, avait valu une condamnation à un an et dix mois de réclusion à une personne qui l’avait brisé en se passant du consentement de l’administrateur de soutien, il a inspiré à la Cour l’important avis , appuyé sur « la jurisprudence de la Charte sociale européenne » suivant lequel les États sont tenus de favoriser la participation des personnes handicapées ou des personnes âgées « dépendantes » à la vie de la communauté et de prévenir leur isolement ou une ségrégation à leur endroit. En attendant la réalisation de cet objectif, un constat de violation de l’article 8 consacrant le droit au respect de la vie privée a été dressé parce que l’ingérence qui lui avait été portée en poursuivant le but légitime, insolite au regard de l’énumération du § 2 dudit article, de « protéger le bien-être au sens large du […] requérant », n’était ni proportionnée ni adaptée à sa situation individuelle au regard de l’éventail des mesures que les autorités pouvaient prendre.
Le regroupement familial entre bienveillance et rigueur
L’arrêt B. F. et autres c/ Suisse du 4 juillet (n° 13258/18) rendu dans une affaire où les autorités suisses avaient rejeté les demandes de regroupement familial de quatre réfugiés érythréens et d’un réfugié chinois d’origine tibétaine est parfaitement représentatif des efforts de conciliation d’intérêts contradictoires auxquels se livre la Cour de Strasbourg en cette matière explosive. Sans revenir davantage sur la question, on donnera à méditer la solution contrastée retenue dans cette affaire : d’un côté il a été jugé que l’article 8 avait été violé en raison de l’imposition inflexible de la condition de non dépendance à l’aide sociale à l’égard de quatre des cinq requérants exposés, le temps passant, à une séparation permanente des familles, alors qu’ils avaient fait tout ce qui était raisonnablement possible pour assurer leur indépendance financière ; d’un autre côté aucune violation de cet article n’a été relevée dans le cas d’une des requérantes qui aurait pu travailler au moins à temps partiel et qui n’avait fait, elle, aucun effort pour trouver un emploi et qui n’avait pas pu se plaindre non plus, eu égard aux circonstances, de la durée de la durée de trois ans et quatre mois de la procédure de regroupement familial.
Les difficultés à obtenir un regroupement familial sont évidemment loin d’être les seules auxquelles les réfugiés se trouvent confrontés. Alors que les autorités souhaitent généralement leur départ, il advient cependant qu’elles se comportent de manière à les obliger indûment à rester. C’est ce que vient de rappeler un arrêt S. E. c/ Serbie du 11 juillet (n° 61365/16) qui constate une violation de l’article 2 du Protocole n° 4 garantissant la liberté de circulation en raison d’une défaillance dans la conception des titres de voyages destinés aux réfugiés.
Consolidation de la jurisprudence relative à l’établissement de la filiation de l’enfant né à l’étranger d’une GPA
Dans une affaire C. c/ Italie du 31 août (n° 47196/21), la Cour a été une nouvelle fois confrontée au refus des autorités d’un État, où la GPA est interdite, de transcrire l’acte de naissance d’un enfant né par cette méthode procréative dans un pays où elle est autorisée. Par une application désormais bien rodée d’une jurisprudence bâtie à partir des célèbres arrêts Mennesson et Labassée c/ France du 26 juin 2014 et du non moins retentissant avis consultatif n° P 16-2018-01 du 10 avril 2019, elle a encore jugé, d’une part que le défaut d’établissement de la filiation par transcription de l’acte de naissance de l’enfant à l’égard de sa mère d’intention n’avait pas violé son droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 puisqu’il n’était pas exclu que ce résultat puisse être atteint par le moyen d’une adoption et, d’autre part, qu’un constat de violation de cette disposition conventionnelle devait en revanche être dressé en raison du défaut d’établissement avec une célérité suffisante de la filiation par transcription de l’acte de naissance à l’égard du père d’intention qui, à la différence de ce qui était advenu dans l’affaire Paradiso et Campanelli c/ Italie (n° 25358/12, Dalloz actualité, 10 févr. 2017, obs. V. Lefebvre ; D. 2017. 897, obs. P. Le Maigat
, note L. de Saint-Pern
; ibid. 663, chron. F. Chénedé
; ibid. 729, obs. F. Granet-Lambrechts
; ibid. 781, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat
; ibid. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke
; ibid. 1727, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire
; AJ fam. 2017. 301, obs. C. Clavin
; ibid. 93, obs. A. Dionisi-Peyrusse
; Rev. crit. DIP 2017. 426, note T. Kouteeva-Vathelot
; RTD civ. 2017. 335, obs. J.-P. Marguénaud
; ibid. 367, obs. J. Hauser
) jugée en Grande chambre le 24 janvier 2017, était aussi le père biologique.
