Chronique CEDH : l’affirmation d’une « jurisprudence psychiatrique » de la Cour européenne des droits de l’homme

Les deux derniers mois de l’année 2024 ont été marqués par l’absence d’arrêts ou de décisions de grande chambre, par une relative discrétion des affaires françaises et par des affaires venues d’ailleurs qui ont permis à la Cour de Strasbourg de renforcer sa détermination à participer à la lutte contre la traites des êtres humains, les violences domestiques ou le sort des personnes atteintes de troubles psychiatriques, ainsi que de confirmer son intérêt pour les droits des détenus ou sa prudence face aux questions migratoires.

Affaires françaises

Aux mois de septembre et d’octobre 2024 un grand nombre de décisions de comité avait permis à la rubrique française d’atteindre un volume respectable. En novembre et décembre les arrêts de chambre sont à peine plus nombreux mais les décisions de comité ont été beaucoup plus rares.

Les arrêts de chambre

Une fois souligné l’intérêt procédural de l’arrêt Leroy du 7 novembre 2024 (n° 32439/19) qui, sur le fondement de l’article 80 du règlement de la Cour européenne, accepte une demande de révision d’un arrêt précédent pour transférer à ses héritières le montant de la satisfaction équitable attribuée à un requérant décédé après sa victoire, on ne peut faire état que de trois arrêts de chambre.

1 - L’épilogue de l’affaire Copé

M. Franz Olivier Giesbert appartient à la catégorie des journalistes politiques inusables dont Geneviève Tabouis est encore la figure la plus représentative. Comme, aux journalistes, le droit à la liberté d’expression permet beaucoup, sa remarquable longévité l’aura peut-être porté à croire qu’il pouvait tout se permettre. C’est ainsi que, lorsqu’il était encore directeur de la publication de l’hebdomadaire Le Point, il avait publié un article de deux de ses journalistes affirmant purement et simplement, sans plus de précision, que M. Jean-François Copé avait organisé, au moyen de la société Bygmalion, créée pour servir ses intérêts personnels, le vol et la ruine du parti (UMP, soutien du président Sarkozy) qu’il dirigeait. L’ancien ministre et maire de Meaux, estimant que de telles imputations portaient atteinte à son honneur et à sa réputation décida donc de porter plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique contre le directeur de la publication et les deux journalistes. Après une cassation partielle, les trois participants à un débat d’intérêt général furent définitivement condamnés à des peines d’amende d’un montant de 1 000 à 1 500 €. Naturellement, le directeur de la publication et les journalistes devaient placer en la Cour européenne des droits de l’homme, qui a élevé la presse au rang de chien de garde de la démocratie, de solides espoirs de stigmatisation de leurs condamnations au regard du droit à la liberté d’expression consacré par l’article 10 de la Convention européenne. Or, ces espoirs ont été déçus par l’arrêt du 5 décembre 2024, Giesbert et autres c/ France n° 2 (n° 835/20, Dalloz actualité, 20 déc. 2024, obs. S. Lavric). Les juges européens ont, en effet, estimé que les sanctions prononcées par les juges nationaux étaient justifiées parce qu’elles étaient proportionnées au but légitime de la protection des droits d’autrui et surtout parce qu’elles avaient fait comprendre aux requérants que, tout journalistes qu’ils sont, ils doivent se prêter à la démonstration de l’exactitude des faits précis qu’ils imputent à quelqu’un. Cet arrêt rappelle une règle classique suivant laquelle des propos litigieux revêtant un caractère factuel ne bénéficient de la protection de l’article 10 que s’ils reposent sur une « base factuelle suffisante » dont nul n’est dispensé de s’assurer. Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que la Cour rappelle à la presse que l’exercice du droit à la liberté d’expression, aux termes mêmes de l’alinéa 2 de l’article 10, comprend des devoirs et des responsabilités. Il n’est pour s’en souvenir que de se reporter à l’arrêt Giesbert et autres c/ France n° 1 du 1er juin 2017 (n° 68974/11, Dalloz actualité, 20 juin 2017, obs. N. Devouèze ; AJ pénal 2017. 447, obs. S. Lavric ; RSC 2017. 628, obs. J.-P. Marguénaud ) relatif à la publication, dans le même hebdomadaire, d’un article manquant de mesure, cette fois dans l’affaire Bettencourt. Il est probable que cette nouvelle désillusion européenne n’aura pas beaucoup troublé M. Giesbert : pour des personnages médiatiques de son envergure, des condamnations pour diffamation doivent faire partie de la routine. Les juges du fond s’étaient d’ailleurs donné la peine, en l’espèce, de préciser que son casier judiciaire faisait déjà apparaître trente condamnations à des peines d’amende prononcés entre 2006 et 2017 le plus souvent pour diffamation…

2 - Escarmouche contre le rigorisme procédural de la Cour de cassation

Le dialogue des juges n’interdit pas, bien entendu, à la Cour européenne des droits de l’homme de décider qu’une solution consacrée par le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne répondait pas aux exigences conventionnelles. Depuis la bataille victorieusement livrée au nom du principe du contradictoire et de l’égalité des armes à partir du célèbre arrêt Kress c/ France (CEDH 7 juin 2001, n° 39594/98, AJDA 2001. 675 , note F. Rolin ; ibid. 1060, chron. J.-F. Flauss ; ibid. 2002. 9, étude D. Chabanol ; D. 2001. 2619, et les obs. , note R. Drago ; ibid. 2611, chron. J. Andriantsimbazovina ; ibid. 2003. 152, chron. S. Guinchard ; RFDA 2001. 991, note B. Genevois ; ibid. 1000, note J.-L. Autin et F. Sudre ; RTD eur. 2001. 727, note F. Benoît-Rohmer ), il semblait néanmoins avoir mis les plus hautes juridictions françaises, au sens du Protocole n° 16, à peu près à l’abri de critiques relatives à leur propre fonctionnement. Il faut donc accorder une attention particulière à l’arrêt Justine c/ France du 21 novembre (n° 78664/17, Dalloz actualité, 3 déc. 2024, obs. A. Victoroff ; AJDA 2024. 2198 ). Il s’en prend en effet directement à la jurisprudence et à la pratique procédurale de la Cour de cassation relatives à l’interprétation de l’article 979 du code de procédure civile qui fixe les conditions de recevabilité des pourvois en cassation.

