Chronique CEDH : les prétentions de caractère civil dans les méandres de la procédure pénale
Les deux mois de la rentrée 2024 ont été marqués par deux arrêts de grande chambre relatifs au refus de transfusions sanguines en cas d’urgence médicale et à la formulation de prétentions civiles au cours d’une procédure pénale ainsi que par d’importants arrêts de chambre qui ont mobilisé l’article 4 aux fins d’éradication de la traite des êtres humains ; déployé un éventail de réponses à la question de la détention des mineurs non accompagnés ; attiré l’attention sur les conditions alarmantes sévissant dans des établissement d’aide sociale ; affiné la jurisprudence covid-19 de la Cour ou affronté le sempiternel contentieux russe. Les affaires spécifiquement françaises, quant à elles, ont permis de porter un regard européen sur la gestion de la crise des « Gilets jaunes » et de fermer les yeux sur quelques questions qui fâchent.
Affaires françaises
Au cours de la période étudiée, les arrêts de chambre concernant la France ont été une nouvelle fois fort peu nombreux puisque deux seulement ont été identifiés auxquels s’ajoutent une seule décision d’irrecevabilité. En revanche, une myriade d’arrêts et surtout de décisions de comité ont abordé, dans une discrétion un peu suspecte, des questions aussi inattendues que stimulantes.
Arrêts et décisions de chambre
1 - Prolongement européen de la crise des « Gilets jaunes »
Politiquement, toutes les conséquences que le puissant mouvement de protestation spontané survenu en France à l’automne 2018 a laissées n’ont peut-être pas encore été correctement mesurées. Juridiquement, il semble que l’on puisse commencer à se faire une idée de la pertinence de la gestion de la crise des « Gilets jaunes » par les autorités compétentes. On le doit à un arrêt Eckert c/ France du 24 octobre 2024 (n° 56270/21) rendu à la requête d’une conseillère municipale de Bordeaux élue en 2022, outrée d’avoir été condamnée à une amende forfaitaire de 150 € pour avoir participé, le 11 mai 2019, à une manifestation interdite par le préfet de la Gironde redoutant qu’elle ne favorise une réplique des affrontements violents avec les forces de l’ordre observés quelques mois plus tôt dans le centre-ville du chef-lieu de la région Nouvelle-Aquitaine. Étant bien entendu que les circonstances de l’affaire ne lui donnaient pas l’occasion de se prononcer, éventuellement au regard de l’article 3 prohibant les traitements inhumains ou dégradants, sur les brutalités policières qui ont notamment éborgné quelques manifestants, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, a décidé de l’examiner au regard du seul article 11 qui consacre le droit à la liberté de réunion pacifique. Caractérisant le mouvement de revendication des « Gilets jaunes » par sa faible structuration et par son absence de hiérarchisation, elle se livre à un certain nombre de rappels qui ne sont pas seulement utiles pour justifier la recevabilité de la requête de l’une de ses participantes. Ainsi, chacun pourra-t-il méditer que l’article 11 protège seulement la liberté de réunion pacifique si bien que les garanties de cette disposition s’appliquent à tous les rassemblements à l’exception de ceux où les organisateurs ou les participants sont animés par des intentions violentes, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique mais que, d’une part un défilé ne sort pas du champ d’application de l’article pour la seule raison qu’il existe un risque réel de troubles par suite d’événements échappant au contrôle des organisateurs et que, d’autre part, une personne dont les intentions demeurent pacifiques ne cesse pas de jouir du droit à la liberté de réunion pacifique au motif que d’autres personnes commettraient des actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles au cours de la manifestation. Comme beaucoup de personnes ayant répondu dans le pays tout entier aux appels de manifestation des « Gilets jaunes », Mme Eckert, à qui aucune violence n’avait été reprochée, n’avait aucunement renié les valeurs de la société démocratique. Elle pouvait donc prétendre aux garanties de l’article 11. Cependant, comme le droit qu’il consacre n’est qu’un droit relatif, l’ingérence que lui avait incontestablement fait subir la condamnation à 150 € d’amende pouvait se concilier avec les exigences de la Convention si elle satisfaisait au triple test bien connu de la légalité, de la légitimité et de la proportionnalité. C’est alors qu’il lui a fallu déchanter. Elle s’est en effet heurtée à un constat de non-violation de l’article 11 parce que les juges européens unanimes ont estimé : que l’interdiction de manifester, limitée dans l’espace et dans le temps, était prévue par une loi suffisamment claire et accessible au regard des exigences conventionnelles dans la mesure où les juridictions administratives ont précisé qu’une manifestation peut être interdite même en l’absence, comme en l’espèce, de déclaration préalable ; qu’elle poursuivait les buts légitimes de défense de l’ordre, de prévention des infractions et de protection des droits d’autrui compte tenu de la répétition d’incidents sérieux lors de manifestations de « Gilets jaunes » à Bordeaux ; que n’était pas disproportionnée l’amende de 150 € infligée à une manifestante qui avait refusé de quitter les lieux après y avoir été invitée et qui n’avait pas été arrêtée.
L’arrêt Eckert ne permet évidemment pas de conclure que la gestion de la crise des « Gilets jaunes » a été en tous points exemplaire. Il témoigne néanmoins d’une certaine compréhension de la Cour de Strasbourg envers les autorités qui ont dû y faire face.
2 - Liquidation des conséquences pécuniaires de l’application rétroactive du « délai Czabaj »
On se souvient que, par un retentissant arrêt Legros et autres du 9 novembre 2023, la Cour avait jugé attentatoire au droit à un procès équitable et au droit au respect des biens, respectivement garantis par l’article 6, § 1, et par l’article 1 du Protocole n° 1, l’application en cours d’instance du nouveau délai limitant dans le temps l’introduction d’un recours contentieux par une décision du Conseil d’État du 13 juillet 2016 connue sous le nom de « décision Czabaj ». Pour faire écho aux fracas, l’arrêt avait également chiffré les pertes que subirait l’État français sous forme de satisfactions équitables à verser, sur le fondement de l’article 41, aux requérants qui s’étaient heurtés à une application rétroactive du nouveau délai prétorien. Ainsi, quatre d’entre eux s’étaient-ils vu allouer chacun 3 000 € au titre de leur préjudice moral. Comme la question de la réparation du préjudice matériel de deux autres n’était pas en état, la Cour l’avait entièrement réservée.
