Chronique CEDH (mai-juin 2025) (Seconde partie) : plein feu sur les droits des avocats
L’actualité jurisprudentielle des mois de mai et juin 2025 n’a été marquée par aucun arrêt ni par aucune décision de grande chambre. Les arrêts et décisions de chambre ont néanmoins suffi à l’enrichir tant dans les affaires françaises qui ont notamment mis en lumière les dangers du profilage racial que dans les affaires venues d’ailleurs où les avocats, les détenus et les étrangers ont souvent tenu les premiers rôles.
Les affaires venues d’ailleurs
En examinant les affaires venues d’ailleurs en mai et juin 2025, on remarque que les avocats, les personnes privées de liberté et les étrangers en situation difficile ont plus particulièrement retenu l’attention de la Cour de Strasbourg qui s’est également livrée à d’intéressantes escapades en droit des contrats et en droit de l’environnement.
5 - Plein feu sur les droits des avocats
Du point de vue du droit européen des droits de l’homme, l’actualité des avocats n’a pas été seulement marquée, en mai et juin, par des arrêts et décisions de la Cour européenne des droits de l’homme les concernant. Elle l’a été aussi et peut-être surtout par la signature de la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection de la profession d’avocat à Luxembourg le 13 mai 2025. Signée par dix-sept États dont la France, il faut le souligner, fait partie, elle entrera en vigueur quand huit des États signataires membres du Conseil de l’Europe l’auront ratifiée. Même si son suivi sera principalement assuré par un Groupe d’experts sur la protection de la profession d’avocat (GRAVO), la Cour européenne des droits de l’homme, qui, comme on le sait, est adepte de la synergie des sources, ne devrait pas manquer de la mobiliser pour interpréter les articles de la Convention dans un sens plus favorable à la profession et à ses membres. Il n’est donc pas tout à fait déplacé, même s’il n’y a pas urgence, de dire quelques mots sur son contenu. Partant du constat vivement préoccupant que les avocats sont de plus en plus fréquemment l’objet d’agressions, de menaces, d’actes de harcèlement et d’intimidation en raison de leur activité professionnelle ainsi que d’obstructions ou d’ingérences indues dans l’exercice de leurs activités légitimes, la Convention de Luxembourg, vise à mieux garantir leur droit d’exercer la profession, leurs droits professionnels, leur liberté d’expression et à mettre en œuvre des mesures spécifiques destinées à les protéger eux et leurs associations professionnelles contre les agressions, menaces ou obstructions.
Pour en venir au cœur du sujet, quelques-uns des arrêts relatifs aux avocats rendus au cours de la période étudiée ont été confrontés aux dérives qui sont à l’origine de la Convention de Luxembourg. C’est ainsi que l’arrêt Bayramov c/ Azerbaïdjan du 6 mai 2025 (n° 45735/21) a constaté qu’un ténor du barreau avait été victime d’une violation de son droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 parce que les juridictions internes avaient rejeté sa plainte contre des policiers qui avaient permis la diffusion sur des chaînes de télévision et sur des sites internet d’une vidéo montrant son arrestation pour conduite en état d’ivresse et sans ceinture de sécurité. Dans l’arrêt Cioffi c/ Italie du 5 juin 2025 (n° 17710/15), c’est un avocat stagiaire qui a obtenu un constat de violation de l’article 3 parce qu’il avait été victime de brutalités policières après son arrestation pour avoir participé à une manifestation antimondialisation.
