Chronique CEDH : violations flagrantes et généralisées des droits de l’homme par la Russie avant et depuis le déclenchement de la guerre d’Ukraine
La Cour de Strasbourg ne travaillant qu’un mois sur deux au cours de la période estivale, elle a failli ne pas s’intéresser à la moindre affaire française. En revanche les affaires venues d’ailleurs lui ont permis d’aborder, notamment en grande chambre, des questions de toute première importance.
Affaires françaises
Arrêt de chambre
Il n’y a eu, entre le 1er juillet et le 31 août 2025, qu’un seul arrêt de chambre concernant la France, mais il présente un triple intérêt juridique, politique et médiatique puisqu’il se rapport aux opérations de décrochage des portraits du président de la République.
1 - Les désillusions européennes des décrocheurs des portraits du Président Macron
On se souvient que, en février 2019, plusieurs opérations de décrochage du portrait du président de la République française avaient été organisées à grand renfort de publicité médiatique dans plusieurs mairies. L’idée était de faire ressortir le vide politique en matière de lutte contre le changement climatique, par le vide symbolique laissé à la place de l’un des symboles républicains. Surestimant à la fois l’intérêt que les citoyens porteraient au retour des portraits du Président Macron dans leur mairie et le coût très modeste de leur remplacement, les décrocheurs avaient cru pouvoir renforcer l’influence de leur mobilisation en emportant les portraits décrochés avec promesse de les rendre seulement le jour où serait amorcée une politique en accord avec les engagements de la COP 21. Aussi la responsabilité pénale de certains nombre d’entre eux avait-elle été retenue par les juridictions nationales qui les avaient condamnés à quelques centaines d’euros d’amende pour vol en réunion. Or, les plus déterminés d’entre eux ont échoué à faire admettre par la Cour européenne des droits de l’homme que ces condamnations à peine plus que symboliques avaient porté une atteinte à leur droit à la liberté d’expression consacré par l’article 10 de la Convention. Par un arrêt Ludes et autres du 3 juillet 2025 (n° 40899/22, Dalloz actualité, 12 sept. 2025, obs. E. Ducluseau ; AJDA 2025. 1309
; D. 2025. 1256, et les obs.
; AJ pénal 2025. 404, obs. S. Lavric
; ibid. 357 et les obs.
; Légipresse 2025. 398 et les obs.
),tenant compte à la fois du faible montant des amendes prononcées et du sursis dont ces peines furent assorties, la Cour a estimé par cinq voix contre deux que les condamnations prononcées à l’encontre des requérants, qui sont au nombre des sanctions les plus modérées possible, n’étaient pas disproportionnées au regard du but légitime de défense de l’ordre et de prévention du crime poursuivi. Tout en rappelant que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale lorsque la liberté d’expression est en jeu, la Cour va même jusqu’à saluer l’évolution de la jurisprudence des juges pénaux internes qui, en la matière, ont pourtant remplacé des relaxes par des condamnations à des peines modérées. Les requérants ont d’autant plus de raisons d’être déçus que la Cour européenne des droits de l’homme admet sans la discuter la qualification de vol retenue par les juridictions nationales. Puisqu’ils n’avaient jamais eu l’intention de s’approprier les portraits décrochés, deux juges dissidents estiment qu’il s’agissait simplement d’une performance politique de nature ironique qui aurait dû bénéficier de la protection du droit à la liberté d’expression.
Décisions de comités de trois juges
La période a été tellement calme qu’il est à peine nécessaire d’ouvrir cette fois de sous-rubrique relative aux arrêts et décisions de comités de trois juges. Avec le décalage déjà signalé entre le jour où elles sont rendues et celui où on peut en prendre connaissance, on ne relève, en effet, que cinq décisions d’irrecevabilité dont trois sont seulement des décisions de radiation rendues sur le fondement de l’article 37, § 1, de la Convention soit parce que le requérant avait manifesté son intention de ne pas maintenir sa requête dans l’affaire du Palmarès des hôpitaux et cliniques dont l’établissement avait été difficile à établir en raison du refus des autorité de communiquer certaines données (CEDH 19 juin 2025, Société d’exploitation de l’hebdomadaire Le Point-SEBDO, n° 39584/23), soit en raison d’une déclaration unilatérale du gouvernement qui s’engageait à indemniser convenablement une personne dont le relogement avait trop tardé (CEDH 3 juill. 2025, Singh, n° 3576/23) ou encore parce la situation dénoncée, à savoir l’impossibilité d’un regroupement familial à cause de la destruction de passeports, avait cessé d’exister (CEDH 3 juill. 2025, Gadalla Ahmed, n° 28040/43). Deux affaires déclarées irrecevables parce qu’elles ont été estimées manifestement mal fondées sont plus riches d’enseignement sur le fond. La décision Muller du 18 juin 2025 (n° 38919/20) nous apprend que les contingence du procès d’assises et la complexité de l’affaire peuvent expliquer qu’un procès pénal puisse durer cinq ans tandis que la décision Djuaizong du 3 juillet 2025 (n° 30604/22) conduit à décerner un brevet de conventionnalité au processus décisionnel aboutissant à refuser des visas à des enfants parce qu’il offre au demandeur de regroupement familial un rôle suffisant pour défendre ses intérêts et présenter ses arguments.
Affaires venues d’ailleurs
Au début du mois de juillet, la Cour de Strasbourg a rendu en grande chambre deux arrêts qui marqueront assurément sa jurisprudence de l’année 2025. Influencés l’un et l’autre par la question de la juridiction de l’État défendeur, ils se rapportent respectivement à la responsabilité internationale de la Russie avant et après le déclenchement de la guerre d’Ukraine et à l’interdiction faite à une athlète sud-africaine de participer à des compétitions en raison de son taux de testostérone naturellement trop élevé. Des arrêts et décisions de chambres abordent aussi de graves et importantes questions telles que la répression du viol, la protection de l’environnement, l’interdiction d’organiser une réunion religieuse dans des locaux privés ou le refus de prendre en charge un traitement très onéreux contre une maladie rare.