Pratiquement un an plus tard, le 10 octobre 2024, elle a donc rendu, sur le fondement de l’article 41, un nouvel arrêt de satisfaction équitable Legros et Koulla (n° 72173/12) par lequel elle a rejeté la demande du premier nommé parce qu’il n’avait pas réussi à chiffrer le préjudice consécutif à la perte de chance d’obtenir la rétrocession du bien préempté inhérente à l’application en cours d’instance du délai Czabaj et accordé, dans le cadre d’une appréciation globale, 6 000 € en réparation du préjudice matériel de la seconde qui n’avait pourtant pas bien réussi à établir la mesure dans laquelle l’application rétroactive du délai l’avait empêchée d’obtenir le remboursement de frais de santé.
3 - Captation des données des utilisateurs d’EncroChat
Les impératifs de la lutte contre la criminalité numérique obligent souvent la Cour à s’intéresser aux systèmes de communication chiffrée ou cryptée. On se souvient surtout de l’arrêt de grande chambre Yüksel Yalcinkaya c/ Turquie du 26 septembre 2023 (n° 15669/20, RSC 2024. 161, obs. D. Roets
) qui s’était penché sur la grave question de savoir si les utilisateurs de la messagerie cryptée ByLock pouvaient d’emblée tomber sous le coup de l’incrimination d’appartenance à une organisation terroriste armée. Dans l’affaire A. L et E. J. c/ France du 17 octobre 2024 (n° 44715/20), ce sont les utilisateurs de l’entreprise néerlandaise de télécommunication chiffrée EncroChat, dont les activités devaient d’ailleurs cesser en 2020, qui l’ont saisie pour se plaindre, au regard de l’article 8 garant du droit au respect de la vie privée, de la captation de leurs données en vue de leur transmission aux autorités de poursuite britanniques. Cependant l’affaire ne permettra pas de se faire une idée de la conventionnalité des mesures adoptées par la France pour conjurer les dangers inhérents à l’utilisation de ces moyens de communication électronique puisque les requêtes ont été déclarées irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes.
Décisions de comité
L’identification des arrêts de comité concernant la France, dont il a été estimé pertinent de faire état dans cette chronique bimestrielle, s’apparente à un jeu de piste où l’on ne gagne pas toujours. Grâce aux communiqués du greffe, il est assez facile de savoir quel jour il en sera rendu. En revanche, lorsqu’ils existent, il faut faire face à des dysfonctionnements rares mais irritants du moteur de recherche hudoc et s’engager dans un labyrinthe où il est plus facile de s’égarer en cliquant que d’accéder aux contenus des arrêts et surtout des décisions de comité en grand danger de rester inexplorées. Pour septembre-octobre, quelques pièges électroniques ont été déjoués si bien que la cueillette est abondante puisqu’elle peut comprendre désormais non seulement les arrêts de comité mais également les décisions de comité déclarant des requêtes irrecevables.
Certaines décisions rendues par trois juges unanimes méritent à peine d’être citées, il est vrai. Tel est le cas des décisions Ait Kassi du 5 septembre 2024 (n° 50133/19) ; Trabelsi du 10 octobre 2024 (n° 13536/23) et SAM TM Transports du 24 octobre 2024 (n° 33851/23) qui, sur le fondement de l’article 37, ont décidé de rayer des requêtes du rôle parce que le gouvernement s’était engagé par déclaration unilatérale à réparer les conséquences d’une violation ou encore les décisions Duraku du 12 septembre 2024 (n° 26505/19) ; Dawes du 3 octobre 2024 (n° 57620/19) ; Simon du 3 octobre 2024 (n° 31082/23) ; Riquier du 17 octobre 2024 (n° 200893/23) et Union des Assurances mutuelles Monceau du 24 octobre 2024 (n° 20224/18) qui, au regard de l’article 35, ont respectivement déclaré irrecevables, pour défaut manifeste de fondement, les requêtes d’un demandeur de titre de séjour, d’un trafiquant de drogue, d’un demandeur d’établissement de la filiation par la possession d’état, d’une personne civilement condamnée après une relaxe et d’une compagnie de réassurance condamnée à une amende de 100 000 €.
D’autres décisions ayant conclu à l’irrecevabilité des requêtes sur le fondement du même article 35, sont intellectuellement stimulantes en raison de l’originalité des questions qu’elles ont abordées. On peut les présenter en distinguant celles qui ont déclaré les requêtes manifestement mal fondées, celles qui les ont déclarées irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes et celles qui ont estimé que le grief était incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de cet article.
Dans la première série figurent les décisions Le Dall du 12 septembre 2024 (n° 21655/23) qui n’ a pas su trouver le supplément d’humanité nécessaire pour juger qu’une personne pénalement condamnée pour aide à un étranger en situation irrégulière avait été victime d’une violation du droit au respect de sa vie privée et de son droit à la liberté de pensée et de conscience ; Hyot et Carnival PLC du 17 octobre 2024 (n° 1104/23) qui s’est également montrée sans pitié mais dans un tout autre registre, à l’encontre d’un capitaine de navire condamné pour avoir commis le délit de pollution atmosphérique maritime ; APNEL du 3 octobre 2024 (n° 42156/23) qui a déçu l’espoir d’une association pour le naturisme en liberté de faire reconnaître, au regard du droit à la liberté d’expression, que la simple nudité ne doit pas être assimilée à une exhibition sexuelle pénalement répréhensible ; Shri Ram Chandra Mission du 3 octobre 2024 également (n° 24477/23) qui n’a pas voulu apaiser le courroux d’une association enseignant le yoga et la méditation à cœur ouvert qui avait fort mal pris les termes utilisés dans trois rapports d’activité de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Toujours au chapitre terminologique, il faut signaler l’intérêt de la décision Biakiewicz du 3 octobre 2024 (n° 30390/23) qui, pour déclarer irrecevable la requête d’une personne estimant que la condamnation civile dont elle avait été frappée portait atteinte à son droit à la présomption d’innocence, fait observer que le terme acolyte qui lui avait été accolé ne signifie pas complice pénalement condamnable comme l’auteur de l’infraction.