Avec l’arrêt Straisteanu c/ Moldavie du 5 juin 2025 (n° 9989/20), c’est la question des relations parfois orageuses entre avocats vivant au rythme d’internet qui a été directement affrontée. Il a constaté une violation du droit à la liberté d’expression d’une avocate parce qu’elle avait été obligée de retirer de son compte Facebook une vidéo montrant un confrère proférant des insultes homophobes à son égard. Il faut souligner que cette excellente avocate de sa propre cause a donné à la Cour l’occasion de rappeler, d’une manière plus générale, que la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10 de la Convention. Ce sont les liens entre l’avocat de l’une des parties et le magistrat qui, à nouveau, était au cœur d’une affaire maltaise A et B du 24 juin 2025 (n° 4986/24). Cette fois il ne s’agissait pas, comme dans le célèbre arrêt de grande chambre Micallef c/ Malte du 15 octobre 2009 (n° 17056/06, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss
; RTD civ. 2010. 285, obs. J.-P. Marguénaud
) de liens familiaux mais de liens professionnels puisque l’avocat de l’une des parties avait été quelque temps plus tôt l’avocat personnel du magistrat qui, au lieu de se récuser, s’était prononcé sur une question de droit de visite. Se livrant à une appréciation bienveillante de l’impartialité objective, la Cour a estimé que les liens entre un avocat et son client, serait-il magistrat, ne duraient pas toute la vie et que, en l’espèce, un délai suffisant s’était écoulé pour les diluer et dissiper toute crainte de partialité qui aurait pu, en principe, exister. Même si la solution peut sans doute s’expliquer par la circonstance que l’État défendeur étant peu peuplé, la multiplication des liens entre un petit nombre de professionnels du droit y est pratiquement inévitable, la portée de l’arrêt A. B est loin d’être négligeable, puisque du propre aveu de la Cour les circonstances dénoncées dans l’affaire ne relèvent pas directement d’un scénario qu’elle aurait déjà examiné.
Les liens des avocats avec le fisc ont également été abordés par l’arrêt Radobuljac c/ Croatie n° 2 du 17 juin 2025 (n° 38785/18) selon lequel le refus de déduire de la dette fiscale de l’un d’entre eux les honoraires que l’État lui devait ne portait pas atteinte au droit au respect des biens garanti par l’article 1er du Protocole n° 1.
C’est cependant la sempiternelle question de la présence de l’avocat auprès de son client pénalement inquiété qui a suscité le plus abondant contentieux printanier. Ainsi trois constats de violation des droits procéduraux garantis par l’article 6, §§ 1 ou 3, ont-ils été dressés par les arrêts Bulent Bekdemir c/ Turquie du 17 juin 2025 (n° 42881/18) à cause de l’utilisation, en l’absence de raison impérieuse, de déclarations formulées au cours d’une garde à vue hors la présence d’un avocat ; Alakhverdyan c/ Ukraine du 26 juin 2025 (n° 8838/20) parce que la Cour suprême avait refusé d’ordonner le réexamen de tous les éléments de preuves viciés par des aveux obtenus en l’absence d’un avocat et Krpelik c/ République tchèque du 12 juin 2025 (n° 23963/21) en raison de la condamnation pénale d’une personne handicapée intellectuelle fondée sur des déclarations préalables au procès faites en l’absence d’un avocat et interprétées comme une renonciation à son droit d’être représentée.
6 - Focus sur le droit des personnes privées de liberté
Les conditions dans lesquelles des personnes sont internées d’office dans des hôpitaux psychiatriques ont à nouveau justifié des constats de violations de l’article 5, § 1, garant du droit à la liberté et à la sûreté : Martinez Fernandez c/ Hongrie du 27 mai 2025 (n° 30814/22) qui stigmatise plus particulièrement le manquement d’un tuteur ad litem à représenter efficacement et à protéger les droits d’une femme âgée atteinte de démence et surtout de l’article 3 prohibant les traitements inhumains ou dégradants : Spivak c/ Ukraine du 5 juin 2025 (n° 21180/15, Dalloz actualité, 3 juill. 2025, obs. C. Hélaine) qui a également donné lieu à des constats de violation de l’article 5, § 1, et de l’article 13 qui garantit le droit à un recours effectif.