2 - Violations flagrantes et généralisées des droits de l’homme par la Russie avant et depuis le déclenchement de la guerre d’Ukraine
L’arrêt de grande chambre Ukraine et Pays-Bas c/ Russie du 9 juillet 2025 (n° 8019/16), qui participe au renouveau des affaires interétatiques dont la Cour de Strasbourg peut être saisie sur le fondement de l’article 33 par toute Haute partie qui croira pouvoir imputer à une autre Haute partie contractante un manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles, est à la fois monumental et historique.
Monumental, il l’est parce qu’il compte près de 500 pages, 497 exactement, et 1 652 paragraphes alors que, le grand arrêt climatique Verein KlimaSeniorinnen Schweiz c/ Suisse du 9 avril 2024 (n° 53600/20, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; AJDA 2024. 1720
, note M. Torre-Schaub
; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2024. 729, et les obs.
; ibid. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet
; JA 2024, n° 698, p. 3, édito. B. Clavagnier
; ibid., n° 702, p. 11, obs. X. Delpech
; ibid. 2025, n° 712, p. 31, étude X. Delpech
; Rev. crit. DIP 2024. 665, étude M. Hunter-Henin
; RTD civ. 2024. 354, obs. J.-P. Marguénaud
) s’en était tenu à 288 pages et 657 paragraphes. Il est donc plus que probablement le plus long des arrêts jamais rendus par la Cour européenne des droits de l’homme. Cela s’explique en partie par l’ampleur exceptionnelle des griefs soulevés, avant même le début de la guerre le 24 février 2022, par L’Ukraine, et aussi par les Pays-Bas relativement à la destruction le 17 juillet 2024 de l’avion assurant le vol MH17 contre l’État défendeur, qui ne se donne plus la peine de se défendre depuis le 16 septembre 2022, date à laquelle il a cessé de faire partie du Conseil de l’Europe. Parmi les quarante-six membres qui lui restent vingt-six se sont sentis à ce point concernés par les événements au cœur des requêtes qu’ils sont intervenus au titre de l’article 36, § 1, et ont ainsi contribué à la longueur hors du commun du document.
Historique, il l’est à plusieurs égards. On remarque tout d’abord qu’il réserve de longs développements à la « chronologie du conflit » complétée par une présentation plus rapide du « cadre historique ». Peut-être un jour les historiens reconnaîtront-ils l’apport de ce point de vue d’ensemble du contexte pertinent et des faits incontestés, qui ne sont pas sérieusement contestés ou qui sont établis de manière indiscutable sur la base des éléments de preuve dont ne disposaient pas toujours les comptes-rendus journalistiques livrés dans le feu de l’action. Il faut surtout relever que la Cour européenne des droits de l’homme a compris que l’arrêt lui donnait rendez-vous avec l’histoire. En témoigne le § 177 qui mérite d’être reproduit : « la Cour a déjà eu à connaître de requêtes découlant de situations de conflit en Europe. Cependant, les événements en Ukraine sont sans précédent dans l’histoire du Conseil de l’Europe. La nature et l’ampleur de la violence, ainsi que les déclarations préoccupantes concernant le statut d’État de l’Ukraine, son indépendance, et son droit même à exister, représentent une menace pour la coexistence pacifique que l’Europe tient depuis longtemps pour acquise. Comme cela a déjà été expliqué, cette rhétorique dangereuse a parfois été étendue pour viser d’autres États membres du Conseil de l’Europe, dont la Pologne, la Moldavie et les pays baltes. Ces actions, qui suppriment les libertés individuelles, répriment les libertés politiques et marquent un mépris flagrant du principe de prééminence du droit, visent à saper le tissu même de la démocratie sur lequel le Conseil de l’Europe et ses États membres sont fondés. Aucun des conflits dont la Cour a eu à connaître jusqu’ici n’avait donné lieu à une telle condamnation, quasi unanime, du mépris "flagrant" affiché par l’État défendeur pour les fondements de l’ordre juridique international établi après la Seconde Guerre mondiale, ni à l’adoption de mesures aussi claires par le Conseil de l’Europe pour sanctionner le manque de respect par l’État défendeur pour les valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe que sont la paix, comme cela a déjà été souligné, mais aussi, et ce n’est pas moins important, la vie humaine, la dignité humaine et les droits individuels garantis par la Convention ».
En conséquence, toujours à l’unanimité, qui est rarement obtenue devant une grande chambre, elle a courageusement établi contre la Russie plus de trente constats de violation : de l’article 2 consacrant le droit à la vie à raison de la destruction du vol MH17, d’une pratique administrative d’attaques militaires et d’une pratique administrative d’exécutions extrajudiciaires de personnes civiles et de militaires ukrainiens hors de combat ; de l’article 3 à cause des souffrances des proches des victimes de la destruction du vol MH17, de la pratique administrative d’attaques militaires, de la pratique administrative portant à infliger des tortures et des traitements inhumains et dégradants et de celle consistant à transférer en Russie et souvent à y faire adopter des enfants ukrainiens ; de l’article 4, § 2, en raison de la pratique administrative imposant un travail forcé ; de l’article 5 parce qu’une pratique administrative avait conduit à imposer des détentions illégales et arbitraires ; de l’article 8 en raison de pratiques administratives consistant à transférer puis à faire adopter en Russie des enfants ukrainiens ; à imposer des transferts et déplacements injustifiés de civils ou à détruire et piller les maisons d’habitations et les biens personnels ; de l’article 9 à cause d’une pratique administrative d’intimidation, de harcèlement et de persécution de la plupart des groupes religieux ; des articles 10 et 11 parce que des pratiques administratives entraînaient des ingérences injustifiées dans le droit à la liberté d’expression et dans le droit à la liberté de réunion pacifique ; de l’article 1er du Protocole n° 1 en raison d’une pratique administrative consistant à commettre des destructions, pillages et expropriations de biens appartenant à des personnes civiles ou à des entreprises privées ; de l’article 2 du Protocole n° 1 à cause du bannissement de la langue ukrainienne et de l’endoctrinement dans l’éducation. Une pratique administrative qui a conduit à s’abstenir de garantir un exercice des droits et libertés reconnus par les articles 2, 3, 4, § 2, 5, 8, 9, 10 et 11 de la Convention et par les articles 1 et 2 du Protocole n° 1 à la Convention exempt de discrimination fondée sur les opinions politiques et l’origine nationale et celle ayant emporté violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2, 3, 4, § 2, 5, 8, 9, 10, 11 et 14 de la Convention et les articles 1 et 2 du Protocole n° 1 à la Convention ont été également dénoncés.