Dans la seconde série composée de décisions où la Cour laisse entendre que la réponse aurait pu, cette fois, être favorable aux requérants s’ils avaient su mieux s’y prendre ou s’y prendre avec moins de précipitation, on trouve les décisions Bodin et autres du 17 octobre 2024 (n° 51613/21) et Peyraube du 3 octobre 2024 (n° 321/24). La première, qui fait écho à l’arrêt Executief van de muslims von België c/ Belgique du 13 février 2024 (n° 16760/22, AJDA 2024. 298
; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2024. 711
, note J.-P. Marguénaud
; ibid. 1489, obs. N. Reboul-Maupin et Y. Strickler
) admettant la conventionnalité de l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement préalable réversible, se rapporte à l’absence de traçabilité de la viande issue de bêtes abattues selon les méthodes religieuses traditionnelles et constate plutôt une maladresse procédurale des requérants dont les convictions éthiques s’opposent à la consommation de tels produits. Quant à la seconde, elle servira à avertir les praticiens du droit qu’ils ne doivent plus commettre la maladresse de saisir la Cour avant d’avoir exercé le recours indemnitaire prévu à l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire qui permet aux justiciables de rechercher la responsabilité de l’État à raison d’un fait ou d’une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi. En effet, ce recours, longtemps considéré comme inutile et inadéquat est devenu une voie de recours dont l’article 35 exige l’épuisement préalable depuis la décision Giummarra du 21 juin 2001 dont, apparemment, l’existence tarde à être connue.
Quant aux décisions de comité qui ont déclaré des requêtes irrecevables parce que le grief était incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, elles sont précieuses pour avoir rappelé ou livré des éléments se rapportant à la personnalité juridique des sociétés et des groupements. La décision Société Alten du 28 septembre 2024 (n° 25054/23) qui se rapporte à la saisie par l’Autorité de la concurrence des documents des salariés d’une entreprise a refusé la qualité de victime à la société requérante qui les employait en rappelant que faire abstraction de la personnalité juridique d’une société se justifie seulement dans des circonstances exceptionnelles. De son côté, la décision Fédération Sud Santé Sociaux du 3 octobre 2024 (n° 31034/23), partant de l’idée que la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis, a dénié la qualité de victime à une personne morale qui se plaignait de l’absence de personnalité juridique d’autres groupements à savoir les comités sociaux d’établissement de la fonction publique qui évoquent les comités d’établissement à l’origine de l’arrêt de la Cour de cassation du 28 janvier 1954 célèbre pour avoir consacré la théorie de la réalité technique des personnes morales.
Affaires venues d’ailleurs
Il conviendra de mettre en exergue les deux arrêts de grande chambre rendus au cours de la période étudiée avant de rendre compte de la soixantaine d’arrêts et décisions de chambre.
Arrêts de grande chambre
4 - Les transfusions sanguines d’urgence réalisées contre la volonté du patient
Dans l’affaire Pinda Mulla c/ Espagne du 17 septembre 2024 (n° 15541/20, Dalloz actualité, 26 sept. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; AJ fam. 2024. 489, obs. A. Dionisi-Peyrusse
), la Cour européenne, qui s’était déjà prononcée à de nombreuses reprises dans des affaires où les convictions religieuses de Témoins de Jéhovah étaient en jeu, a été confrontée pour la première fois à la question de savoir comment concilier, lorsqu’il y a urgence médicale, leur volonté de refuser les transfusions sanguines et la protection du droit à la vie. Estimant qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation d’une telle urgence faites par les médecins, la Cour se limite à se prononcer sur la conformité aux exigences de la Convention du processus décisionnel qui avait abouti à administrer plusieurs transfusions sanguines à une patiente en grand danger de succomber qui avait clairement manifesté au préalable son refus d’être sauvée par ce moyen. Se référant à l’esprit de la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine du 4 avril 1997, elle précise que lorsque, malgré la mise en œuvre de mesures raisonnables, le médecin – ou, le cas échéant, la juridiction saisie – se trouve dans l’impossibilité d’établir dans toute la mesure nécessaire que le refus d’un traitement médical vital correspond bien à la volonté du patient, c’est l’obligation de protéger la vie du patient par l’administration de soins essentiels qui devrait prévaloir. En l’espèce, c’est cependant le droit de ne pas recevoir de transfusions sanguines découlant du droit à l’autonomie personnelle raccordé à l’article 8 par le célèbre arrêt Pretty c/ Royaume-Uni du 29 avril 2002 qui aurait dû prévaloir pour une raison majeure et particulièrement éclairante : tout, en l’espèce, n’avait pas été fait pour permettre aux autorités judiciaires et médicales, qui avaient dû faire face à l’urgence, d’être informées des souhaits que la patiente en danger avait clairement exprimés dans des directives anticipées.
5 - Les prétentions de caractère civil dans les méandres de la procédure pénale
Tous les États membres du Conseil de l’Europe ne permettent pas aux victimes de formuler des prétentions civiles dans le cadre d’un procès pénal et les exigences conventionnelles ne le leur imposent pas. La plupart, cependant, l’admettent mais de manière si disparate que de délicates questions ont surgi au regard de l’article 6, § 1, qui consacre le droit à un procès équitable. Il en existe principalement deux : la constitution de partie civile constitue-t-elle une contestation sur des droits et obligations de caractère civil dont dépend l’applicabilité de l’article 6, § 1, et, dans l’affirmative, le droit d’accès à un tribunal qui est une des garanties offertes par ce texte est -il violé lorsque la clôture de la procédure pénale a empêché de se prononcer sur les intérêts civils. L’arrêt Fabbri et autres c/ Saint-Marin du 24 septembre 2024 (n° 6319/21, Dalloz actualité, 11 oct. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon), qui n’a relevé aucune violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6, § 1, a permis à la Cour de préciser les réponses qu’elle avait déjà commencé à apporter à ces questions.