Ce sont, bien entendu les privations de liberté imposées à des fins répressives qui ont retenu le plus souvent l’attention de la Cour. Dans l’affaire Kari Orrason c/ Islande du 27 mai 2025 (n° 29791/21), relative à l’arrestation suivie de condamnation de manifestants qui avaient occupé le ministère de la Justice, elle a jugé qu’elles n’avaient pas entraîné de violation du droit invoqué, en l’occurrence l’article 11 qui affirme le droit à la liberté de manifestation pacifique. De même l’arrêt Spiteri c/ Malte du 13 mai 2025 (n° 37055/22) a jugé qu’une détention consécutive à une extradition depuis le Royaume-Uni en vertu d’un mandat d’arrêt européen ne violait pas le droit à la liberté et à la sûreté visé par l’article 5, § 1. Dans tous les autres cas, en revanche, des constats de violation ont été établis pour des raisons souvent beaucoup plus tragiques qu’originales : décès d’un détenu immobilisé par decubitus ventral qui a valu au Danemark un constat de violation du droit à la vie dans l’affaire Kalkan du 27 mai 2025 (n° 51781/22) ; maintien sur un lit d’hôpital par des entraves aux pieds et des menottes aux mains sous la surveillance d’agents pénitentiaires qui a conduit à une double condamnation de la Bulgarie pour traitement dégradant et manquement à l’obligation d’enquête effective attentatoires à l’article 3 dans l’affaire Pedev du 27 mai 2025 (n° 27165/21). D’autres constats de violation présentent quelques petites touches de singularité : ceux de l’article 5, § 1, en raison de détentions administratives suivies ou précédées d’une condamnation pour avoir tenté d’apporter du bois de chauffage à des manifestants dans l’affaire Matchavariani c/ Géorgie du 20 mai 2025 (n° 46852/21) ou pour avoir manifesté pendant une période de restriction liée à la covid-19 dans l’affaire Nemytov et autres c/ Russie du 27 mai 2025 (n° 1257/21) qui aussi entraîné une cascade d’autres constats de violation notamment de l’article 2 du Protocole n° 4 garantissant le droit à un double degré de juridiction en matière pénale) ; celui de l’article 8 qui consacre le droit au respect de la correspondance dans l’affaire Uygun c/ Turquie du 3 juin 2025 (n° 9389/19) où les autorités pénitentiaires avaient refusé d’expédier la lettre d’un détenu à sa fiancée.
Un arrêt se détache cependant par son originalité. Il s’agit d’un arrêt de comité Benyukh c/ Ukraine du 26 juin 2025 (n° 39150/20), exceptionnellement présenté dans la rubrique « affaires venues d’ailleurs », qui a constaté une violation de l’article 3 parce que les autorités avaient refusé de fournir des prothèses dentaires gratuites à un détenu impécunieux, ou plutôt trop longtemps tardé à le faire en raison de complications administratives et financières. La Cour admet sans difficulté qu’il n’y avait aucune raison de douter que l’absence de dents de remplacement ait causé au requérant des douleurs quand il mangeait et de la détresse et notamment par la modification de sa façon de parler. Cette énergique affirmation d’un droit sanitaire et social, d’un « droit à », en faveur d’un détenu qui a également obtenu un constat de violation de l’article 13 parce qu’aucun recours effectif ne lui avait permis de parvenir à ses fins devant les juridictions internes et une satisfaction équitable de 15 000 € alors que, en définitive, une ONG avait trouvé les moyens de le faire équiper de prothèses dentaires, rencontrera sans doute une franche hostilité nourrie d’arguments dont on devine déjà le simplisme. Au lieu de les réfuter par avance, on s’étonnera qu’une solution pas tout à fait inédite, certes, puisque déjà des arrêts rendus contre la Roumanie et notamment l’arrêt V. D du 16 février 2010 (n° 7078/02) ont dressé des constats violation de l’article 3 parce que des détenus n’avaient jamais été équipés des prothèses dentaires dont l’absence les faisait souffrir, mais peut-être prometteuse, néanmoins, d’une nouvelle étape vers l’effectivité des droits de l’homme puisqu’elle vise le retard à fournir gratuitement les dents de rechange dont le requérant avait fini par être doté, ait été adoptée par un comité de trois juges. On sait que d’après l’article 28, § 1, a), de la Convention il ne se prononce sur le fond qu’en présence d’une jurisprudence bien établie de la Cour. Or, en l’occurrence, il existe bien les précédents établis par les arrêts Slyusarev c/ Russie du 20 avril 2010 (n° 60333/00) et K. T c/ Lituanie du 12 juin 2018 (n° 14000/12) qui avaient également constaté que l’article 3 avait été violé parce que des détenus avaient été trop longtemps privés de lunettes. Seulement, il existe d’importantes différences entre ces affaires et l’affaire Benyukh : sans doute, du point de vue de la proportionnalité un fort écart entre le coût des prothèses dentaires et celui des lunettes ; surtout le fait que les lunettes avaient été confisquées ou retirées après avoir été cassées d’une manière qui ne leur enlevait pas toute utilité. Autrement dit, le comité, qui n’a pas cru devoir placer la solution sous l’influence directe de la dignité, n’aurait pas appliqué une jurisprudence bien établie de la Cour relative au retard à fournir des prothèses gratuites mais l’aurait étendue à une hypothèse où les autorités étaient moins directement responsables non pas seulement de la durée mais de l’existence même du handicap dont souffrait le détenu.