D’aucuns trouveront sans doute dérisoire que la Cour, faisant comme si de rien n’était et feignant d’ignorer qu’elle n’avait strictement aucune chance d’être entendue, ait dit que l’État défendeur doit sans délai, libérer ou renvoyer en toute sécurité toutes les personnes qui, sur le territoire ukrainien occupé par les forces russes ou sous contrôle russe, étaient privées de liberté en violation de l’article 5 de la Convention avant le 16 septembre 2022 et qui sont toujours détenues par les autorités russes, d’une part, et, d’autre part, apporter sa coopération à la mise en place d’un mécanisme international et indépendant destiné à assurer, le plus rapidement possible et en tenant dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants, l’identification de tous les enfants transférés d’Ukraine vers la Russie ou le territoire contrôlé par la Russie avant le 16 septembre 2022, le rétablissement des contacts entre ces enfants et les membres survivants de leur famille ou leurs tuteurs légaux, et la réunion en toute sécurité des enfants avec leur famille ou leurs tuteurs légaux. Sans doute mais l’essentiel reste que, face au tableau apocalyptique qu’elle a dressé sans complaisance, la Cour ait eu le mérite de sauver l’honneur.
De l’arrêt Ukraine et Pays-Bas c/ Russie du 9 juillet 2025, il restera aussi un certain nombre de précisions méthodologiques et théoriques amorcées par la décision sur la recevabilité du 30 novembre 2022 qui ont été apportées pour mieux pouvoir faire face aux enjeux historiques de la situation provoquée par la Russie depuis 2014 et de son aggravation depuis le début de la guerre en février 2022. Ici, il s’agira seulement de les signaler car leur approfondissement dépasserait les limites volumétriques de la chronique d’une part, et les compétences d’un seul, d’autre part. Elles se rapportent à la compétence temporelle de la Cour, à l’approche retenue en matière de preuve, à la juridiction au sens de l’article 1er de la Convention et à l’articulation entre la Convention et le droit international humanitaire. Il en résulte : 1°) que la compétence temporelle de la Cour dans cette affaire ne s’étend pas au-delà du 16 septembre 2022 mais qu’elle peut tenir compte des faits survenus après la date de la cessation de la qualité de partie à la Convention de la Russie pour autant qu’elle juge que cela est approprié pour lui permettre d’apprécier s’il y a eu violation de la Convention à raison de faits s’étant produits avant cette date ; 2°) qu’il est approprié d’accorder un poids important aux informations factuelles objectives contenues dans les rapports des experts de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ; 3°) que la Fédération de Russie a exercé, par l’intermédiaire de ses forces armées de jure et de facto, son autorité et son contrôle sur les personnes touchées par les attaques militaires qu’elle a menées jusqu’au 16 septembre 2022 si bien que ces personnes relevaient de sa juridiction aux fins de l’article 1 de la Convention et qu’elle était tenue de leur assurer les droits et libertés garantis par la Convention qui étaient pertinents pour leur situation ; 4°) que la Cour ne peut se dispenser d’interpréter le droit international humanitaire et que, si cela est nécessaire à l’accomplissement de sa mission, elle vérifie le respect des dispositions du droit international humanitaire
3 - Défaite en demi-teinte pour l’athlète sud-africaine au taux de testostérone naturellement trop élevé
Le 11 juillet 2023, un arrêt de chambre Semenya c/ Suisse (n° 10934/21, Dalloz actualité, 11 sept. 2023, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2023. 1684, et les obs.