En l’espèce, l’avocat d’une des parties à un litige successoral survenu en Guadeloupe avait formé un pourvoi en cassation contre un arrêt de la Cour d’appel de Fort-de-France mais, dans le mémoire ampliatif développant ses moyens de droit déposé dans le délai de quatre mois prévu par l’article 978 du code de procédure civile, il n’avait pas fourni la copie exigée par l’article 979 du même code de « la décision infirmée ou confirmée par la décision attaquée » ou, plus exactement il avait confondu deux décisions du tribunal d’instance. Quelques temps après l’expiration du délai de quatre mois, le greffe de la Cour de cassation se rendit compte de l’anomalie et en alerta l’avocat qui, le jour même, produisit le bon jugement du Tribunal d’instance de Fort de France. Le rapporteur désigné après cette rectification mentionna que la procédure lui semblait régulière et en état d’être jugée. Or, trois mois plus tard, un changement de rapporteur fut opéré et le nouveau ne partagea pas le même avis : il informa la requérante de l’intention de la Cour de cassation de relever d’office le moyen tiré de l’irrecevabilité du pourvoi pour défaut de production, dans le délai imparti pour le dépôt du mémoire ampliatif, de la décision confirmée par l’arrêt attaqué. L’avocat reconnut humblement l’erreur de production mais fit valoir dans ses observations qu’il s’agissait là d’une transmission entachée d’une erreur matérielle que l’article 979, alinéa 2, du code de procédure civile permet de régulariser. C’est ce que la Cour de cassation n’a pas voulu admettre par un arrêt du 11 mai 2017 qui déclara le pourvoi en cassation irrecevable. Il s’agissait là d’une nouvelle interprétation stricte de l’exception prévue par cet alinéa qui voit une abstention pure et simple de satisfaire à la formalité substantielle requise dans le délai prescrit, qui n’est pas réparable, là où le bon sens s’attendrait à trouver une transmission entachée d’une erreur matérielle réparable.

La Cour européenne des droits de l’homme a donc été amenée à se prononcer sur le point important de savoir si une telle intransigeance n’était pas constitutive d’une violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne qui garantit notamment le droit d’accès à un tribunal, de cassation en l’occurrence. Elle a décidé, mais seulement à la majorité de six voix contre une, que tel avait été effectivement le cas. Elle a certes admis que l’irrecevabilité dont le pourvoi avait été frappé d’office répondait au but légitime d’une bonne administration de la justice mais elle a jugé que, dans les circonstances particulières de l’espèce, elle était disproportionnée. La Cour relève plusieurs de ces circonstances particulières. Elle remarque que la simple confusion dans la transmission d’une pièce à la place d’une autre est une erreur minime qui ne révèle ni la désinvolture ni la volonté de dissimulation qui doivent être sanctionnées sur le plan procédural. Elle observe aussi que l’erreur ayant été réparée avant même la désignation du rapporteur qui avait trouvé un dossier complet, elle n’avait eu aucune incidence sur la bonne administration de la justice et sur la sécurité juridique. C’est surtout au titre de l’excès de formalisme que la Cour européenne des droits de l’homme tient à chapitrer la Cour de cassation. Elle lui reproche plus particulièrement d’avoir soulevé d’office la cause d’irrecevabilité à un stade avancé de la procédure, après qu’un rapport détaillé avait été déposé et à la suite d’un changement de rapporteur, et ce, alors même que le dossier avait été complété avec célérité dès la demande du greffe de la Cour de cassation. Or, selon la Cour de Strasbourg le droit interne n’imposait pas de relever d’office un tel moyen si bien que la règle procédurale a été appliquée comme une barrière empêchant de trancher une affaire pourtant prête à être jugée. La Cour de cassation, continue-t-elle, a donc effectué une interprétation et une application particulièrement rigoureuses de la règle procédurale en cause qui n’étaient pas nécessaires à la bonne administration de la justice et à la sécurité juridique et qui, à nouveau dans les circonstances particulières de l’espèce ont fait supporter à la requérante une charge excessive.

Dire que l’article 6, § 1, a été violé dans les circonstances particulières de l’espèce, c’est seulement reprocher à la Cour de cassation de n’avoir pas procédé à un contrôle de proportionnalité in concreto de l’application de l’article 979 du code de procédure civile : ce n’est pas remettre en question sa conventionnalité en tant que telle. Cette simple escarmouche est déjà insupportable aux yeux du nouveau juge luxembourgeois Pisani qui conclut une de ses premières opinions dissidentes de manière particulièrement nuancée en accusant ses collègues majoritaires un peu plus expérimentés d’avoir sapé par complaisance le principe de subsidiarité.

3 - Retour sur l’utilisation des notes blanches en matière de lutte contre le terrorisme

Les notes blanches sont des documents rédigés et utilisés par les services de renseignement afin de transmettre des informations à d’autres autorités qui ne sont ni datées ni signées et sont expurgées des indications qui permettraient d’identifier leur auteur et ses sources. Même si, en raison de ces caractéristiques, leur valeur probante est difficile à apprécier, elles sont utilisées pour lutter contre le terrorisme notamment pour permettre de justifier des assignations à résidence qui restreignent le droit à la liberté de circulation consacré par l’article 2 du Protocole n° 4. Par un arrêt Pagerie c/ France du 19 janvier 2023 (n° 24203/16, Dalloz actualité, 30 janv. 2023, obs. E. Maupin ; AJDA 2023. 103 ; RSC 2023. 193, obs. J.-P. Marguénaud ), la Cour européenne avait déjà décidé, dans le cadre d’un exercice de mise en balance plus favorable aux exigences de la lutte contre le terrorisme, que, dans la mesure où elles sont versées au débat contradictoire, les notes blanches permettent d’avoir une connaissance des éléments servant à justifier une assignation à résidence suffisante pour offrir les garanties procédurales exigées par la Convention. Dans l’affaire M.B c/ France du 5 décembre 2024 (n° 31913/21), elle vient d’apporter la même réponse à une autre personne assignée à résidence. On remarquera cependant que ce qui avait été dit des notes blanches dans l’arrêt Pacherie pour conclure à l’absence violation de l’article 2 du Protocole n° 4 a été utilisé dans l’arrêt M.B qui conclut lui aussi à la non-violation de cet article pour déclarer la requête irrecevable au regard de l’article 6, § 1, qui consacre le droit à un procès équitable.