Des difficultés de l’application rétroactive de la loi pénale plus douce commandée par l’article 7 de la Convention
Il est désormais acquis que l’article 7, § 1er, de la Convention ne garantit pas seulement le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, mais aussi, et implicitement, le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce. Il est également admis que, la jurisprudence contribuant nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal, l’on ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible. La conciliation de ces deux aspects de l’article 7 de la Convention européenne qui consacre le principe « pas de peine sans loi », ne va pas toujours de soi. C’est ce que vient de mettre en évidence un arrêt Tristan c/ Moldavie du 4 juillet (n° 13451/15). En l’espèce une maire avait été poursuivie et condamnée sur le fondement d’un texte répressif visant l’abus de pouvoir commis par « une personne occupant une haute fonction à responsabilité ». Or, en cours de procédure, une réforme était intervenue pour indiquer que les mêmes peines seraient fulminées contre les abus de pouvoir exercés par « une personne occupant une fonction de dignitaire public ». Les juridictions internes avaient néanmoins condamné la maire, qui pour l’occasion, ne se considérait pas comme un dignitaire, en faisant comme si les deux expressions étaient équivalentes et sans se soucier d’expliquer pourquoi le législateur aurait, en somme, parlé pour ne rien dire. Cette attitude a été stigmatisée par la CEDH qui a constaté une violation de l’article 7 parce que les conclusions des juridictions internes n’étaient pas raisonnablement prévisibles. Autrement dit, lorsque le législateur a apporté à une loi pénale une modification susceptible de l’avoir adoucie en restreignant le cercle des personnes visées, on ne peut pas raisonnablement s’attendre à ce que les juges répressifs continuent à se prononcer exactement comme si elle n’avait rien voulu changer.
La CEDH au secours des juges de Pologne et d’ailleurs
On sait que la Cour européenne des droits de l’homme a eu depuis quelques années l’occasion de mobiliser la CEDH pour la porter au secours de magistrats sur lesquels s’abattent des pressions et des représailles dans certains États orientaux du Conseil de l’Europe où sévit parfois une véritable crise de l’État de droit. Au cours des mois de juillet et août 2023 elle a dû continuer à le faire dans les affaires Tuleya c/ Pologne du 6 juillet (n° 21181/19) où le régime disciplinaire applicable aux juges polonais a été jugé constitutif de violations du droit à un procès équitable, du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression ; Thanza c/ Albanie du 4 juillet (n° 41047/19) relative à la procédure de révocation d’un juge qui avait méconnu son droit à un procès équitable et son droit au respect de la vie privée ; Golovin c/ Ukraine du 13 juillet (n° 47052/18) où des constats similaires ont été établis dans un cas de révocation d’un juge parce qu’il avait interprété un texte dans un sens qui n’était pas souhaité par les autorités et Manole c/ Moldavie (n° 26360/19) qui a débouché sur un constat de violation du droit à la liberté d’expression en raison de la condamnation d’un juge pour avoir annoncé prématurément les motifs de son opinion dissidente.