7 - Les contrastes du droit des étrangers en situation difficile
Qu’ils tentent de se placer en situation irrégulière, qu’ils s’y trouvent déjà ou qu’ils soient soumis à des mesures destinées à la faire cesser, les étrangers s’adressent souvent, en désespoir de cause à la Cour européenne des droits de l’homme qui, ici et ailleurs, est accusée toujours à la va-vite d’une coupable bienveillance à leur égard. Au cours de la période mai-juin 2025, il y a eu de nouvelles occasions de constater que sa politique jurisprudentielle est plus contrastée.
Il arrive, effectivement, qu’elle se montre inflexible à l’égard des États membres du Conseil de l’Europe qui mettent un point d’honneur à être intransigeant en matière migratoire. Tel a été le cas avec l’important arrêt H. Q et autres c/ Hongrie du 24 juin 2025 (n° 46084/21). Dans cette affaire, trois étrangers avaient fait l’objet d’une expulsion d’office de la Hongrie vers la Serbie, sans examen de leur situation individuelle, en vertu d’un mécanisme déjà jugé contraire au droit de l’Union européenne par la Cour de justice de l’Union européenne mais que le gouvernement hongrois se refuse crânement à modifier. L’arrêt H. Q s’inscrit donc dans un contexte de bras de fer entre la Hongrie et l’Europe. Or, la Cour européenne des droits de l’homme a clairement fait savoir qu’elle n’entendait pas laisser plier le bras de l’Europe des droits de l’homme. Elle a en effet considéré que, en l’absence d’appréciation préalable de la situation de chacun des requérants, leurs expulsions avaient un caractère collectif au sens de l’article 4 du Protocole n° 4 interdisant les expulsions collectives des étrangers dont la violation a été unanimement constatée. Elle a également précisé au regard de cet article que la procédure d’ambassade ne fournissait pas un accès réel et effectif aux moyens d’entrée légale. Elle également jugé à l’unanimité que, en l’absence de procédure permettant de contester l’expulsion, il y avait aussi violation de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole n° 4 et que faute d’examen par les autorités hongroises de l’accès à des procédures d’asile adéquates en Serbie, il y avait eu violation de l’article 3 dans le chef de deux des requérants. Surtout, sur le fondement de l’article 46 de la Convention, elle a rendu un arrêt quasi-pilote : compte tenu du manquement persistant de la Hongrie à se conformer à la Convention, elle souligne la nécessité urgente pour ses autorités de prendre des mesures immédiates et appropriées pour prévenir tout nouveau cas d’expulsion collective et garantir un accès réel et effectif à la procédure de protection internationale aux personnes qui la recherchent. À n’en pas douter, il y aura d’autres épisodes, mais la Cour de Strasbourg a su montrer que, en ce domaine où la passion prend si vite le pas sur la raison, elle sait faire preuve d’intransigeance qui s’est encore exprimée contre la Hongrie par l’arrêt Demirci du 6 mai 2025 (n° 48302/21) suivant lequel les garanties procédurales prévues par l’article 1er du Protocole n° 7 en cas d’expulsion d’étrangers n’avaient pas été accordées dans une affaire où une expulsion avait entraîné une séparation familiale.
Cette intransigeance contrebalance la bienveillance envers les autorités nationales dont on a pu relever par ailleurs un nouvel exemple pendant les deux mois étudiés. Elle s’est essentiellement manifestée par l’importante décision S. S c/ Italie du 12 juin 2025 (n° 21660/18) rendue dans une affaire de sauvetage maritime d’un canot pneumatique transportant 150 personnes qui venaient de quitter la Libye pour rejoindre les côtes européennes. Même si les opérations s’étaient déroulées dans les eaux internationales, les requérants reprochaient au Centre de coordination et de sauvetage maritime de Rome, et par conséquent à l’Italie, de les avoir exposés à des mauvais traitements et à un danger de mort en confiant la direction de la manœuvre de sauvetage à un navire libyen et d’avoir ainsi procédé à un refoulement par délégation. La question cruciale était donc de savoir si, dans ces circonstances, les requérants relevaient de la juridiction de l’Italie au regard de l’article 1er de la Convention. Or, se calant sur la décision de grande chambre du 9 avril 2024 (n° 39371/20, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; Duarte Agostinho c/ Portugal et 32 autres, AJDA 2024. 1720
, note M. Torre-Schaub
; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2024. 730
; ibid. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet
; JA 2024, n° 702, p. 11, obs. X. Delpech
) rendu en matière climatique, la Cour a déclaré les requêtes irrecevables parce que la juridiction extraterritoriale de l’Italie n’était pas engagée en l’espèce. Certes convient-elle qu’une telle interprétation de la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention puisse paraître insatisfaisante aux yeux des requérants qui ont été confrontés à une situation dramatique, dans laquelle plusieurs personnes ont perdu la vie, y compris les enfants de deux des intéressés. Sans doute concède-t-elle que la spécificité du contexte maritime ne saurait aboutir à la consécration d’un espace de non-droit au sein duquel les individus ne relèveraient d’aucun régime juridique susceptible de leur accorder la jouissance des droits et garanties prévues par la Convention, que les États se sont engagés à reconnaître aux personnes placées sous leur juridiction. Elle n’en décide pas moins de camper sur une position particulièrement favorable aux États, à savoir qu’elle n’est compétente que pour contrôler le respect de la Convention et que par conséquent elle ne l’est pas pour contrôler le respect des autres traités internationaux ou des obligations internationales qui ne découlent pas de la Convention.