Les décisions de comité

Comme pour les arrêts et décisions de comité, il existe semble-t-il un léger décalage entre le jour où ils sont rendus et celui où ils apparaissent sur le site hudoc, on fera ici écho à quatre décisions d’irrecevabilité du 17 octobre 2024 dont il n’a été trouvé trace que début novembre. Il s’agit de la décision R.Z. (n° 319/22) qui a déclaré manifestement mal fondée la requête d’un demandeur d’asile qui estimait contraire à l’article 3 sa situation d’extrême dénuement prolongée pendant trente-cinq mois ; de la décision El Marradi (n° 827/24) qui a réservé le même sort à la requête d’une mère qui se plaignait, au regard de l’article 8, du renouvellement de la mesure de placement éducatif temporaire auprès des services de l’aide sociale à l’enfance de sa fille mineure ; de la décision A.D (n° 30520) qui, toujours au regard de l’article 8, a également estimé manifestement mal fondée la requête d’un père qui se plaignait des incidences du changement du pays de résidence de la mère sur l’organisation des droits de garde et de visite. Il s’agit, dans un tout autre domaine, de la décision Aleksic (n° 38498/23) qui a déclaré irrecevable la requête d’un individu condamné pour blanchiment qui, invoquant l’article 1er du Protocole n° 1, s’insurgeait de la confiscation d’un de ses biens immobiliers ordonnée par le juge répressif.

Les affaires venues d’ailleurs

4 - Renforcement de la lutte contre la traite internationale des êtres humains et la servitude frappant les femmes

En décidant par son bel arrêt Rantsev c/ Chypre et Russie du 7 janvier 2010 (n° 25965/04, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; RSC 2010. 681, obs. D. Roets ) que, eu égard à l’obligation qui est la sienne d’interpréter la Convention à la lumière des conditions de vie actuelles, elle pouvait conclure purement et simplement que la traite des êtres humains relève de la portée de l’article 4, a), de la Convention européenne sans qu’il soit nécessaire de déterminer si de tels traitements constituent de l’« esclavage », de la « servitude » ou un « travail forcé ou obligatoire » au sens de ce texte rédigé en 1950, la Cour européenne avait marqué sa volonté de prendre à bras-le-corps un fléau qui ne s’est guère propagé qu’après la chute du mur de Berlin en 1989. Par un arrêt de grande chambre S.M c/ Croatie du 25 juin 2020 (n° 60561/14, RSC 2021. 158, obs. D. Roets ; RTD civ. 2020. 836, obs. J.-P. Marguénaud ) rendue dans une affaire où se posait parallèlement une question de prostitution forcée elle avait poursuivi la lutte si courageusement engagée en affirmant que la notion de traite des êtres humains s’applique à la fois à la traite nationale et à la traite transnationale même quand elle n’est pas liée à la criminalité organisée et en déclinant plus précisément les obligations procédurales nécessaires pour y faire face dont l’arrêt Rantsev n’avait fixé que les principes généraux.

L’arrêt F.M et autres c/ Russie du 10 décembre 2024 (n° 71671/16) a renforcé l’arsenal conventionnel de lutte contre la traite des êtres humains dans une affaire où des femmes étaient venues en Russie du Kazakhstan ou d’Ouzbékistan aux fins d’être exploitées en travaillant pendant plusieurs années au fond de magasins dans des conditions indignes que les autorités avaient eu tout loisir de soupçonner. Donnant un certain écho à l’idée que le contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022 est une sorte de champ d’expérimentation où la Cour peut aller d’autant plus loin qu’elle n’ a plus à faire d’effort pour ménager la susceptibilité de l’État défendeur, il a abouti à un constat de violation de l’article 4 au triple motif de l’absence de régime législatif approprié visant à interdire et à prévenir la traite des êtres humains, le travail forcé, la servitude et à en protéger les victimes ; du manquement à l’obligation de prendre des mesures opérationnelles pour protéger les requérantes et du manquement à l’obligation de mener une enquête effective. Surtout l’arrêt se distingue par un constat de violation résultant d’une combinaison inédite de l’article 4 combiné avec l’article 14 qui pose le principe de non-discrimination.

Eu égard aux principes généraux régissant l’application de l’article 14, la Cour a en effet estimé que l’inaction de l’État défendeur à honorer ses obligations positives imposées par l’article 4 équivalait à cautionner la traite, l’exploitation par le travail et la violence fondée sur le genre qui y est associée et reflétait une attitude discriminatoire envers les requérantes en tant que travailleuses étrangères en situation irrégulière. Elle ajoute que la passivité générale et discriminatoire des autorités russes avait créé un climat propice à la traite et à l’exploitation des femmes. L’arrêt F.M, qui évoque une discrimination fondée sur le genre plutôt que sur le sexe, a le grand mérite de mettre explicitement en évidence que si l’expression traite des êtres humains est au masculin pluriel, le fléau frappe plus souvent les femmes, qu’on les force à se prostituer ou à travailler dans de sordides ateliers.

5 - Poursuite de la lutte contre les violences domestiques

Depuis l’arrêt Opuz c/ Turquie du 9 juin 2009 (n° 33401/2002), la lutte contre les violences domestiques n’a cessé d’être au cœur de l’actualité de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Aux mois de novembre et décembre 2024, elle s’y trouvée encore davantage notamment en raison d’un arrêt Vieru c/ Moldavie du 19 novembre 2024 (n° 17106/18).