, note J. Mattiussi
; ibid. 2278, obs. T. Clay
; ibid. 2024. 1735, obs. L. d’Avout, S. Bollée, E. Farnoux et A. Gridel
; AJ fam. 2023. 421, obs. A. Dionisi-Peyrusse
; JS 2024, n° 249, p. 33, étude L. Donnellan et J. Kornbeck
), rendu à la requête de l’athlète sud-africaine Mokgadi Caster Semenya, triple championne du monde et double championne olympique du 800 mètres, avait sérieusement ébranlé l’autonomie de la lex sportiva. Il avait en effet dressé contre la Suisse des constats de violation de l’article 6, § 1, fixant les exigences du droit à un procès équitable et de l’article 14 combiné avec l’article 8 interdisant les discriminations touchant à la vie privée parce que son Tribunal fédéral avait refusé d’annuler la sentence du Tribunal arbitral du Sport – dont le siège est à Lausanne – ayant jugé nécessaire, raisonnable et proportionnée pour assurer une compétition équitable entre les femmes l’obligation imposée à la championne par la Fédération internationale d’athlétisme de subir des traitements hormonaux pour réduire son taux de testostérone naturellement trop élevé pour pouvoir continuer à participer à des compétitions internationales. Or, cette victoire s’est transformée en demi-défaite puisque, le 10 juillet, une grande chambre se prononçant sur renvoi demandé et obtenu par le gouvernement suisse, a partiellement déjugé la chambre. C’est d’ailleurs sur le volet substantiel tenant à la discrimination se rapportant à l’intimité de la vie privée de la requérante contrainte à faire diminuer par des traitements le taux de testostérone que seule la nature lui avait donné, que la chambre a été sévèrement rappelé à l’ordre. Le seul lien de la requérante avec la Suisse étant la présence à Lausanne du Tribunal arbitral du sport dont les sentences relèvent du contrôle restreint du Tribunal fédéral, il lui a été reproché d’avoir admis une exception au principe de territorialité de la juridiction, au sens de l’article 1er de la Convention, de l’État défendeur ne reposant sur aucun précédent et ne correspondant à aucun des tempéraments admis jusque-là en matière procédurale ou dans des circonstances exceptionnelles d’homicides volontaires perpétrés par des agents de l’État. Alors que la chambre s’était autorisée cette avancée extraterritoriale parce que la Cour risquerait, en contradiction avec l’esprit, l’objet et le but de la Convention, de couper son accès à toute une catégorie de personnes, à savoir les sportives professionnelles, si elle se déclarait incompétente pour connaître de ce type de requêtes, la grande chambre a au contraire jugé que cette circonstance n’est cependant pas de nature à rattacher l’espèce à la Suisse de manière à caractériser un lien juridictionnel entre cet État et la requérante et que retenir l’approche suivie par la chambre sur ce point reviendrait à élargir la portée de la juridiction extraterritoriale et à s’écarter des principes établis relativement à l’article 1. Cette volte-face peut être considérée comme une première conséquence de la présentation, par la décision de grande chambre Duarte Agostinho et autres c/ Portugal et autres du 9 avril 2024 (n° 39371/20, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; AJDA 2024. 1720
, note M. Torre-Schaub
; ibid. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2024. 730
; ibid. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet
; JA 2024, n° 702, p. 11, obs. X. Delpech
), des principes généraux relatifs à la juridiction au sens de l’article 1 qui devait servir à écarter tout effet extraterritorial de la Convention pour le plus grand soulagement des États membres du Conseil de l’Europe dont l’inaction climatique généralisée n’est peut-être pas étrangère à la multiplication des incendies estivaux dont se plaignaient en l’espèce les enfants portugais.
Dénoncé par plusieurs juges minoritaires, ce refus de la Cour de protéger les droits fondamentaux des athlètes que les partisans les plus farouches de l’autonomie de la lex sportiva auront sans doute accueilli avec délectation est cependant loin d’avoir une portée générale. Ainsi remarque-t-on que, pour mieux justifier l’exclusion, à l’égard de l’athlète sud-africaine, de la juridiction de la Suisse au sens de l’article 1er, la grande chambre croit devoir relever que la Suisse n’a joué aucun rôle dans l’élaboration ou l’application du règlement sportif, lequel a été édicté par une organisation de droit privé monégasque et que la requérante ne soutient pas avoir été empêchée de participer à une compétition internationale organisée en Suisse en raison de ce règlement. Peut-être la solution aurait-elle été différente, si comme dans l’affaire Platini c/ Suisse du 11 février 2020 (n° 526/18), la règle imposée à la sportive eût été édictée par une personne morale non pas monégasque mais suisse. Par une argumentation a contrario, on pourrait par ailleurs soutenir que tout État membre du Conseil de l’Europe sur le territoire national duquel se serait déroulée une compétition internationale dont Mokgadi Caster Semeya aurait été exclue aurait commis à son égard une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8. Cet argument pourrait, à l’évidence, être retourné, à l’avenir contre tout État membre du Conseil de l’Europe sur le territoire duquel se déroulerait une compétition officielle dont quelqu’un serait exclu dans des conditions comparables à celles de l’affaire Semenya.
Quoi qu’il en soit, la défaite de l’athlète sud-africaine n’est qu’une défaite en demie teinte puisque, au prix d’une certaine ambiguïté, la grande chambre a constaté une violation de l’article 6, § 1, qui par-delà la Suisse et son Tribunal fédéral a des allures de volée de bois vert visant le Tribunal arbitral du sport qui devra probablement en venir à se poser quelques questions sur le peu de cas qu’il fait des droits de l’homme des sportifs. Au regard de ce texte, la grande chambre a en effet considéré que, cette fois, la cause de la requérante relevait de la juridiction de la Suisse parce que sa saisine du Tribunal fédéral à la suite du Tribunal arbitral du sport avait engendré un lien juridictionnel avec la Suisse, emportant pour elle l’obligation, en vertu de l’article 1 de la Convention, de garantir le respect des droits protégés par l’article 6 de la Convention dans le cadre de la procédure qui s’est déroulée devant le Tribunal fédéral. Ainsi introduite sur le terrain procédural, la grande chambre s’en donne à cœur joie. Elle commence par observer que le sport de compétition se caractérise par une structure très hiérarchisée, aussi bien au niveau international qu’au niveau national, et qu’établies sur un axe vertical, les relations entre les sportives et sportifs et les organes de gouvernance du sport se distinguent en cela des relations horizontales que nouent les parties à un rapport contractuel. Elle constate aussi que l’enjeu des litiges internationaux liés au sport dont le Tribunal arbitral du sport est conduit à connaître est susceptible de dépasser l’exercice des droits patrimoniaux ou économiques habituellement en cause en matière d’arbitrage commercial, et de porter sur l’exercice de droits « de caractère civil » ayant trait, par exemple, au respect de l’intimité, de l’intégrité physique et psychique et de la dignité humaine. Elle proclame par conséquent que le respect du droit à un procès équitable de l’intéressé exige un examen particulièrement rigoureux de sa cause. Dans cette affaire d’arbitrage imposé, un point confortait encore la nécessité d’un examen particulièrement rigoureux de la cause de la requérante : son intimité, son intégrité corporelle et surtout sa dignité étaient en jeu dans la mesure où le règlement sportif ne lui laissait d’autre choix que renoncer à poursuivre une carrière internationale ou de se soumettre à un examen intrusif, et d’ingérer des substances chimiques, voire subir une intervention chirurgicale. La Cour s’est donc attachée à vérifier si l’examen de la cause par le Tribunal fédéral suisse avait satisfait à l’exigence de rigueur particulière qu’appelaient les circonstances de l’espèce. La réponse s’est avérée négative, et un constat de violation de l’article 6, § 1, s’est imposé parce que le Tribunal fédéral, s’en tenant à un contrôle restreint qui n’aboutit pratiquement jamais à l’annulation d’une sentence du Tribunal arbitral du sport, avait fermé les yeux sur l’essentiel : l’institution internationale d’arbitrage en matière sportive avait elle-même manqué de rigueur et de fermeté sur les points les plus importants tenant notamment au caractère raisonnable et proportionné du choix catégorique imposé à la triple championne du monde et double championne olympique Semenya qui aura finalement permis de mettre en évidence que la justice sportive, peut-être parce qu’elle met essentiellement en scène des acteurs privés, est encore en délicatesse avec le respect des droits de l’homme des sportifs.