Quant à la première, elle a redit que l’applicabilité de l’article 6, § 1, était exclue lorsque la constitution de partie civile tend à des fins exclusivement répressives ; lorsque qu’elle se confond avec une actio popularis et lorsque la prétention civile est invoquée parallèlement devant une autre juridiction. L’applicabilité ne fait aucun doute lorsque le but est d’obtenir devant la juridiction répressive la réparation du préjudice causé par l’infraction. Cependant, l’arrêt Fabbri a cru devoir préciser que c’était à condition que la personne concernée invoque et/ou agisse pour faire valoir le droit de caractère civil par le canal approprié et conformément aux principes du cadre juridique interne, ce qui revient à exiger une constitution de partie de civile respectant strictement le formalisme le plus étroit.
Quant à la question de l’atteinte au droit d’accès à un tribunal lorsque la clôture de la procédure pénale a empêché de se prononcer sur les intérêts civils, elle a donné lieu à la précision suivante : « le fait que la clôture de la procédure pénale empêche qu’une décision soit rendue relativement à des prétentions de caractère civil dans le cadre de cette procédure pénale ne s’analyse pas, en règle générale, en une atteinte au droit d’accès à un tribunal si la clôture de cette procédure est fondée sur des motifs légaux qui ne sont pas appliqués de manière arbitraire ou déraisonnable, et si le requérant disposait ab initio d’une autre voie de recours propre à lui permettre d’obtenir une décision sur ses prétentions de caractère civil ». Cependant la Cour réserve le cas exceptionnel dans lequel la clôture est due à un grave dysfonctionnement du système judiciaire. Alors le justiciable qui n’aurait pas contribué lui-même a créer la situation critique pourrait être victime d’une atteinte à la substance de son droit d’accès à un tribunal.
Arrêts et décisions de chambre
6 - La mobilisation de l’article 4 pour lutter contre la traite des êtres humains
On se souvient que par son grand arrêt Rantsev c/ Chypre et Russie du 7 janvier 2010 (n° 25965/04, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss
; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre
; RSC 2010. 681, obs. D. Roets
), la Cour de Strasbourg avait eu l’audace d’affirmer que, eu égard à l’obligation qui est la sienne d’interpréter la Convention à la lumière des conditions de vie actuelles, il n’était pas nécessaire de déterminer si les traitements caractérisant le fléau de la traite des êtres humains apparu après la chute du mur de Berlin en 1989 constituaient de l’« esclavage », de la « servitude » ou un « travail forcé ou obligatoire » interdits par l’article 4 de la Convention signée en 1950 et elle avait conclu purement et simplement qu’en elle-même, la traite d’êtres humains, au sens de l’article 3, a), du Protocole de Palerme et de l’article 4, a), de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe, relève de la portée de l’article 4 de la Convention. Cette réécriture d’office de l’article 4, pour l’adapter aux sordides réalités contemporaines, avait déjà justifié la mise à la charge des États des obligations positives procédurales nécessaires pour que leurs engagements à combattre la traite des êtres humains ne restent pas théoriques et illusoires.
Deux arrêts rendus au moins d’octobre témoignent de la volonté de la Cour d’obliger les États à tout mettre en œuvre pour élucider les affaires qui pourraient s’inscrire dans le cadre d’un trafic des êtres humains. Ainsi l’arrêt T. V c/ Espagne du 10 octobre 2024 (n° 22512/21) a dressé un constat de violation de l’article 4 en raison d’un manquement flagrant des autorités à leur obligation d’enquêter, y compris en coopérant avec les autorités d’autres États, sur des allégations graves de traite des êtres humains formulées par une Nigériane contrainte de se prostituer. L’arrêt B. B c/ Slovaquie du 24 octobre 2024 (n° 48587/21) est parvenu à la même conclusion parce que les autorités slovaques avaient limité leurs investigations aux points pertinents pour la qualification des actes de l’auteur de l’infraction sous l’angle du proxénétisme sans chercher à savoir si celle beaucoup plus grave de traite des êtres humains n’était pas constituée. En somme la Cour fait tout pour faire comprendre que, en la matière, l’organisation compte encore plus que le crime.
7 - Les conditions de vie alarmantes dans les établissements d’accueil de personnes vulnérables
Faisant écho à la révélation par le journaliste Victor Castanet des conditions de vie indignes de certains pensionnaires d’un groupe français d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, l’affaire Validity Foundation au nom de T. J. c/ Hongrie du 10 octobre 2024 (n° 31970/20) a donné à la Cour de Strasbourg l’opportunité de se prononcer sur les conditions d’existence sordides d’autres personnes vulnérables vivants dans des établissements spécialisés. En l’espèce, une jeune femme atteinte de déficience intellectuelle, Mme T. J. était morte dans une institution d’aide sociale gérée par l’État parce que, selon toute vraisemblance, une pénurie de personnel et l’insuffisance des moyens thérapeutiques et médicaux, connues depuis longtemps, n’avaient pas permis de lui administrer les soins nécessaires.
L’arrêt est intéressant parce qu’il a dressé un double constant de violation de l’article 2 consacrant le droit à la vie parce que les autorités avaient manqué à leur obligation de fournir le niveau de protection requis pour prévenir la détérioration de l’état de santé de l’intéressée et son décès prématuré d’une part, et d’autre part, parce que l’absence de réaction appropriée à la dénonciation de graves défaillances structurelles attentatoires aux droits de l’homme dans le fonctionnement de l’établissement n’était pas compatible avec l’obligation procédurale découlant de l’article 2.