En l’espèce, une femme victime d’épisodes répétés de violences domestiques exercées par son mari malgré la mise en place de mesures de protection, avait fini par tomber du cinquième étage d’un immeuble. C’est son frère qui, après son décès, est allé devant la Cour de Strasbourg critiquer, au regard des articles 2, 3 et 14 de la Convention européenne, l’inadéquation des mesures adoptées par les autorités pour lutter contre des violences domestiques qui devaient la pousser vers la mort.

Il faut souligner un remarquable parallélisme entre la structure de cet arrêt et celle adoptée à quelques semaines d’écart dans l’arrêt F.M c/ Russie (supra n° 4) pour mieux mobiliser l’article 4 contre la traite des êtres humains qui frappe d’abord les femmes. Les constats de violation des articles 2 et 3 dressés par l’arrêt Vieru à la requête de la victime de violences domestiques, qui en l’occurrence étaient des violences psychologiques non comptabilisées et des violences physiques de faible intensité mais de longue durée, sont ici aussi justifiés par le manquement des autorités à leurs obligations positives de protéger la femme maltraitée par son mari et de mener une enquête effective. Surtout, il faut ici aussi remarquer un constat de violation de l’article 14 combiné cette fois avec les articles 2 et 3 consacrant le droit à la vie et prohibant les traitements inhumains et dégradants, parce que l’absence d’enquête sur les violences subies par la sœur du requérant pouvait avoir été motivée par une discrimination, fondée là encore sur le genre plutôt que sur le sexe, reflétant des attitudes culturelles qui, peut-être pas seulement en Moldavie, imprègnent à la fois la police et la société dans son ensemble. Même si l’expression violences domestiques est neutre, le fléau ici encore a tendance à frapper principalement les femmes.

L’arrêt Hasmik Khachatryan c/ Arménie du 12 décembre 2024 (n° 11829/16) se rapporte lui aussi à des violences conjugales subies sur une femme. S’il ne dénonce pas, lui, une discrimination fondée sur le genre, le constat de violation de l’article 3 qu’il établit n’en présente pas moins un intérêt de tout premier ordre. Pour caractériser le manquement des autorités arméniennes à leur obligation positive de mettre en place un cadre juridique permettant de punir effectivement toutes les formes de violence de domestique et d’offrir des garanties suffisantes aux victimes, il relève, notamment, un mécanisme d’amnistie tellement généreux qu’il dispense trop souvent les auteurs de violences domestiques de purger leurs peines et l’impossibilité pour les victimes de demander directement ou indirectement réparation du préjudice moral consécutif aux violences qu’elles ont subies. C’est d’ailleurs la première fois que la Cour affirme que l’article 3 de la Convention, interprété à la lumière de son objet et de son but, établit une obligation positive pour les États contractants de permettre aux victimes de violences domestiques d’obtenir réparation du préjudice moral subi.

L’arrêt M.S.D. c/ Roumanie du 3 décembre 2024 (n° 28935/21) qui constate une violation de l’article 8 de la Convention européenne qui consacre le droit au respect de la vie privée dans une affaire où un amoureux éconduit avait publié sur des sites internet proposant des services d’escorte des photographies de son ex-petite amie et des informations personnelles la concernant, offre un exemple intéressant de lutte contre les violences en ligne qui ne sont pas entièrement dénuées d’un caractère domestique.

6 - L’affirmation d’une « jurisprudence psychiatrique » de la Cour européenne des droits de l’homme

Les affaires concernant des personnes atteintes de troubles psychiatriques sont si nombreuses que l’on pourrait presque parler d’une jurisprudence psychiatrique de la Cour comme l’on a pu parler d’une jurisprudence environnementale ou plus récemment d’une jurisprudence covid-19 et même désormais d’une jurisprudence climatique. En novembre et décembre 2024 l’abondance est telle que cette dénomination semble justifiée.

Cette jurisprudence s’est enrichie de plusieurs arrêts qui se rapportent aux conditions matérielles dans lesquelles vivent les personnes atteintes de troubles psychiatriques qui ont été privées de liberté. Ainsi l’arrêt Clipea et Grosu c/ Moldavie du 19 novembre 2024 (n° 39468/17) a-t-il constaté une violation de l’article 3 en raison des conditions particulièrement sordides, insalubres et malodorantes, dans lesquelles étaient traités deux malades au cours de séjours temporaires dans un hôpital psychiatrique. Il est surtout remarquable pour avoir dressé un constat de violation de l’article 3 combiné avec l’article 8 parce que les autorités les avaient soumis à un traitement discriminatoire en raison de leur déficience intellectuelle. L’arrêt Lavorgna c/ Italie du 7 novembre 2024 (n° 8436/21) a lui aussi estimé constitutive d’un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 une mesure de contention normalement destinée à protéger un patient atteint d’un trouble psychiatrique contre lui-même parce que la nécessité de la prolonger pendant huit jours n’avait pas été démontrée. Le même constat de violation de l’article 3 complété par un constat de violation de l’article 5, § 1, qui garantit le droit à la liberté et à la sûreté a été établi par l’arrêt Kasachynska c/ Ukraine du 7 novembre 2024 (n° 79412/17) parce qu’une personne avait été internée pendant treize jours dans un hôpital psychiatrique où elle était attachée à son lit chaque fois qu’elle voulait aller quelque part sans raison comme si ce n’était pas de pouvoir aller quelque part sans raison qui est le propre de la liberté.

La capacité juridique des personnes atteintes de troubles psychiatriques a également retenu l’attention de la Cour de Strasbourg dans une affaire E.T c/ Moldavie du 12 novembre 2024 (n° 25373/16) relative à une femme frappée d’une incapacité totale en raison d’une schizophrénie paranoïde chronique qui, une fois sa santé mentale à peu près rétablie, avait été empêchée de demander le rétablissement de sa capacité juridique sans l’intermédiaire de sa tutrice ou de certains fonctionnaires. La Cour a jugé qu’une telle situation portait atteinte au droit d’accès à un tribunal consacré par l’article 6, § 1. Elle a également considéré que la requérante avait été victime d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée parce que les autorités avaient refusé de lui accorder les aménagements qu’elles accordent à d’autres malades pour les associer à des décisions significatives en fonction de leurs différents niveaux de déficience intellectuelle.