4 - Les enjeux procéduraux contradictoires de la lutte contre le viol et la violence domestique
Depuis l’essentiel arrêt M.C. c/ Bulgarie du 4 décembre 2003 (n° 39272/98, RSC 2004. 441, obs. F. Massias
; RTD civ. 2004. 364, obs. J.-P. Marguénaud
) qui a placé la lutte contre les abus sexuels commis par des personnes privées sous l’influence combinée de l’article 8 consacrant le droit au respect de la vie privée et de l’article 3 prohibant la torture et les traitements inhumains et dégradants, la Cour n’a cessé de renforcer et de diversifier l’obligation positive procédurale dont les États sont tenus pour la rendre effective. Son contenu et son ampleur viennent d’être excellemment et utilement rappelés par un arrêt N.T. c/ Chypre du 3 juillet 2025 (n° 28150/22). Ainsi doivent-ils adopter des lois pénales qui punissent effectivement le viol et les appliquer en pratique par des enquêtes et des poursuites effectives. Il est en outre exigé d’eux la criminalisation et la poursuite effective de tous les actes sexuels non consensuels, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique. Il leur est également rappelé le rôle crucial joué par les poursuites et les sanctions dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre les inégalités entre les sexes. Elle précise que pour être effective, l’enquête doit être suffisamment approfondie ; que les autorités doivent prendre les mesures raisonnables à leur disposition pour recueillir des preuves relatives à l’infraction en question ; qu’elles doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et ne pas se fonder sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore leur enquête et que toute lacune dans l’enquête compromettant sa capacité à établir les faits ou l’identité des personnes responsables risque de contrevenir à cette norme. La Cour considère d’ailleurs que, même s’il peut parfois être difficile en pratique de prouver l’absence de consentement en l’absence de preuves « directes » de viol, telles que des traces de violence ou des témoins directs, les autorités doivent néanmoins examiner tous les faits et statuer sur la base d’une évaluation de l’ensemble des circonstances et centrer l’enquête et ses conclusions sur la question du non-consentement. La Cour précise néanmoins que l’obligation de mener une enquête effective est une obligation non de résultat, mais de moyens et qu’elle ne se préoccupe pas des allégations d’erreurs ou d’omissions isolées dans l’enquête puisqu’elle ne peut se substituer aux autorités nationales dans l’appréciation des faits de l’affaire, ni se prononcer sur la responsabilité pénale des auteurs. C’est parce qu’au, regard de ces principes exigeants, les autorités n’avaient pas établi les faits de viol allégués par la requérante en procédant à une évaluation contextuelle et en tenant dûment compte des facteurs psychologiques particuliers inhérents aux affaires d’abus sexuels, qu’un constat de violation des obligations procédurales découlant des articles 3 et 8 a été établi dans l’affaire N.T. c/ Chypre. L’arrêt est surtout important pour avoir mis en évidence et dénoncé les effets pervers et contradictoires de la mise en œuvre de l’obligation procédurale indispensable à une lutte effective contre le viol et les violences domestiques. Il s’agit de la victimisation secondaire.
La Cour a en effet clairement indiqué que, dans le cadre des procédures pénales, les autorités doivent garantir la protection de l’image, de la dignité et de la vie privée des victimes présumées de violences sexuelles, notamment par la non-divulgation d’informations et de données personnelles sans rapport avec les faits et qu’il est essentiel qu’elles évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences fondées sur le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant un langage culpabilisant et moralisateur qui décourage la confiance des victimes dans le système judiciaire. Aussi a-t-elle également constaté une violation de l’article 14, portant interdiction des discriminations, combiné avec l’article 8 parce que certains termes et arguments utilisés par les procureurs et, en dernier ressort, par le procureur général adjoint dans l’appréciation de la présente affaire avaient véhiculé des préjugés et des stéréotypes sexistes empreints de discrimination fondée sur le sexe et provoqué une victimisation secondaire de la requérante.
L’obligation procédurale inhérente à la lutte contre le viol et les violences domestiques présente également un enjeu contradictoire au sens procédural du terme. Comme tout le monde le constate, les affaires de violences sexuelles de toutes natures sont fortement médiatisées dès l’émergence d’un soupçon. Dans l’immense majorité des cas les médias aident à sonner l’hallali contre un dangereux prédateur sexuel. Il leur arrive cependant quelquefois de clabauder sur la piste d’une personne qui sera finalement innocentée et qui, nonobstant, sera brisée à jamais. Pour que, en ces matières propices à « l’hystérisation des débats », les poursuites restent placées sous l’influence du principe du contradictoire et des exigences du droit à un procès équitable, il importe que soient préservés les intérêts d’une personne présumée innocente et qui, peut-être, l’est vraiment. C’est ce dont semble avoir pris conscience l’arrêt A.R c/ Royaume-Uni du 1er juillet 2025 (n° 6033/19) qui, dans une affaire de viol déjà conclue par un acquittement, a constaté une violation de l’article 8 parce que, dans le cadre d’une procédure de vérification renforcée en vue d’un recrutement en son sein, la police avait divulgué des informations suivant lesquelles un candidat avait été acquitté des accusations d’un viol dont les circonstances avait été décrites.