Actualité soutenue des droits intangibles
Outre les arrêts déjà mis en exergue en matière de fouilles corporelles intégrales (v. supra) de violence faites aux membres d’un groupe de féministes punk (v. supra) ou de garde à vue des travailleuses du sexe (v. supra), les articles qui consacrent les droits intangibles ont donné lieu à d’intéressants arrêts et décisions au cours de la période considérée. Il s’agit de l’arrêt M. A. c/ Italie du 31 août (n° 70583/17) qui prononce à nouveau un implacable constat de violation de l’article 3 parce qu’une demandeuse d’asile mineure non accompagnée avait été placée pendant près de huit mois dans un centre d’accueil pour adultes non équipé pour lui fournir une assistance psychologique, et de la décision d’irrecevabilité Chennouf et autres c/ France du 13 juillet (n° 4704/19) selon laquelle les proches des victimes de Mohamed Merah qui reprochaient à l’État de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour l’empêcher de tuer par trois fois en mars 2012 à Toulouse et à Montauban ne pouvaient pas se prétendre elles-mêmes victimes d’une violation du volet matériel de l’article 2 qui consacre le droit à la vie. On relève également que les questions d’extradition ou d’expulsion vers des États où existeraient des risques d’atteinte au droit à la vie ou de soumission à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ont été à nouveau abordées : arrêt A. A. c/ Suède du 13 juillet (n° 4677/20) jugeant que l’éloignement d’un demandeur d’asile vers la Libye où un cessez-le-feu a été signé en 2020 n’emporterait violation ni de l’article 2 ni de l’article 3 ; décision d’irrecevabilité Carvajal Barrios c/ Espagne du 13 juillet (n° 13869/22) donnant à comprendre au requérant que pour pouvoir se plaindre d’une violation de l’article il aurait dû démontrer que la peine encourue au Venezuela serait une peine de perpétuité réelle. Des violations du volet procédural de l’article 2 ont cependant été dressées dans le cas malheureusement banal de décès d’un militaire au cours de l’accomplissement de son service militaire obligatoire (CEDH 4 juill., Al c/ Turquie, n° 4904/20) et dans celui à peine moins rare de l’assassinat d’un opposant (CEDH 11 juill., Nemstova c/ Russie, n° 43146/14).
Incursions en droit du travail et en droit de l’environnement
On sait depuis longtemps que la concurrence de la Charte sociale européenne et l’absence de Protocole additionnel consacrant un droit à l’environnement sain n’empêchent pas la Cour européenne d’affirmer ses positions en droit du travail et en droit de l’environnement.
Ainsi les spécialistes de la première de ces deux disciplines pourront-ils ajouter sur leurs tablettes l’arrêt Paslavicius c/ Lituanie du 18 juillet (n° 15152/18) et l’arrêt Guliyev c/ Azebaïdjan du 6 juillet (n° 54588/13). L’un rendu à la requête d’un salarié condamné à prendre en charge les frais et dépens engagés par son employeur pour se défendre dans le procès engagé pour contester son licenciement n’avait pas été violé son droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1er, alors que les frais de son adversaire auraient été beaucoup moins élevés si au lieu de se faire représenter par un avocat indépendant il s’en était remis aux juristes de ses propres services. L’autre a estimé que le licenciement d’un employé parce qu’il n’avait pas su résoudre le problème découlant de sa relation personnelle avec son ex compagne qui était restée sa collègue avait porté atteinte à son droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne.
Quant aux adeptes du droit de l’environnement, ils pourront désormais faire état de l’arrêt European Air Transport Leipzig GmbH c/ Belgique du 11 juillet (n° 1269/13) qui a jugé conforme aux exigences du droit à un procès équitable la procédure suivie pour infliger à une compagnie aérienne des amendes administratives sanctionnant des infractions à la réglementation relative à la lutte contre le bruit généré par le trafic aérien.
Actualité du droit à la liberté d’expression
De nombreux arrêts déjà signalés, Hurbain (v. supra) Glukhin (v. supra) Tuleya et Manole (v. supra) ont contribué à maintenir le droit garanti par l’article 10 de la Convention au cœur de l’actualité estivale. D’autres y ont également aidé. Il s’agit de l’arrêt Gaspari c/ Arménie n° 2 du 11 juillet (n° 67783/13) qui dresse un constat de violation parce que la condamnation d’un militant pacifiste à une amende dont le montant correspondait à 67 € pour avoir traité un fonctionnaire de « voyou », « d’ordure » et « d’imbécile » n’avait pas répondu à un besoin social impérieux et de l’arrêt Osman et Altay c/ Turquie du 18 juillet (n° 23782/20) qui constate une violation d’un autre volet de l’article en raison de la rétention par l’administration pénitentiaire de quatre numéros d’un journal adressé à des détenus. Il faut enfin signaler, même s’il n’a pas été rendu au regard de l’article 10, l’arrêt Emin Huseynov n° 2 c/ Azerbaïdjan du 13 juillet (n° 1/16) qui considère que le retrait de la nationalité d’un journaliste devenu apatride porte atteinte à son droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention.