7 - La vitalité de la « jurisprudence carcérale » de la Cour européenne des droits de l’homme

L’indignité généralisée des conditions de détention dans les prisons de la plupart des États membres du Conseil de l’Europe a poussé la Cour européenne des droits de l’homme à développer une « jurisprudence carcérale » , reposant souvent sur des arrêts-pilotes assumés ou déguisés, dont le point culminant est peut-être le retentissant arrêt J.M.B. c/ France du 30 mai 2020 (n° 9671/15, Dalloz actualité, 6 févr. 2020, obs. E. Senna). Au cours de la période étudiée, elle a ajouté à cette jurisprudence prolifique deux arrêts rendus contre la Slovaquie le 12 décembre qui présentent chacun un intérêt particulier mais qui sont plus importants lorsque la Cour les envisage ensemble. L’arrêt Adamco c/ Slovaquie n° 2 (n° 55792/20) constate une violation de l’article 3 parce que, sans jamais tenir compte de l’évolution de son comportement, les autorités pénitentiaires avaient soumis un condamné à une longue peine à plus de 1 500 fouilles à nu approfondies ainsi qu’une violation de l’article 8 en raison de l’inspection dont ses documents avaient fait l’objet à plusieurs reprises sans aucun motif de croire qu’ils comprenaient quelque chose d’illégal. L’arrêt Ribar (n° 56545/21) présente l’originalité de se rapporter à la détention d’un avocat et de considérer que son isolement pendant plusieurs mois dans une cellule de huit mètres carrés n’avait pas constitué un traitement inhumain et dégradant notamment parce qu’il avait été réalisé à sa demande. Les deux arrêts réunis donnent à la Cour l’occasion de vérifier l’évolution de la situation depuis que, dans son arrêt Maslak c/ Slovaquie n° 2 du 31 mars 2022 (n° 38321/17), elle avait critiqué le fonctionnement des voies de recours disponibles pour contester les conditions de détention et de relever avec satisfaction qu’elle ne prêchait pas toujours dans le désert puisqu’elles sont devenues accessibles.

8 - Arrêts intéressant plus particulièrement la profession d’avocat

L’arrêt Ribar c/ Slovaquie (ci-dessus) intéresse un avocat en tant que justiciable comme un autre. L’arrêt Justine (supra n° 2) peut rassurer tous les avocats français qui se prennent un peu les pieds dans le tapis quand ils forment un pourvoi en cassation. D’autres rendus en novembre et décembre 2024 intéressent aussi directement la profession d’avocat.

Elle accordera sans doute une attention particulière, même s’il ne s’agit que d’un arrêt de comité, à l’arrêt Neziric c/ Bosnie-Herzégovine du 4 novembre 2024 (n° 4088/21) où la Cour de Strasbourg se dit particulièrement préoccupée par la protection du secret professionnel de l’avocat lorsque son téléphone portable est saisi et examiné dans le cadre d’une enquête pénale dirigée contre lui et dresse en conséquence un constat de violation de l’article 8 parce que, en l’espèce, le contenu de l’appareil d’un avocat soupçonné d’association de malfaiteurs avait été entièrement recopié, transféré et examiné en l’absence d’un membre du barreau et soumis à un filtrage réalisé sans le contrôle d’un juge.

Quant au droit à la liberté d’expression, la Cour a jugé dans l’affaire Afgan Mammadov c/ Azerbaïdjan du 14 novembre 2024 (n° 43327/14) qu’il avait été violé parce qu’un avocat avait été radié pour avoir porté plainte contre un confrère suspecté de corruption. Il faut noter que, au regard de l’article 46 de la Convention relatif à la force obligatoire et à l’exécution de ses arrêts, la Cour a estimé que le Comité des ministres était le mieux placé pour évaluer les mesures spécifiques à prendre pour parvenir à la restitutio in integrum que constituerait la réinscription au barreau. Cette réticence de la Cour à indiquer elle-même une mesure individuelle évidente, dont elle ne se départit qu’en de rares occasions comme dans celle du célèbre arrêt Assanidzé c/ Géorgie du 8 avril 2004 (n° 71503/01, AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ; D. 2004. 2534 , obs. C. Bîrsan ), est déroutante en dépit de ses justifications théoriques. Il faut répertorier enfin l’arrêt Associated Newspapers Limited c/ Royaume-Uni du 12 novembre 2024 (n° 37398/21) qui revient sur la question des honoraires de résultat supportés par la partie condamnée aux dépens qu’elle avait déjà abordée dans un arrêt M.G.N. Limited c/ Royaume-Uni du 18 janvier 2011 (n° 39401/04, Légipresse 2011. 83 et les obs. ; ibid. 83 et les obs. ; ibid. 165, comm. G. Gil ). La Cour estime ne pas disposer d’éléments suffisants pour s’écarter des conclusions qu’elle avait alors retenues et dresse un nouveau constat de violation de l’article 10 parce que ceux qui avait été mis à la charge de la société éditrice d’un journal dans une affaire de diffamation et d’atteinte à la vie privée étaient d’un montant excessif. En revanche l’obligation faite à la société de couvrir les primes d’assurance après événement souscrites par les plaignants victorieux n’a pas été jugée disproportionnée