Les enjeux procéduraux contradictoires de la lutte contre le viol et les violences domestiques ont encore été mis en lumière par deux arrêts du 26 août 2025 concernant l’Islande (CEDH 26 août 2025, B.A, n° 17006/20 et M.A, n° 59813/19, Dalloz actualité, 15 sept. 2025, obs. M. de Ravel d’Esclapon). Dans le premier, la requérante qui se plaignait de ce que l’affaire de viol dont elle se disait victime avait été clôturée sans conséquence pour son prétendu agresseur a doublement échoué à faire constater un manquement à l’obligation positive de mener une enquête effective et une discrimination fondée sur le genre. Dans le second, la requérante qui n’avait pas réussi à faire condamner son compagnon pour l’avoir prétendument agressée à deux reprises et menacée d’envoyer des images intimes d’elle à son employeur, a également échoué à faire constater une discrimination fondée sur le genre mais elle a réussi, en revanche, à faire dénoncer, au regard de l’article 8, un manquement à l’obligation procédurale de mener une enquête effective.
5 - Réajustement de la jurisprudence environnementale
Pour mieux marquer la spécificité de la justice climatique dont elle a entendu devenir un acteur principal par son arrêt de grande chambre Verein KlimaSeniorinnen Schweiz c/ Suisse du 9 avril 2024 (n° 53600/20, préc.), la Cour européenne des droits de l’homme avait minimisé la portée des arrêts sur lesquels elle a bâti sa jurisprudence environnementale. L’affaire Cangi c/ Turquie n° 2 du 8 juillet 2025 (n° 65087/19) relative à la délivrance d’un permis d’exploiter une mine de nickel semble lui avoir permis de rectifier un peu le tir. Pour que la justice climatique soit efficacement organisée à partir des associations, la Cour a fortement élevé, par son arrêt du 9 avril 2024, le seuil à partir duquel les personnes physiques pourraient être considérées comme des victimes du changement climatique. Puisqu’elle a également minimisé l’importance de sa jurisprudence environnementale, il était à craindre que le même seuil particulièrement élevé ne serve aussi pour déterminer la qualité de victime d’une atteinte à l’environnement. Un risque de régression en ce domaine où la Cour a été exemplaire commençait donc à poindre. Elle a rapidement compris qu’il importait de le dissiper puisque dans l’arrêt Cangi n° 2 elle affirme expressément que la qualité de victime des personnes physiques au sens des articles 6 et 8 de la Convention se limite aux affaires portant sur la question du changement climatique et que la jurisprudence établie de la Cour concernant les litiges environnementaux classiques reste en vigueur. Le droit à un environnement sain rattaché naguère à l’article 8 par l’arrêt Tatar c/ Roumanie du 27 janvier 2009 (n° 67021/01, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss
; D. 2009. 2448, obs. F. G. Trébulle
; RTD eur. 2010. 333, étude A. Pomade
) mais balayé de la jurisprudence environnementale par l’arrêt Klima du 9 avril 2024 et surtout l’arrêt L.F c/ Italie du 6 mai 2025 (n° 52854/18) refait surface dans l’arrêt Cangi n° 2. Il est vrai qu’il ne fait que justifier, en tant que droit de caractère civil l’applicabilité de l’article 6, § 1, dont un constat de violation a été dressé parce que les décisions internes qui avaient validé l’autorisation d’exploiter la mine étaient insuffisamment justifiées eu égard au contexte environnemental.
6 - Justification du refus de prendre en charge le traitement très onéreux d’une maladie rare
On oublie souvent que le principe de proportionnalité ne sert pas seulement à protéger l’individu contre les ingérences qui peuvent être portées à ses droits conventionnels dans un but légitime : sous une forme inversée, il permet aussi de prémunir l’État contre de trop lourdes obligations positives qui aideraient à les rendre plus effectifs. L’arrêt B.R c/ Suisse du 8 juillet 2025 (n° 2933/23, AJ fam. 2025. 420, obs. A. Dionisi-Peyrusse
) vient d’apporter une douloureuse occasion de se le rappeler. En l’espèce, un doctorante en linguistique, pouvant communiquer seulement à l’aide du pavé tactile de son ordinateur et se servir essentiellement de la manette de jeu de son fauteuil roulant à cause d’une tétraplégie provoquée par une amyotrophie spinale, s’estimait victime d’une violation du droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 parce que l’assurance maladie le jugeant trop onéreux avait refusé de prendre en charge le seul traitement susceptible d’être efficace contre sa maladie rare. La Cour a refusé de la suivre au terme d’un raisonnement particulièrement éclairant sur l’existence de limites financières à la mise en œuvre concrète et effective des droits de l’homme. Tout en reconnaissant l’extrême difficulté de la situation de la requérante, elle remarque, en effet, que les autorités, qui disposent de ressources limitées, se voient parfois confrontées à des choix très difficiles. Dans ces conditions, les intérêts privés de la requérante qui devait être traitée de manière égale à d’autres demandeurs potentiels, devaient être comparés aux intérêts opposés de l’État, notamment concernant les coûts liés au système de santé publique et des assurances sociales. Or, le médicament demandé était très onéreux, puisqu’il coûtait plus de 80 000 CHF par flacon, et la requérante avait besoin de plusieurs doses par an. Dès lors, dans le cadre de son contrôle limité, la Cour a estimé que les autorités n’avaient pas dépassé leur marge d’appréciation en refusant à la requérante le traitement demandé. On savait déjà que la médecine était placée sous l’emprise de l’obligation de moyens. Il est clair désormais qu’il ne s’agit quand même pas d’une obligation de mettre en œuvre tous les moyens…