8 - L’éviction du droit à un environnement sain
On se souvient que, à partir de l’arrêt Tatar c/ Roumanie du 27 janvier 2009 (n° 67021/01), la Cour a utilisé des formules donnant à penser qu’elle entendait raccorder à l’article 8 un droit à un environnement sain particulièrement précieux pour lui permettre, en l’absence de protocole additionnel spécifique, de faire face aux défis environnementaux qui ne s’étaient pas encore manifestés au moment de la signature de la Convention européenne le 4 novembre 1950. Or, dans son grand arrêt climatique Verein Klimaseniorinnen Schweiz c/ Suisse du 9 avril 2024 (n° 53600/20, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; AJDA 2024. 1720
, note M. Torre-Schaub
; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2024. 729, et les obs.
; ibid. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet
; JA 2024, n° 698, p. 3, édito. B. Clavagnier
; ibid., n° 702, p. 11, obs. X. Delpech
; ibid. 2025, n° 712, p. 31, étude X. Delpech
; Rev. crit. DIP 2024. 665, étude M. Hunter-Henin
; RTD civ. 2024. 354, obs. J.-P. Marguénaud
), elle a fait sèchement remarquer qu’on lui en avait trop fait dire. Dans l’arrêt L. F c/ Italie du 8 mai 2025 (n° 52854/18), la Cour semble tirer les conséquences de cette mise au point puisque dans une affaire assez proche de l’affaire Tatar où 153 requérants se plaignaient de la pollution provoquée par une fonderie située à proximité de leurs domiciles, elle a a certes constaté des violations de l’article 8 mais en visant exclusivement le droit au respect de la vie privée qu’il consacre expressément sans faire la moindre allusion au droit au respect à un environnement sain qui semblait y avoir été rattaché. Cette mise à l’écart s’explique peut-être par la perspective de relance des travaux d’élaboration d’un protocole additionnel environnemental mais comme cette perspective a été à nouveau repoussée par le comité des ministres du Conseil de l’Europe lors de sa session du 14 mai 2025, peut-être la Cour remettra-telle dans sa panoplie le droit à un environnement sain évincé par l’arrêt L. F c/ Italie. Cet arrêt se signale aussi à l’attention pour avoir laissé à l’État défendeur le choix des moyens à déployer pour assurer la protection effective des droits des requérants face à la pollution environnementale causée par la poursuite de l’exploitation de la fonderie. Il est donc également décevant pour ne pas avoir osé poursuivre la série des arrêts pilotes environnementaux récemment inaugurée par l’arrêt Cannavacciuolo c/ Italie du 30 janvier 2025 (n° 51567/14, D. 2025. 974, obs. G. Leray et V. Monteillet
).
9 - Renforcement de l’influence contractuelle du principe de proportionnalité
On sait depuis l’arrêt pilote Hutten-Czapska c/ Pologne du 19 juin 2006, qui avait dénoncé le déséquilibre systémique établi par la loi entre bailleurs et locataires, que le droit des contrats est placé sous l’influence du principe de proportionnalité. Un arrêt Seksimp Group SRL c/ République de Moldova du 15 mai 2025 (n° 30085/13) vient de procéder à un renforcement de cette influence en constatant une violation de l’article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens parce que les juridictions nationales n’avaient pas apprécié la proportionnalité d’une indemnité accordée pour manquement à des obligations contractuelles. Il faudra attendre que cet arrêt devienne définitif pour apprécier la portée de sa solution et examiner le retentissement qu’elle pourrait avoir sur le droit français des contrats.