Il l’est sans doute davantage encore du point de vue de la procédure européenne. En l’espèce, l’état de santé de l’intéressée avait bien conduit l’État à lui désigner un tuteur mais, représentant aussi vingt-six autres résidents, il n’avait eu ni l’idée ni le temps d’attirer l’attention des tribunaux sur son sort et ses fonctions avaient de toute façon cessé à son décès. En revanche, l’association Validity Foundation avait intenté un recours collectif devant les tribunaux pour contester les conditions de vie dans le foyer, déposé une plainte pénale pour obtenir des comptes sur la situation de Mme T. J. et, après son décès, avait étendu sa plainte pour en faire éclaircir les circonstances. Aussi, face à de telles circonstances exceptionnelles où les carences des mécanismes de représentation des personnes vulnérables pourraient conduire à l’empêcher d’examiner de graves allégations de violation des droits de l’homme, la Cour a estimé, dans le prolongement de l’essentiel arrêt de grande chambre Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Campeanu c/ Roumanie du 17 juillet 2014 (n° 47848/08) rendu dans une affaire où une personne extrêmement vulnérable n’avait même pas été pourvue d’un tuteur, que l’association Validity Foundation ayant manifesté de l’intérêt pour Mme T. J. de son vivant devait se voir reconnaître la qualité pour la représenter devant elle.
8 - La détention prolongée des migrants mineurs non accompagnés
Parmi les innombrables difficultés que les efforts déployés par les États membres du Conseil de l’Europe pour lutter contre l’immigration irrégulière soulèvent, au regard des droits de l’homme, celle tenant à la détention prolongée, dans des conditions généralement sordides, de mineurs non accompagnés est une des plus préoccupantes puisque comme l’a fort bien mis en lumière l’arrêt Mubilanzila Mayeka c/ Belgique du 12 octobre 2006 (n° 13178/03, AJDA 2007. 902, chron. J.-F. Flauss
; D. 2007. 771
, note P. Muzny
; Rev. crit. DIP 2008. 35, étude C. Cournil
) ils relèvent incontestablement de la catégorie des personnes les plus vulnérables de la société. La Cour en tire donc la conséquence que lorsqu’ils sont pris dans l’angoisse et le tumulte d’une immigration illégale, leur extrême vulnérabilité doit prédominer sur leur qualité d’étranger en séjour irrégulier. Elle a eu de nombreuses occasions de faire avancer cette idée dans des affaires concernant Malte dont la situation géographique l’expose à voir arriver des multitudes d’immigrants africains. Une affaire J. B et autres c/ Malte du 22 octobre 2024 (n° 1766/23), concernant la détention pendant deux mois puis quatre mois, dans les centres de détention de Hal Far et de Safi, de six jeunes bangladais qui avaient été d’abord secourus en mer, vient de lui en fournir une autre. L’arrêt présente tout d’abord un intérêt pédagogique en jugeant que les mêmes conditions précaires de détention étaient constitutives de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention européenne à l’égard des cinq jeunes non accompagnés qui étaient mineurs mais qu’elles n’atteignaient pas le seuil de gravité nécessaire pour rendre cet article applicable au bénéfice de celui des six qui ne l’étaient plus. La Cour a également constaté qu’il n’existait toujours pas à Malte de recours effectif pour les griefs tirés des conditions de détention des migrants sous l’angle de l’article 3 et déploré que, profitant d’un vide juridique, les autorités se dispensent de respecter les exigences de l’article 5 consacrant le droit à la liberté et à la sûreté et le droit pour toute personne privée de liberté d’introduire un recours devant un tribunal afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention. En conséquence, elle a considéré, en fonction de l’article 46, que des mesures générales s’imposaient et, sans lui impartir de délai, elle a appelé le gouvernement à veiller à ce qu’une législation soit adoptée de manière à combler les lacunes procédurales constatées. L’arrêt J. B et autres c/ Malte entre donc dans la catégorie des arrêts quasi-pilotes.
9 - Encore la pandémie de covid-19
Le coronavirus semble s’être épuisé mais le contentieux européen qu’il a suscité ne l’est pas encore. C’est ainsi que la Cour s’est prononcée par un arrêt S. M c/ Italie du 17 octobre 2024 (n° 16310/20) sur la requête d’un détenu handicapé vulnérable souffrant de différentes pathologies liées au VIH qui reprochait aux autorités de ne pas l’avoir suffisamment protégé contre les risques de contracter la covid 19 notamment en le maintenant en détention pendant la pandémie. Alors que jusqu’ici, elle s’était montrée intransigeante sur le respect de la condition d’épuisement des voies de recours internes par des requérants qui se plaignaient d’atteintes à leurs droits conventionnels provoquées par les mesures sanitaires adoptées pour faire face à la crise (v. par ex., la décision Thévenon c/ France du 6 octobre 2022, n° 46061/21), elle fait preuve ici d’un peu plus de souplesse en admettant que la décision du requérant de s’adresser à elle sans attendre l’issue du recours introduit devant les juridictions internes était justifiée compte tenu de l’incertitude sur le temps que la juridiction compétente submergée devrait prendre pour se prononcer. Sur le fond, en revanche, la Cour a conclu à une non-violation de l’article 3 parce que les autorités lui avaient administré des soins adéquats et lui avaient recherché un logement alternatif et surtout parce que son maintien en détention ne pouvait être considéré comme un traitement inhumain ou dégradant. Sans grande surprise, l’arrêt Central Unitaria de Traballadores c/ Espagne du 17 octobre 2024 (n° 49363/20) a estimé, de son côté, que l’interdiction d’une manifestation syndicale pendant le pic de la pandémie n’avait entraîné, dans ces circonstances difficiles, aucune violation du droit à la liberté de réunion pacifique consacré par l’article 11.