7 - Réprobation du refus d’admettre des réunions religieuses dans des lieux privés
L’arrêt Rafiyev c/ Azerbaïdjan du 8 juillet 2025 (n° 81028/17) a eu l’occasion de remettre à l’honneur les principes affirmés par le grand et bel arrêt Kokkinakis c/ Grèce du 25 mai 1993 (n° 14307/88, AJDA 1994. 16, chron. J.-F. Flauss
; RFDA 1994. 1182, chron. C. Giakoumopoulos, M. Keller, H. Labayle et F. Sudre
; ibid. 1995. 573, note H. Surrel
; RSC 1994. 362, obs. R. Koering-Joulin
) célèbre pour avoir affirmé que la liberté de pensée, de conscience et de religion est l’un des fondements d’une « société démocratique » au sens de la Convention d’une part, et, d’autre part, que « cette liberté est, dans sa dimension religieuse, l’un des éléments les plus essentiels qui contribuent à l’identité des croyants et à leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques et les indifférents ». Elle l’a fait dans une affaire relative à un adepte du nourdjouisme, qui est un mouvement théologique islamiste, arrêté et condamné pour avoir organisé une réunion religieuse dans des locaux privés. Le constat de violation de l’article 9 consacrant le droit à la liberté de religion qui a été établi en l’espèce, a surtout permis de redire avec force que accepter, au regard de la Convention, qu’un État puisse sanctionner un membre individuel d’une organisation religieuse non enregistrée pour avoir prié ou manifesté d’une autre manière sa croyance religieuse dans un lieu privé reviendrait à exclure les croyances religieuses minoritaires qui ne sont pas officiellement enregistrées auprès de l’État et, par conséquent, à admettre qu’un État peut dicter ce qu’une personne peut ou ne peut pas croire. L’arrestation du théologien islamiste a également donné lieu à un constat de violation de l’article 5, § 1, qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté et sa condamnation prononcée sans écouter ses arguments a constitué une violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1.
8 - Actualité des droits indérogeables
S’ils n’avaient été presque tous représentés dans l’arrêt de grande chambre Ukraine et Pays-Bas c/ Russie du 9 juillet 2025 (supra n° 2), l’actualité des droits indérogeables aurait été particulièrement calme. S’agissant du droit à la vie consacré par l’article 2, il n’a donné lieu qu’à un seul arrêt, Levon c/ Lituanie du 8 juillet 2025 (n° 27121/23) qui a estimé que l’État défendeur avait satisfait à son obligation positive de mener une enquête effective sur le décès d’un malade au cours de son hospitalisation.
À l’ouvrage sous son volet procédural dans l’affaire N.T c/ Chypre (supra n° 4), l’article 3 ne s’est guère manifesté que dans trois autres arrêts. L’arrêt Hayes et autres c/ Royaume-Uni du 1er juillet 2025 (n° 56532/22) qui a débouché sur un constat de non-violation présente l’intérêt pédagogique de rappeler les tests fixés par l’arrêt de grande chambre Sanchez-Sanchez c/ Royaume-Uni du 3 novembre 2022 (n° 22854/20, Dalloz actualité, 25 nov. 2022, obs. A. Lefebvre ; RSC 2023. 179, obs. D. Roets
) auquel doit satisfaire une personne menacée d’extradition pour convaincre que sa mise en œuvre l’exposerait à une peine inhumaine ou dégradante et l’intérêt procédural de maintenir jusqu’à ce que l’arrêt de chambre soit définitif la mesure provisoire tendant à suspendre l’exécution de la décision extraditionnelle. L’arrêt Korniyetz et autres c/ Ukraine du 10 juillet 2025 (n° 2599/16) a considéré que l’absence de garanties adéquates, particulièrement contre l’arbitraire, relativement aux perquisitions urgentes réalisées au domicile de personnes suspectées entraînait non seulement des violations de l’article 13 consacrant le droit à un recours effectif et de l’article 8 garantissant le droit au respect de la vie privée mais également du volet procédural de l’article 3. Il a également estimé, sur le plan substantiel, que les blessures infligées par la police à l’une des requérantes au cours de la perquisition constituaient des traitements inhumains et dégradants au regard de l’article 3.
Quant à l’arrêt Y.K c/ Croatie du 17 juillet 2025 (n° 38776/21), il a jugé que l’expulsion d’un étranger, dont la vulnérabilité avait été exploitée par les autorités pour lui arracher un consentement à un soi-disant retour volontaire sans lui permettre d’accéder à une protection internationale, entraînait une double violation de l’article 3 sous son volet procédural et en combinaison avec l’article 13. S’il n’y a rien d’autre à signaler du côté de l’article 4, l’article 7 qui pose le principe « pas de peine sans loi » est sorti de sa relative discrétion puisqu’il a suscité deux constats de violation. Le premier a été établi par l’arrêt Wulffaert et Wulffaert Beheer NV c/ Belgique du 10 juillet 2025 (n° 76634/16) qui consacre une application du principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce en stigmatisant une condamnation pénale pour la réalisation de travaux urbanistiques punissables au moment de leur commission, qui ne l’étaient plus au moment de la déclaration de culpabilité des requérants. Le second allonge la liste des arrêts déjà bien fournie, dont la pièce maîtresse est l’arrêt de grande chambre Yüksel Yalçinkaya c/ Turquie du 26 septembre 2023 (n° 15669/20, RSC 2024. 161, obs. D. Roets
), qui se sont prononcés dans des cas d’utilisation de la messagerie cryptée ByLock. Il s’agit de l’arrêt Demirhan et autres c/ Turquie du 22 juillet 2025 (n° 1595/20) qui, outre un constat de violation de l’article 6, § 1, consacrant le droit à un procès équitable, a établi celui de l’article 7 en raison de condamnations groupées d’utilisateurs de cette sulfureuse messagerie.