10 - Actualité des droits indérogeables
En mai et juin 2025, l’actualité des articles 2, 3, 4 et 7 qui consacrent des droits auxquels l’article 15 de la Convention ne permet pas de déroger en cas d’état d’urgence, a été, pour une fois assez calme. Elle s’est certes manifestée dans quelques affaires importantes déjà repérées au titre des droits des détenus et des droits des étrangers (supra nos 6 et 7) mais on ne peut guère leur en ajouter qu’une seule : l’affaire Koomen c/ Pays-Bas du 20 mai 2025 (n° 298/15). Il s’agissait en l’espèce d’un tir d’avertissement de la police qui avait mortellement blessé le capitaine d’une équipe de football pris dans une altercation entre supporters. La Cour, toujours aussi bienveillante envers les forces de l’ordre, a conclu à la non-violation de l’article 2.
11 - Actualité du droit à un procès équitable
Comme d’habitude l’article 6, § 1, et celui qui fait l’objet du plus grand nombre d’applications ayant abouti un peu moins souvent à des constats de non-violation qu’à des constats de violation.
La Cour a jugé dans l’affaire Seksimp Group S. RL c/ Moldavie du 15 mai 2025 (n° 30085/13, préc.) que le droit à un procès équitable n’avait pas été violé par une procédure in abstentia en première instance, mais qu’il l’avait été en raison du défaut de motivation adéquate des décisions des juridictions internes.
La non-violation a prévalu dans les affaires Engels c/ Belgique du 27 mai 2025 (n° 38110/18) dans un cas de condamnation sur la base des déclarations de coprévenus qui n’avaient pas été interrogés au cours de la procédure d’appel ; Karovic et autres c/ Bosnie-Herzégovine du 24 juin 2025 (n° 43201/22) – qui n’a pas donné lieu non plus à constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 – dans laquelle des salariés se plaignaient de ce que les décisions relatives à des prestations impayées rendues en leur faveur n’avaient pas été traitées de manière prioritaire et Pacurar c/ Roumanie du 24 juin 2025 (n° 17985/18) relative à la confiscation des biens d’un haut responsable de la police à la suite d’une procédure de vérification de son intégrité – où l’on remarque également que la requête n’a pas davantage prospéré sur le terrain de l’article 1 du Protocole n° 1.
Des constats de violation ont semblé justifiés, en revanche, dans des cas d’absence d’interrogation des experts avant l’infirmation en appel d’un acquittement (CEDH 5 juin 2025, Anna Maria Ciccone c/ Italie, n° 21492/17) ou d’audition directe de témoins pertinents par le juge (CEDH 3 juin 2025, Manolache c/ Roumanie, n° 7908/17). Si l’on met à part celui qui a été dressé dans l’affaire Sadomski c/ Pologne du 9 mai 2025 (n° 56297/21) en raison de l’absence de conséquence d’une décision rendue en faveur d’un magistrat dans le cadre de la « crise de l’État de droit », tous les autres constats de violation de l’article 6, § 1, stigmatisent de traditionnels dépassement du délai raisonnable (CEDH 3 juin 2025, Selimi et Krasnici c/ Serbie, n° 20641/20 ; 3 juin 2025, Zuvik c/ Serbie, n° 3592/17 ; 27 mai 2025, ARB SHPK c/ Albanie, n° 39860/19) ou une application injustifiée de délais procéduraux portant atteinte au droit d’accès au juge (CEDH 15 mai 2025, Vachik Karapetyan et autres c/ Arménie, n° 15736/16).