10 - Le contentieux russe toujours plus abondant
Plus s’éloigne la date du 16 septembre 2022 à partir de laquelle la Russie a cessé d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme, plus sont nombreuses les affaires russes relatives à des violations commises avant cette date que la Cour de Strasbourg est toujours habilitée à juger en vertu de l’article 58 de la Convention. À l’évidence, le contentieux russe finira bien par se tarir un jour mais la période septembre-octobre 2024 a donné l’impression contraire qu’il est en pleine effervescence. Ce sont surtout les arrêts de comités qui la révèlent puisqu’au début du mois de septembre ils ont été près de quarante, regroupant parfois plusieurs dizaines de requérants, à dresser des constats de violation. Les arrêts de chambre, auxquels il faut s’en tenir ici, sont évidemment moins nombreux mais ils sont très significatifs.
Il s’agit de l’arrêt Dianova et autres du 10 septembre 2024 (n° 21286/15) qui a constaté, un peu pêle-mêle, une violation de l’article 11 en raison de l’arrêt forcé d’une grève de la faim entreprise dans un lieu public pour protester contre le traitement infligé à un détenu dans une colonie pénitentiaire ; des violations des articles 10, 5, § 1, et 6, § 1, à cause de l’interruption du tournage d’un documentaire satirique sur le président Poutine puis de l’arrestation de ses réalisateurs. Il s’agit aussi de l’arrêt Kobaliya du 22 octobre 2024 (n° 39446/16) qui stigmatise au regard de l’article 8 consacrant le droit au respect de la vie privée, de l’article 10 et de l’article 11 une obligation de s’enregistrer comme agents étrangers, imposée de manière arbitraire à un nombre toujours plus élevé de médias, d’ONG et d’individus, qui a fait naître un dangereux climat de suspicion et de méfiance. Il s’agit encore de l’arrêt Gadzhiyev et Gostev du 15 octobre 2024 (n° 73585/14) qui a constaté une violation du droit à la liberté d’expression parce que des agents de l’État qui s’étaient exprimés publiquement sur des questions d’intérêt général relatives à la sécurité avaient été licenciés ou révoqués. Il s’agit enfin de l’arrêt Sholsberg du 3 septembre 2024 (n° 32648/22) qui a constaté une violation du droit à des élections libres consacrées par l’article 3 du Protocole n° 1 parce qu’un candidat avait été frappé d’une interdiction de se présenter à la Douma pour avoir participé à une manifestation pacifique en faveur d’Alexeï Navalny.
11 - Actualité des droits indérogeables
Les droits auxquels, selon l’article 15, aucune dérogation ne peut être apportée en cas d’état d’urgence sont, comme on le sait, ceux relevant de l’article 4, § 1, qui ont déjà été abordés (supra n° 6), le droit à la vie (art. 2), le droit à ne pas subir de torture ou de traitements inhumains (art. 3) et ceux découlant de l’article 7 reprenant le principe « pas de peine sans loi ».
Le droit à la vie a donné lieu à deux constats de violation s’ajoutant à celui déjà mentionné (supra n° 7) dans les arrêts Bagirova c/Azerbaïdjan du 10 octobre 2024 (n° 9375/20) rendu à la requête d’une femme soupçonnant les agents de l’État d’avoir délibérément tué son frère et reprochant aux autorités de n’avoir pas mené d’enquête effective sur les circonstances du décès et Haugen c/ Norvège du 15 octobre 2024 (n° 59476/21, où a également été relevée une violation de l’art. 13 consacrant le droit à un recours effectif) relatif à un nouveau suicide de détenu souffrant de troubles mentaux. En revanche, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas eu d’atteinte au droit à la vie dans des cas de décès survenu au cours d’une intervention chirurgicale (29 oct. 2024, Harutyum Karapetyan c/Arménie, n° 53081/14) et de renvoi de demandeurs d’asile (22 oct. 2024, Y. c/ Suisse, n° 9577/21, qui constate aussi l’absence de violation de l’art. 3).
L’actualité de l’article 3 a été marquée par d’importants constats de violation en raison : de graves défaillances dans la réponse procédurale apportée à une allégation de viol (15 oct. 2024, Daugaard Sorensen c/ Danemark, n° 25650/22) ; de brutalités policières (8 oct. 2024, Isik c/ Turquie, n° 42202/20) ; d’interdiction faite à des réfugiés de débarquer (8 oct. 2024, M. A et Z. R c/ Chypre, n° 39090/20) ; d’expulsion d’un ressortissant syrien de l’Allemagne vers la Grèce en vertu d’un accord administratif entre les deux pays (15 oct. 2024, H. T c/ Allemagne, n° 12337/19, qui applique aussi l’art. 5, consacrant le droit à la liberté et à la sûreté, pour constater que son § 4 avait été violé) et des conditions de détention d’un ancien procureur général (10 oct. 2024, Eldar Hasanov c/ Azerbaïdjan, n° 12058/21, qui conclut aussi à une violation de l’art. 5, § 3) et d’un condamné à la perpétuité incompressible (10 oct. 2024, Medvid c/ Ukraine, n° 7453/23).
Quant à l’article 7, il s’est signalé par une décision d’irrecevabilité dans une affaire Longo c/ Italie du 12 septembre 2024 (n° 35780/18) parce qu’une injonction de démolition d’un entrepôt agricole illégalement construit n’est pas une peine au sens du droit pénal mais une mesure réparatrice et par un constat de non-violation dans une affaire Cesarano c/ Italie du 17 octobre 2024 (n° 71250/16) parce qu’un condamné avait choisi à contretemps une procédure abrégée en échange d’une réduction de peine.
12 - Actualité du droit à la liberté et à la sûreté
L’essentiel de l’actualité du droit consacré par l’article 5 s’étant concentrée dans des affaires déjà mises en exergue (supra nos 8, 10 et 11), il suffira pour finir d’en rendre compte de signaler les constats de violation qui en ont été établis par l’arrêt Yüksek c/ Turquie du 22 octobre 2024 (n° 4/18) dans un cas de détention provisoire d’un opposant politique et par l’arrêt Nsingi c/ Grèce du 15 octobre 2024 (n° 27985/19) dans l’hypothèse singulière de l’impossibilité pour un détenu de faire entendre aux autorités qu’elles l’avaient pris pour un autre.