La lutte contre la discrimination ethnique sur le fondement du Protocole n° 12
Dans un arrêt Kovacevic c/ Bosnie-Herzégovine du 29 août (n° 43651/22), la Cour a rappelé, dans le prolongement de son arrêt de Grande chambre Sejdic et Finci du 22 décembre 2009 (n° 27996/06, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss
) déjà rendu contre la Bosnie-Herzégovine, que la lutte contre la discrimination au moyen du Protocole n° 12 du 4 novembre 2000, entré en vigueur le 1er avril 2005, portant interdiction générale de la discrimination, obéissait normalement aux principes dégagés pour lutter contre ce fléau par la combinaison bien connue de l’article 14 avec un autre article de la Convention. Elle a notamment réaffirmé avec force que la discrimination fondée sur l’origine ethnique d’une personne est une forme de discrimination raciale laquelle est une forme de discrimination particulièrement flagrante et, compte tenu de ses conséquences périlleuses, nécessite une vigilance particulière et une réaction vigoureuse de la part des autorités. En conséquence, elle a décidé que la position privilégiée dont bénéficient les principaux groupes ethniques dans le système politique de Bosnie Herzégovine portait atteinte au caractère démocratique des élections. Élections qu’elle s’est par conséquent dispensée d’apprécier au regard de l’article 3 du Protocole n° 1 qui consacre le droit à des élections libres.
Discrétion de l’article 1er du Protocole n° 1
L’article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens semble avoir été frappé de léthargie estivale. En effet, il ne s’est guère manifesté qu’une seule fois par l’arrêt Bagirova c/ Azerbaïdjan du 31 août (n° 37706/17) estimant que la démolition après expropriation de biens immobiliers aux fins de réalisation d’un projet d’amélioration de la voirie en avait entraîné une violation parce qu’elle n’avait pas été réalisée dans les conditions prévues par la loi.
Éléments de procédure européenne
Dans l’affaire interétatique Russie c/ Ukraine (n° 36958/21) relevant de l’article 33 de la Convention, la Cour a eu une occasion atypique de rendre, le 18 juillet, une décision de radiation sur le fondement de l’article 37, parce que l’État demandeur, qui ne semble plus avoir grand chose à faire de ce qui se passe à Strasbourg, n’avait pas daigné répondre aux lettres que la Cour lui avait adressées manifestant ainsi son souhait de ne plus maintenir sa requête. La Cour n’a d’ailleurs pas souhaité poursuivre quand même l’examen de l’affaire, comme le § 2 de l’article 37 le lui permet lorsque l’exige le respect des droits garantis par la Convention, dans la mesure où 8 500 requêtes individuelles toujours pendantes dirigées contre l’Ukraine recoupent la plupart des griefs du gouvernement russe.
Le second arrêt de Grande chambre de la série étudiée est l’arrêt de satisfaction équitable G.I.E.M. s.r. l. c/ Italie (n° 1828/06) rendu le 12 juillet au titre de l’article 41 de la Convention. Il tire les conséquences du constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 dressé sur le fond par un précédent arrêt de Grande chambre du 28 juin 2018 parce que la confiscation automatique en cas de lotissement illicite avait porté une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens de plusieurs sociétés immobilières. On relèvera qu’il a attribué à l’une d’entre elles une satisfaction équitable de 700 000 € en raison de son préjudice matériel. On retiendra surtout le rappel sans équivoque de la paradoxale jurisprudence Comingersoll S.A c/ Portugal du 6 avril 2000 (n° 35382/97, AJDA 2000. 526, chron. J.-F. Flauss
) suivant laquelle « l’on ne doit pas écarter de manière générale la possibilité d’octroyer une réparation pour le préjudice moral allégué par les personnes morales ; cela dépend des circonstances de chaque cas d’espèce ». En l’espèce le préjudice moral a été évalué à 10 000 € pour deux des personnes morales requérantes.
© Lefebvre Dalloz