12 - Actualité de l’article 8
Toujours aussi sollicité, il a attiré en mai et juin 2025, un nombre toujours aussi important d’arrêts confrontant le droit au respect de la vie privée et familiale à des conflits relatifs aux enfants. Ainsi l’arrêt BT et BKCs c/ Hongrie du 10 juin 2025 (n° 4581/16, BT et BKCS c/ Hongrie, AJ fam. 2025. 400, obs. M. Saulier
) a-t-il considéré que le placement d’un enfant rom auprès d’une famille d’accueil aussitôt après sa naissance avait entraîné une violation de l’article 8. La même solution s’est imposée dans l’affaire D. G et S. G c/ Serbie du 24 juin 2025 (n° 61347/21) en raison de l’absence de contacts réguliers entre des parents et leurs enfants placés dans une famille d’accueil et de la durée de la procédure visant à les déchoir de leurs droits parentaux et dans l’affaire M. L. c/ Macédoine du Nord du 24 juin 2025 (n° 30206/23) parce que la mesure d’éloignement d’une mère de son enfant pendant une procédure de divorce jumelée à une procédure pénale diligentée en raison d’allégations de mauvais traitements n’avait pas été périodiquement réévaluée. En revanche dans l’affaire A et B c/ Malte du 24 juin 2025 (n° 4986/24) les difficultés d’exercice d’un droit de visite n’ont pas abouti à un constat de violation de l’article 8.
Des difficultés un peu moins courantes ont également conduit vers des constats de non violation : le refus, justifié par des risques de blanchiment d’argent, de délivrer pour des raisons de moralité une licence d’exploitation d’une entreprise de paris en ligne (CEDH 15 mai 2025, Versaci c/ Italie, n° 3795/22) ; la publication en ligne d’une vidéo montrant un plausible acte de corruption (CEDH 22 mai 2025, Iordan c/ Moldavie, n° 10870/15) ; le refus d’autoriser un changement de prénom (CEDH 3 juin 2025, Sahiner c/ Autriche, n° 21669/21, Sahiner c/ Autriche, AJ fam. 2025. 411, obs. M. Saulier
) ; le refus des autorités de ménager toutes les possibilités qui auraient pu permettre à une mère autiste de s’occuper de sa fille au lieu de lui retirer la garde (CEDH 10 juin 2025, A. F. L. c/ Islande, n° 35789/22 qui envisage la question au regard du principe de non-discrimination proclamé par l’article 14).
Des constats de violation du droit au respect de la vie privée ont en revanche été dressés pour les graves raisons suivantes : refus d’enregistrer les candidatures à des élections municipales de sympathisants de Navalny (CEDH 27 mai 2025, Selishcheva et autres c/ Russie, n° 39056/22) ; obligation de révéler son identité de genre (CEDH 12 juin 2025, T. H. c/ République tchèque, n° 33037/22) ; ablation d’un sein sans le consentement éclairé de la patiente (CEDH 26 juin 2025, S. O c/ Espagne, n° 5742/22).
13 - Actualité du droit à la liberté d’expression et du droit à la liberté de réunion pacifique et d’association
D’habitude si dense, l’actualité de l’article 10 qui consacre le droit à la liberté d’expression est cette fois si maigre qu’il est préférable de la regrouper avec celle des droits consacrés par l’article 11. Leur proximité explique d’ailleurs que des affaires donnent lieu à des constats de violation de l’un et de l’autre. Tel a été le cas dans l’affaire Nemytov c/ Russie du 27 mai 2025 (citée supra n° 6, au titre du droit à la liberté et à la sûreté) relative à des restrictions imposées pendant la crise sanitaire provoquée par la covid-19 et dans l’affaire Selishcheva et autres c/ Russie du 27 mai 2025 (n° 39056/22, préc. supra n° 12, au titre du droit au respect de la vie privée) relative au refus d’enregistrer les candidatures aux élections municipales des amis de Navalny. Il arrive aussi que l’un des deux articles soit lu à la lumière de l’autre comme dans l’arrêt Russ c/ Allemagne du 22 mai 2025 (n° 44241/20) qui constate une violation du droit à la liberté de réunion pacifique en raison de la condamnation du requérant pour avoir porté une visière en plastique au cours d’une manifestation. Chacun des deux articles voisins a quand même donné lieu à un constat de violation à part : l’article 10 par l’arrêt Gevorgyan c/ Arménie du 22 mai 2025 (n° 231/16) en raison de la destruction des cartes mémoire d’un journaliste pour l’empêcher de filmer une manifestation ; l’article 11 par l’arrêt Sagir et autres c/ Grèce du 24 juin 2025 (n° 34724/18) à cause du refus d’enregistrer une association de femmes turques.
14 - Actualité du droit au respect des biens
Elle est faite d’arrêts qui n’ont pas constaté de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 déjà été rencontrés en cours de route (supra nos 5 et 11) et d’arrêts ayant dressé des constats de violation qu’il reste à découvrir.