13 - Actualité du droit à un procès équitable
Dans les affaires italiennes Longo et Cesarano qui viennent d’être évoquées au titre de l’article 7, la Cour a également déçu les espoirs des requérants sur le terrain du droit consacré par l’article 6, § 1. L’actualité de cet article s’est également nourrie de constats de non-violation dans l’affaire Fabbri c/ Saint-Marin (supra n° 5) et dans l’affaire Severin c/ Roumanie du 8 octobre 2024 (n° 20440/18 se rapportant au droit de faire interroger des témoins et de la décision d’irrecevabilité Morelli c/ Italie du 19 septembre 2024 (n° 23984/19) rendue dans une affaire de diminution des prestations de sécurité sociale qui présente l’intérêt de rappeler que la Cour s’accommode des conséquences de l’absence de caractère obligatoire de la jurisprudence. Elle s’est également manifestée par quatre constats de violation pour des raisons plus ou moins originales :
la durée excessive d’une procédure civile (8 oct. 2024, Kajganic c/ Serbie, n° 27958/16 ) ; l’inexécution d’un jugement civil (8 oct. 2024, Micha c/ Grèce, n° 13991/20) ; le non-remboursement des frais de représentation d’un montant supérieur à la réparation obtenue (15 oct. 2024, Moskalj c/ Croatie, n° 60272/21) ; le refus de réviser une sanction fiscale (22 oct. 2024,Tasoncom S. R. L c/ Moldavie, n° 59627/15).
14 - Actualité du droit à la présomption d’innocence
Le droit garanti par l’article 6, § 2, a été invoqué en vain, dans l’affaire C. O c/ Allemagne du 17 septembre 2024 (n° 16678/22) par l’un des protagonistes du scandale « Cum-Ex », machination à grande échelle de fraude fiscale révélée en 2018, qui avait cru devoir se plaindre de ce que les tribunaux avaient exprimé prématurément sa culpabilité. Il a surtout été invoqué dans deux affaires où la prescription avait entraîné l’abandon des poursuites pénales. Dans l’affaire Cosovan c/ Moldavie du 8 octobre 2024 (n° 36013/13), la Cour a estimé que la confiscation spéciale, après l’abandon des poursuites, d’une somme d’argent dont l’origine illégale était incontestée n’avait pas porté atteinte au droit à la présomption d’innocence. Dans l’affaire Machalicky c/ République tchèque du 10 octobre 2024 (n° 42760/16), la Cour a, en revanche, jugé qu’il avait été violé par le refus d’accorder réparation à une personne ayant échappé à une condamnation pénale en raison de la seule prescription.
15 - Actualité du droit au respect de la vie privée et familliale
Même si l’arrêt de grande chambre Pinda Mulla c/ Espagne relatif aux transfusions sanguines d’urgence (supra n° 4) a mis l’article 8 à la une de l’actualité des mois de septembre et octobre 2024, d’autres arrêts lui ont accordé de l’importance. Certains ont déjà été rencontrés à un autre titre : l’arrêt Daugaard Sorensen c/ Danemark du 15 octobre 2024, qui constate que des défaillances dans les réponses procédurales à une allégation de viol portent atteinte à l’article 8, a aussi dressé le même constat à l’égard de l’article 3 (supra n° 11) ; l’arrêt Kajganic c/Serbie du 8 octobre 2024 (supra n° 13) a estimé qu’une avocate n’avait pas subi d’atteinte à son droit à la réputation, rattaché à l’article 8 aux côtés du droit au respect de la vie privée, en raison de la révélation par la presse de son amitié avec les chefs de la police. Quant aux autres, ils retiendront l’attention : pour avoir montré, une fois encore, à quel point il était déraisonnable d’accuser la Cour de Strasbourg de laxisme en matière de regroupement familial puisqu’elle a considéré que le refus de l’accorder en raison de l’insuffisance des ressources du demandeur ne violait pas l’article 8 (8 oct. 2024, S. F. c/ Finlande, n° 35276/20) ; pour avoir dressé un énième constat de violation en raison de l’inexécution d’une décision de justice accordant la garde d’un enfant (8 oct. 2024, Zavridou c/ Chypre, n° 14680/22) ; pour avoir constaté une violation du droit au respect de la vie privée et familiale d’une mère russe et de sa fille âgée de douze ans expulsées en 2020 de la Hongrie vers la Russie (19 sept. 2024, Trapitsyna et Isaeva c/ Hongrie, n° 5488/22) et, surtout, pour avoir donné à comprendre par un arrêt P. J. et R. J c/ Suisse du 17 septembre 2024 (n° 52232/20) qu’une mesure d’expulsion, en l’occurrence celle d’un trafiquant de drogue, violait l’article 8 si elle ne tenait compte que de la nature et de la gravité de l’infraction.
16 - Actualité du droit à la liberté d’expression
Le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention s’est illustré en septembre et octobre 2024 dans plusieurs affaires russes déjà évoquées (supra n° 10). Il a aussi donné lieu à deux autres constats de violation, dans l’affaire Yüksek c/ Turquie du 22 octobre 224, qui a aussi relevé des violations de l’article 5 (supra n° 12), introduite par un opposant politique qui avait fortement déplu en qualifiant certains actes des autorités de « génocide » et dans l’affaire Aghajanyan c/ Arménie du 8 octobre 2024 (n° 41675/12, Dalloz actualité, 17 oct. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon) qui retiendra particulièrement l’attention des spécialistes de droit du travail parce qu’elle a permis de stigmatiser un licenciement prononcé en raison de la divulgation, dans une interview accordée par un salarié à un journaliste, d’informations sensibles concernant l’employeur.