9 - La prudence de la jurisprudence relative aux étrangers

Il arrive certes quelquefois que les mesures adoptées ou susceptibles d’être adoptées à l’égard des étrangers soient jugées contraires aux exigences de la Convention. C’est ainsi que l’arrêt M.I c/ Suisse du 12 novembre 2024 (n° 56390/21) a jugé que l’État défendeur violerait l’article 3, si sans nouvelle évaluation des risques, il expulsait un demandeur d’asile homosexuel vers l’Iran où les discriminations envers les personnes LGBT sont monnaie courante ; que l’arrêt Sharafane c/ Danemark du 12 novembre 2024 (n° 5199/23) a constaté une violation de l’article 8 parce que les perspectives de retour d’un étranger expulsé pour avoir été condamné pour des raisons graves étaient purement théoriques et irréalistes et que l’arrêt Martinez Alvarado c/ Pays-Bas du 10 décembre 2024 (n° 4470/21) a également jugé contraire à l’article 8 le refus d’accorder le regroupement familial à un adulte péruvien déficient intellectuel dont la vie quotidienne dépendait entièrement de ses quatre sœurs établies aux Pays-Bas. Cependant, démentant régulièrement les accusations de laxisme qui lui sont fallacieusement imputées en la matière, la Cour de Strasbourg se montre le plus souvent bienveillante à l’égard des États. C’est ainsi que, au cours de la période étudiée, elle a estimé : dans l’affaire Kumari c/ Pays-Bas du 10 décembre 2024 (n° 44051/20), que cette fois le refus d’accorder un regroupement familial n’était pas constitutif d’une violation de l’article 8 en l’absence d’une dépendance suffisante pour constituer une vie familiale entre adultes ; dans les affaires du 12 novembre 2024, Al Habeeb (n° 14171/23), Savuran (n° 3645/23) et Winther (n° 9588/21), toutes les trois contre le Danemark, que des immigrants expulsés pour avoir été pénalement condamnés n’avaient pas subi de violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale dans la mesure où l’interdiction de retour qui les frappait avait toutes les chances de ne pas être définitive ; dans l’affaire I.B.A. c/ Suisse du 26 novembre 2024 (n° 28995/20) que l’expulsion pour cinq ans d’un ressortissant tunisien père de trois enfants condamné pour fraude aux prestations sociales n’emportait pas non plus violation de l’article 8. Il faut surtout souligner que, par son arrêt El Aroud et Soughir c/ Belgique du 5 décembre 2024 (n° 25491/18), la Cour s’entête à délivrer une onction européenne à une proposition très controversée d’un ancien président de la République française en décidant que la déchéance de la nationalité de deux binationaux en raison de leurs condamnations pour des faits liés au terrorisme n’avait pas violé leur droit au respect de la vie privée et familiale.

10 - Actualité des droits indérogeables

L’article 2 de la Convention européenne, qui consacre le droit à la vie, a donné lieu a des constats de violation de son volet procédural dans l’affaire Vieru c/ Moldavie (déjà rencontré, supra n° 5) et dans l’affaire Roxana-Mihaelia Ionita c/ Roumanie du 5 novembre 2024 (n° 51309/20) parce qu’aucune enquête effective n’avait été mené sur l’incendie d’un immeuble où les parents de la requérante avaient péri. Des violations du volet substantiel ont été retenus dans l’affaire Svrtan c/ Croatie du 3 décembre 2024 (n° 57507/19) parce qu’une fillette de douze ans avait été victime collatérale d’une fusillade dans un contexte marqué par la forte prévalence de la détention illégale d’armes à feu et dans l’affaire Karadeniz c/ Turquie du 10 décembre 2024 (n° 35922/20) parce que des soldats avaient tiré sur deux personnes tentant de franchir la frontière turco-iranienne, tuant l’une, blessant gravement l’autre. En revanche, dans l’affaire A.P c/ Autriche du 26 novembre 2024 (n° 1718/21), la Cour n’a pas été choquée par la mort d’un soldat au cours d’une marche forcée par plus de trente degrés.

L’actualité de l’article 3 de la Convention européenne et de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants a déjà été presque entièrement exposée dans les rubriques consacrées à la jurisprudence psychiatrique (supra n° 6), à la jurisprudence carcérale (supra n° 7) ou aux violences domestiques (supra n° 5). Il reste néanmoins à faire état de l’arrêt Beley c/ Ukraine du 19 décembre 2024 (n° 2705/20) qui a dû constater une nouvelle fois, que son volet procédural avait été violé parce qu’aucune enquête n’avait été menée sur des brutalités policières et surtout de l’arrêt Y. c/ République tchèque du 12 décembre 2024 (n° 10145/22). Il remet à l’honneur la combinaison originale de l’article 8 et de l’article 3 inaugurée dans l’arrêt M.C. c/ Bulgarie du 4 décembre 2003 (n° 39272/98, RSC 2004. 441, obs. F. Massias ; RTD civ. 2004. 364, obs. J.-P. Marguénaud ) pour stigmatiser le viol même lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique pour pouvoir juger contraire à la Convention des rapports sexuels non consentis entre une jeune femme et un prêtre.

L’actualité de l’article 4 a déjà été présentée (supra n° 4) et l’article 7 n’en a pas eu.

11 - Actualité du droit à un procès équitable

L’article 6, § 1, qui consacre ce droit est souvent le plus représenté. Au cours de la période étudiée sa domination a été encore plus écrasante, peut-être parce que l’article 5 qui prévoit lui aussi des garanties procédurales était pour une fois aux abonnés absents. En première ligne dans les arrêts Justine c/ France et E.T c/ Moldavie (supra n° 2 et n° 6), il a également exposé les États défendeurs à des constats de violation dans les arrêts : Zarahiev c/ Macédoine du Nord du 5 novembre 2024 (n° 26760/22) parce que les autorités répressives avaient, selon toute évidence, traîné les choses jusqu’à ce que la personne poursuivie pour abus de fonction et fraude fiscale ait perdu l’immunité diplomatique que lui valait les fonctions de son épouse ; Zakrzewsky c/ Pologne du 14 novembre 2024 (n° 63277/19) parce que l’aggravation de la peine d’un condamnée était intervenue à la suite d’un pourvoi en cassation introduit par le ministre de la Justice alors qu’il avait déjà purgé plus de la moitié de sa peine initiale et se trouvait en libération conditionnelle ; l’arrêt NDI SOPOT S.A c/ Macédoine du Nord du 26 novembre 2024 (n° 6035/17, Dalloz actualité, 20 déc. 2024, obs. J. Jourdan-Marques) parce que les juridictions nationales n’avaient pas reconnu une sentence arbitrale rendue en faveur de la société requérante par la Chambre de commerce internationale ; Tsiolis c/ Grèce du 19 novembre 2024 (n° 6035/17) parce que, ici aussi, le formalisme des exigences procédurales relatives à l’introduction d’un recours avaient altéré l’essence même du droit d’accès à un tribunal ; Gaba c/ Italie du 17 décembre 2024 (n° 33369/17) parce que la décision définitive d’attribution d’un alpage avait été annulée pour permettre la construction d’une station-relais de radiodiffusion et X et autres c/ Slovénie du 19 décembre 2024 (n° 277746/22) en raison de l’inadéquation des critères des affaires en cas d’absence prolongée d’un juge.