Il s’agit des arrêts Radelic c/ Croatie du 13 mai 2025 (n° 12432/22) et Aksungur et autres c/ Serbie du 24 juin 2025 (n° 69080/13) qui, de manière peut-être un peu contre-intuitive, ont estimé inconventionnelle les confiscations des produits d’une infraction dans le premier cas et de sommes d’argent non déclarées à la douane dans le second.
Dans l’affaire Al et Demirci c/ Turquie du 10 juin 2025 (n° 34280/17) elle a également dénoncé au regard de l’article 1er du Protocole n° 1 la perte de valeur d’une prime de retraite provoquée par l’inflation entre la date du départ et celle du paiement.
D’autres constats de violations sont fortement influencés par le contexte politique et historique : suspension des retraites en raison de la situation au Kosovo (CEDH 3 juin 2025, Selimi et Krasnici c/ Serbie, n° 20641/20, préc. supra n° 11) ; privation de la propriété d’un bien acquis avant la Seconde guerre mondiale (CEDH 6 mai 2025, Communauté juive de Thessalonique c/ Grèce, n° 13959/20) ; retards dans l’examen des procédures engagées par les chypriotes grecs relatives à la restitution, l’indemnisation ou l’échange de leurs biens situés dans la République turque de Chypre du Nord (CEDH 10 juin 2025, K. V. Mediterranean Tours Limited c/ Turquie, n° 41120/17).
15 - Actualité du droit de circuler librement
Le droit garanti par l’article 2 du Protocole n° 4 a été invoqué dans deux affaires qui ont été l’une et l’autre conclue par un constat de non-violation reflétant ici encore la relative bienveillance dont la Cour sait faire preuve pour mieux permettre aux États d’affronter les risques d’insécurité. Il s’agit de l’affaire Spiteri c/ Malte du 13 mai 2025 (citée supra n° 6) relative à l’impossibilité pour le requérant qui avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen de quitter les îles maltaises et de l’affaire Kimpaka Kampeta c/ Belgique du 26 juin 2025 (n° 55000/18) se rapportant au refus de délivrer un passeport pour des raisons de sécurité qui a également abouti à un constat de non-violation de l’article 13 qui consacre le droit à un recours effectif.
16 - Éléments de procédure européenne
L’arrêt Zaicescu et Falticineanu c/ Roumanie du 17 juin 2025 (n° 42917/16) offre, en application de l’article 80 du règlement de la Cour, un exemple rarissime de révision d’un arrêt parce que l’un des requérants était décédé au moment où il avait été rendu. Quant à l’arrêt Bagirova et autres c/ Azerbaïdjan du 24 juin 2025 (n° 37706/17), c’est un exemple devenu rare d’arrêt de satisfaction équitable rendu sur le fondement de l’article 41 de la Convention plusieurs mois après l’arrêt principal parce que la question n’était pas en état.
C’est encore l’article 46 relatif à la force obligatoire et à l’exécution des arrêts qui a apporté les éléments de procédure les plus intéressants. On relève en effet plusieurs arrêts quasi-pilote qui donnent une orientation générale mais sans impartir de délai à l’État défendeur et sans ajourner l’examen des affaires identiques. Il s’agit de l’arrêt H. Q. c/ Hongrie du 24 juin 2025 déjà présenté (supra n° 7) ; de l’arrêt ARB SHPK c/ Albanie du 27 mai 2025 (préc. supra n° 11) qui indique la manière de réduire l’arriéré judiciaire à différents niveaux en pourvoyant les postes de juges vacants et en affectant les ressources nécessaires au système judiciaire et de l’arrêt KV Meditrranean Tours Limited c/ Turquie du 10 juin 2025 (préc. supra n° 14) indiquant qu’il y a lieu de poursuivre les efforts avec constance et à long terme en vue de l’accélération des procédures relatives aux biens des chypriotes grecs situés au nord de Chypre. Enfin, toujours sur le fondement de l’article 46, l’arrêt Sagir et autres c/ Grèce du 24 juin 2025 (préc. supra n° 13) indique de façon relativement originale que les juridictions internes devraient autoriser la réouverture de l’affaire relative au refus d’enregistrer une association si les parties en faisaient la demande.
par Jean-Pierre Marguénaud, Agrégé de Droit privé et de Sciences criminelles - Chercheur à l'Institut de droit européen des droits de l'homme (IDEDH) Université de Montpellier
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