17 - Actualité de l’article 1er du Protocole n° 1
La décision d’irrecevabilité Morelli c/ Italie du 19 septembre 2024 (supra n° 13) présente aussi l’intérêt de mettre en lumière un aspect méconnu du second alinéa de l’article 1er du Protocole n° 1 qui prévoit que la protection de la propriété opérée par l’alinéa premier ne porte pas atteinte au droit que possède l’État de mettre en œuvre les lois qu’il juge nécessaires pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions. Le rappel s’est fait aux dépens d’un salarié unique d’une société dont il assurait la gestion commerciale qui avait été obligé de verser de manière rétroactive des cotisations de sécurité sociale non seulement en tant que travailleur indépendant mais également comme opérateur commercial. La décision Longo du 12 septembre 2024 (supra n° 13) apporte enrichit la jurisprudence européenne protectrice de l’environnement en affirmant que l’imprescriptibilité d’une action en démolition ne porte pas atteinte à l’article 1 du Protocole n° 1.
L’article 1er du Protocole n° 1 n’a pas été plus favorable à des requérants qui avait tenté de faire juger disproportionnée la confiscation d’une somme de plus de cinq millions d’euros provenant d’une opération de blanchiment (12 sept. 2024, Melandri c/ Saint-Marin, n° 25189/21) ou d’une partie de la caution en raison du manquement à l’obligation imposée à une personne libérée de remettre son passeport (10 oct. 2024, Alperin c/ Ukraine, n° 41018/20). Dans les deux cas, des constats de non-violation ont été dressé. En revanche des violations se sont imposées en raison de la confiscation par les autorités douanières de bijoux personnels légalement acquis (17 sept. 2024, Yaylali c/ Serbie, n° 15887/15) ; de la saisie, au titre d’une demande d’entraide internationale, des avoirs d’une société costaricienne sur un compte bancaire luxembourgeois (17 oct. 2024, Amerisoc Center S. R. L c/ Luxembourg, n° 50527/20) ; du refus de réviser une condamnation fiscale après l’acquittement pour les faits qui l’avait déterminée (22 oct. 2024, Tasoncom S. R. L. c/ Moldavie, préc., supra n° 15) ; de l’invalidation de titres de propriété de terrains se trouvant dans une zone d’exclusion ferroviaire (24 oct. 2024, Drozdyk et Mikula c/ Ukraine, n° 27849/15). Enfin, dans l’arrêt Micha c/ Grèce du 8 octobre 2024 (supra n° 13), c’est un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 avec l’article 14 consacrant le principe de non-discrimination qui a été retenu en raison de l’impossibilité de faire cesser le blocage de terrains pris depuis vingt ans dans une opération d’urbanisme.
18 - Actualité des autres protocoles additionnels
Le Protocole n° 4, dont l’article 4 porte interdiction des expulsions collectives d’étrangers, a attiré contre les États confronté à la crise migratoire deux constats de violation par l’arrêt M. A. et Z. R. c/ Chypre du 8 octobre 2024 (supra n° 11) pour avoir constaté aussi une violation de l’article 3 à cause de l’expulsion collective vers le Liban de réfugiés syriens interceptés en mer et par l’arrêt M. D c/ Hongrie du 19 septembre 2024 (n° 60778/19) en raison du renvoi sans la moindre garantie procédurale d’une famille afghane de six personnes de la Hongrie vers la Serbie, puis après le refus de celle-ci de la réadmettre, vers l’Afghanistan.
Quant au Protocole additionnel n° 7, dont l’article 4 consacre le droit de ne pas être jugé ou puni deux fois, il a été mis à l’honneur par l’arrêt Jesus Pinhal c/ Portugal du 8 octobre 2024 (n° 48047/15) qui a considéré qu’il n’avait pas été violé dans le cas du vice-président du conseil d’administration d’une banque privée poursuivi trois fois pour les mêmes faits relevant de ses activités bancaires devant les juridictions répressives et administratives.
19 - Éléments de procédure européenne
L’arrêt Vlad c/ Roumanie du 15 octobre 2024 (n° 40756/06) offre un exemple d’application de l’article 80 du règlement de la Cour qui, en cas de décès du requérant en cours de procédure européenne, permet de rayer l’affaire du rôle en l’absence d’héritier ou de proche parent ayant exprimé le souhait de la maintenir et à défaut de circonstance particulière relative au respect des droits de l’homme qui imposerait d’en poursuivre l’examen. L’arrêt Coventry c/ Royaume-Uni du 15 octobre 2024 (n° 6016/16) a rappelé quant à lui que l’article 41 permet aussi une radiation lorsqu’un règlement amiable a été trouvé entre les parties sur la question de la satisfaction équitable. Quant à l’arrêt Varvara c/ Italie du 10 octobre 2024 (n° 17475/09), il se contente d’accorder une satisfaction équitable de 100 000 € à la victime d’une confiscation illégale de terrains et de bâtiments concernés par un projet de lotissement qui, curieusement, n’avait pas souhaité leur restitution. L’arrêt Drozdyk et Mikula c/ Ukraine du 24 octobre 2024 (supra n° 17), en invitant sur le fondement de l’article 46 à restituer les titres de propriété des requérants, s’est également situé dans le prolongement de la jurisprudence Broniowski c/ Pologne du 22 juin 2004 pour allonger la liste des arrêts qui, sans être des arrêts pilotes, se permettent d’indiquer à l’État défendeur les mesures individuelles ou générales qui pourraient être prises pour faire cesser la violation des droits de l’homme constatée. L’arrêt Ryaska c/ Ukraine du 10 octobre 2024 (n° 3339/23) présente l’intérêt de rappeler la vitalité de la jurisprudence inaugurée par l’arrêt de grande chambre Burmych c/ Ukraine du 12 octobre 2017 (n° 46852/13, AJDA 2018. 150, chron. L. Burgorgue-Larsen
) qui transfère au Comité des ministres du Conseil de l’Europe le contrôle des mesures générales d’exécution d’un arrêt pilote. Il faut enfin accorder une attention particulière à la décision Missaoui et Akhandaf c/ Belgique du 26 septembre 2024 (n° 54795/21) relative à l’interdiction du port du burkini dans une piscine publique qui déclare irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes les requêtes de deux nageuses qui s’étaient laissées aller à croire que l’avis négatif d’un avocat à la Cour signifiait que leur pourvoi en cassation était voué à l’échec et s’étaient par conséquent dispensées de saisir la Cour de cassation.
© Lefebvre Dalloz