En revanche, c’est par des constats de non-violation que se sont conclus les arrêts : Miron c/ Roumanie du 5 novembre 2024 (n° 37324/16) parce que, dans une affaire de faux et usage de faux, l’absence d’audition de certains témoins était due à l’attitude procédurale de la personne poursuivie ; Souroullas Kay et Zannetos c/ Chypre du 26 novembre 2024 (n° 1618/18) parce que le témoignage d’un complice dans une affaire de corruption n’avait pas faussé le procès ; Esperito Santo Silva Salgado c/ Portugal du 3 décembre 2024 (n° 30970/19) parce que l’on ne pouvait pas reprocher un défaut d’impartialité à une autorité administrative bancaire dont les déclarations de son gouverneur n’avaient, par ailleurs, porté aucune atteinte au droit à la présomption d’innocence du directeur responsable de l’effondrement spectaculaire d’une banque privée ; Keserashvili c/ Géorgie du 5 décembre 2024 (n° 11027/22) qui, tout en dénonçant le manque d’impartialité objective de la Cour suprême de Géorgie, a estimé que l’annulation de l’acquittement d’un ancien ministre de la Défense accusé de détournement de fonds n’était pas injuste.

Au regard de l’article 6, § 1, il faut également signaler la décision Ucar c/ Turquie du 12 décembre 2024 (n° 32565/23) qui déclare irrecevable la requête d’un commandant de char impliqué dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et les décisions du 7 novembre 2024, Dudek et Lazur (n° 41097/20) ; I.G. (n° 42668/21) et dix-neuf autres requêtes qui semblent annoncer la fin de « la crise de l’État de droit » en Pologne puisqu’elles procèdent à des radiations d’affaires relatives à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour suprême – qui était au cœur de la sulfureuse réorganisation judiciaire survenue entre 2018 et 2023 – dans lesquelles un règlement amiable avait été trouvé.

12 - Actualité du droit à la présomption d’innocence

En dehors de l’arrêt Esperito Santo Silva Salgado c/ Portugal déjà évoqué (supra n° 12), l’article 6, § 2, s’est seulement illustré par un constat de violation établi dans l’affaire Episcopo et Bassani c/ Italie du 19 décembre 2024 (n° 47284/16) parce que la confiscation de biens considérés comme des produits du crime avait été réalisée en dépit de l’abandon des poursuites pour prescription. L’arrêt a également considéré qu’une confiscation réalisée dans de telles conditions portait atteinte au droit au respect des biens consacré par l’article 1er du Protocole n° 1. Il a par ailleurs estimé que la procédure retenue en Italie pour mettre fin à une divergence de jurisprudences, en l’occurrence sur le point de savoir si une confiscation pouvait être ordonnée malgré l’extinction de l’action, ne violait pas le principe de sécurité juridique.

13 - Actualité du droit au respect de la vie privée et familiale et de ses colocataires

Déjà beaucoup sollicité dans des affaires déjà rencontrées qui concernait des étrangers (supra n° 9) ou les violences domestiques en ligne (supra n° 5), le premier des droits garantis par l’article 8 et ses colocataires, le droit au respect de la correspondance et le droit au respect du domicile, ont généré de nouveaux constats de violation pour des raisons tristement ordinaires : interdiction de contacts entre des enfants et leur mère dans une affaire de garde et de droit de visite (X et autres c/ Slovénie du 19 déc. 2024, n° 27746/22, auquel fait contrepoids l’arrêt Giannakopoulos c/ Grèce du 3 déc. 2024, n° 20503/20, qui lui n’a pas vu d’atteinte à l’art. 8 dans une autre procédure d’attribution de la garde des enfant) ; interception des appels téléphoniques d’un journaliste en vue de percer le secret de ses sources (Klaudia Czikos c/ Hongrie du 28 nov. 2024, n° 31091/16, qui, du même élan a également constaté une violation du droit à la liberté d’expression de la journaliste écoutée ) ; la désignation, un peu à la hussarde, du fils aîné comme tuteur de la mère (M.T.S. et M.J.S. c/ Portugal du 10 déc. 2024, n° 39848/19) ; perquisitions et saisies dans des locaux d’une association, maçonnique en l’occurrence, soupçonnée d’entretenir des relations avec la mafia (Grande Oriente d’Italia c/ Italie du 19 déc. 2024, n° 19550/17). Il faut noter l’originalité de l’arrêt Taganova c/ Géorgie et Russie du 17 décembre 2024 (n° 18102/04) rendu dans le contexte très particulier du conflit armé d’Abkhazie qui a opposé la Russie et la Géorgie en 2008. La Cour a jugé que, en déplaçant des personnes qui vivaient dans ce territoire depuis toujours ou en les obligeant à fuir, la Russie a violé à la fois leur droit au respect du domicile consacré par l’article 8 et leur droit au respect des biens garanti par l’article 1 du Protocole n° 1.

Ce sont peut-être les constats de non-violation de l’article 8 qui sont les plus significatifs car ils traduisent, face aux questions dites « de société » qui sont des questions morales et éthiques sensibles, la même prudence que ceux rencontrés en matière migratoire (supra n° 9). Ainsi l’arrêt R.F. et autres c/ Allemagne du 12 novembre 2024 (n° 45808/18) a-t-elle persisté dans son refus d’admettre que l’article 8 de la Convention exige qu’un parent d’intention qui est aussi le parent biologique de l’enfant doive bénéficier en droit interne d’une reconnaissance juridique immédiate et automatique de la qualité de parent écartant la nécessité d’une adoption pour l’opposer à une femme mère génétique de l’enfant biologique de sa compagne. De même, l’arrêt Lindholm and the Estate after Leif Lindholm c/ Danemark du 5 novembre 2024 (n° 25636/22), examinant la question du refus des transfusions sanguines dicté par des convictions religieuses en lisant l’article 8 à la lumière de l’article 9 comme venait de le faire l’arrêt de grande chambre Pindo Mulla c/ Espagne du 17 septembre 2024 (n° 15541/20, Dalloz actualité, 26 sept. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; Pindo Mulla c/ Espagne, AJDA 2024. 1743 ; AJ fam. 2024. 489, obs. A. Dionisi-Peyrusse ) a trouvé le moyen, en donnant un effet contraignant limité à une directive anticipée relative à un traitement médical, de s’écarter de la solution alors retenue en jugeant que l’administration d’une transfusion sanguine à un accidenté inconscient, portant sur lui une carte indiquant qu’il la refusait, n’avait pas violé la Convention.

14 - Actualité du droit à la liberté d’expression

Le droit à la liberté d’expression des journalistes et des avocats déjà évoqués (supra n° 1 et n° 8) a largement contribué à l’actualité de l’article 10 qui le consacre. Il ne reste plus guère à présenter que la décision Borzykh c/ Ukraine du 12 décembre 2024 (n° 11575/24) et l’arrêt Side by Side international film festival c/ Russie du 17 décembre 2024 (n° 32878/18). La décision déclare irrecevable la requête d’un ancien officier qui se plaignait de l’interdiction de porter en public le ruban de Saint-Georges, symbole commémorant les morts de la guerre qui est associé à l’armée soviétique et d’exprimer les jours de cérémonie sa fierté pour les services rendus sous les drapeaux par sa famille. La justification de cette décision est que la signification du ruban de de Saint-Georges a profondément changé dans le contexte du conflit armé ouvert par la Russie le 24 février 2022. L’arrêt dénonce au regard de l’article 10 le manquement de l’État d’empêcher les perturbations de festival de films LGBT.

15 - Actualité du droit à la liberté de réunion et d’association

Elle a été marquée par un constat de violation de l’article 11, jumelé à un constat de violation de l’article 10 établis par l’arrêt Kotov c/ Russie du 26 novembre 2024 (n° 49282/19) parce qu’une personne avait été condamnée à plusieurs amendes administratives et à de courtes peines d’emprisonnement parce qu’elle avait participé à plusieurs événements publics non autorisés et appelé par internet la population à s’y associer. Elle a été faite également par deux décisions d’irrecevabilité le 12 décembre 2024, Kaya c/ Turquie (n° 51194/19) et Feza Almaz et autres c/ Turquie (n° 55789/19) déclarées parce que les arrêts de travail qui avaient valu des sanctions disciplinaires à deux salariés étaient sans lien avec leur activité professionnelle et ne relevaient pas de leur liberté syndicale garantie par l’article 11 même s’ils avaient répondu à l’appel de leur syndicat de participer à une journée de mobilisation nationale de protestation contre le couvre-feu. Le travailliste qui nous lira sera peut-être davantage intéressé, voire choqué, par l’arrêt Hellgren c/ Finlande du 12 décembre 2024 (n° 52977/19) qui n’a pas cru devoir dresser un constat de violation de l’article 11 dans une affaire où une postière avait été privée de deux jours de salaire pour avoir refusé de participer à la formation de nouvelles recrues engagées pour contrecarrer un mouvement revendicatif imminent.

16 - Actualité du principe de non-discrimination

Sous sa modalité initiale procédant d’une combinaison de l’article 14 qui l’énonce avec les autres articles de la Convention, nous l’avons déjà vu à l’œuvre dans les affaires de lutte contre la traite des êtres humains (supra n° 4) ou contre les violences domestiques (supra n° 5). Par le jeu d’une combinaison de l’article 14 avec les articles 10 et 11 il a également permis dans l’arrêt Bakradze c/ Turquie du 7 novembre 2024 (n° 20592/21) de dénoncer la discrimination fondée sur son rôle au sein d’une organisation syndicale qui aurait expliqué les désillusions professionnelles d’une magistrate. La combinaison de l’article 14 avec l’article 2 du Protocole n° 1 qui consacre le droit à l’instruction n’a pas permis, en revanche, de décider, dans l’arrêt S. c/ République tchèque du 7 novembre 2024 (n° 37614/22 ) que le retard à réaliser des aménagements raisonnables pour des élèves autistes constituait une discrimination injustifiée fondée sur le handicap dans la mesure où les autorités n’avaient pas fermé les yeux sur leurs difficultés et s’étaient employées à trouver des solutions susceptibles d’y répondre.

Sous la modalité à la fois autonome et indépendante que lui a donné le Protocole n° 12, toujours privé de la ratification et même de la signature de la France, le principe de non-discrimination n’a pas non plus permis, dans l’arrêt Ferrero Quintana c/ Espagne du 26 novembre 2024 (n° 2669/19) de dénoncer la fixation à trente-cinq ans de l’âge maximal pour entrer dans la police auquel le requérant s’était heurté.

17 - Actualité du droit au respect des biens

Elle n’a pas été trépidante au cours des deux derniers mois de l’année 2024. L’article 1er du Protocole n° 1 qui le consacre n’était le seul en jeu que dans deux arrêts : Rybartsvy Trebon s.a et Rybartsvy Trebon s.a. Hld c/ République tchèque du 7 novembre 2024 (n° 18037/19) suivant lequel l’annulation, sans indemnisation de la privatisation de deux étangs de pisciculture, pour les rendre à deux paroisses de l’Église catholique auxquelles le régime communiste les avait confisquées, n’avait pas violé le droit au respect des biens des sociétés qui en étaient devenues propriétaires ; Ramaj c/ Albanie du 10 décembre 2024 (n° 17758/06) qui en dresse un constat de violation servant surtout à dénoncer un problème apparemment structurel touchant à l’enregistrement des titres de propriété en Albanie.

 

© Lefebvre Dalloz