9 - Actualité du droit à la liberté et à la sûreté
L’article 5 qui, en cinq paragraphes, décline les droits et garanties structurant le droit à la liberté et à la sûreté n’a donné lieu en juillet qu’à quatre arrêts mais ils sont d’un intérêt remarquable. Ainsi l’arrêt Coulibaly c/ Belgique du 24 juillet 2025 (n° 42975/19) a-t-il pu juger qu’une privation de liberté résultant d’une décision de réécrou pouvait être compatible avec les exigences de l’article 5. De son côté, l’arrêt Atanasije Ristic c/ Serbie du 26 août 2025 (n° 38336/21) a dressé un constat de violation de quatre des cinq paragraphes de l’article 5 parce qu’un individu qui avait été placé à l’hôpital pendant 90 heures pour avoir avalé un sachet de drogue en résistant à son arrestation. Un autre arrêt revêt une importance particulière parce qu’il donné lieu à des constats de violation de l’article 5 mais également de l’article 18 qui est l’arme conventionnelle contre les détournements de pouvoir. Il s’agit de l’arrêt Selahattin Demirtas n° 4 c/ Turquie du 8 juillet 2025 (n° 13609/20) qui, au regard de ces deux textes, dénonce un placement en détention provisoire poursuivant le but inavoué d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique. C’est cependant à l’arrêt Siedlelecka c/ Pologne du 31 juillet 2025 (n° 13375/18) qu’il faut accorder le plus d’attention car il semble contredire la tendance régressive amorcée par l’arrêt de grande chambre Austin c/ Royaume-Uni du 15 mars 2012 (n° 39692/09, Dalloz actualité, 30 mars 2012, obs. C. Fleuriot ; AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen
) consistant à refuser la qualification de privation de liberté au sens de l’article 5 à certaines mesures éphémères telles que le kettling utilisé par les forces de l’ordre pour faciliter leur action. Il a en effet assimilé à une arrestation directement visée par l’article 5, § 1, b), la retenue pendant deux heures d’un contre-manifestant et a pu par conséquent constater une violation de cet article.
10 - Actualité du droit à un procès équitable
L’article 6, § 1, a permis à la Cour de Strasbourg de condamner la partialité d’un juge de cassation (CEDH 8 juill. 2025, Ismailaj c/ Albanie, n° 28873/22) et d’une Cour constitutionnelle (CEDH 26 août 2025, Kroi et Nocka c/ Albanie, n° 84056/17) ; le dépassement du délai raisonnable en raison de l’insuffisance d’un recours juridictionnel pour la durée des procès civils qui a également justifié un constat de violation de l’article 6, § 1, combiné avec l’article 13 (CEDH 26 août 2025, Vervele c/ Grèce, n° 34012/20). L’arrêt Opalenko c/ Ukraine du 17 juillet 2025 (n° 46673/18) a également estimé que la durée d’une procédure avait provoqué une violation de l’article 6, § 1, mais il a, en revanche, conclu à une non violation dans la mesure où l’absence d’un avocat au moment où le requérant était passé aux aveux avait été corrigée en cours de procédure. Un autre constat de non violation s’est également imposé dans l’affaire Sakkou c/ Chypre du 10 juillet 2025 (n° 4429/23) où les autorités avaient recouru aux témoignages de complices. Il faut mentionner avec une particulière insistance l’arrêt Mustafa et Mustafova c/ Bulgarie du 1er juillet 2025 (n° 7428/17) qui a jugé contraire à l’article 6, § 1, le refus des juridictions nationales d’accorder réparation de son préjudice moral au père de la victime d’un accident de la route.
11 - Actualité de l’article 8
Malgré la pause estivale, l’article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée, de la vie familiale, du domicile et de la correspondance sans compter toute une série de droits satellites qui lui ont été raccordés au fil du temps par la Cour européenne des droits de l’homme, n’a pas perdu de vitalité pendant la période estivale. En dehors de ses importantes applications déjà rencontrées dans les arrêts les plus marquants de la période ((v. supra nos 1, 2, 3, 4 et 6) il a débouché sur quatre autres arrêts significatifs. L’un d’entre eux, M.K c/ Lettonie du 3 juillet 2025 (n° 26035/23) confirme les efforts de la Cour pour s’adapter aux nouvelles réalités de la vie familiale puisqu’il constate une violation de l’article 8 parce qu’un droit de visite avait été refusé à une ex-compagne homosexuelle à l’égard de l’enfant que sa partenaire avait conçu par insémination artificielle pendant leur liaison. Un autre fera sûrement grincer quelques dents puisqu’il témoigne de la constance de la Cour à maintenir une position fermement protectrice des droits de l’homme détenu. Il s’agit de l’arrêt Gullotti c/ Italie du 10 juillet 2025 (n° 64753/14) qui a dressé un constat de violation de l’article 8 en raison des restrictions à la correspondance d’un détenu soumis à un régime spécial parce qu’il était membre de la mafia. Deux autres aideront une fois de plus à établir l’inanité des accusations d’entraves aux politiques migratoires régulièrement portées à l’aveuglette contre la Cour de Strasbourg : les arrêts Miari c/ Danemark du 15 juillet 2025 (n° 2852/24) et Siles Cabrera c/ Espagne du 17 juillet 2025 (n° 5212/23) ont effet conclu à des non violations de l’article 8 dans des affaires où les requérants se plaignaient respectivement d’une expulsion pour avoir trafiqué de la drogue avec une interdiction de retour pendant six ans et d’un refus de permis de séjour pour insuffisance de ressources à un demandeur se prévalant du critère « d’ancrage social ».
12 - Actualité du droit à la liberté d’expression
Elle a été essentiellement marquée par deux arrêts, ce qui, même pour la période estivale, est très peu au regard du foisonnement d’affaires que le droit protégé par l’article 10 génère d’ordinaire.
Le premier est l’arrêt Arvanitis et Phileleftheros Piblic Company Limited c/ Chypre du 3 juillet 2025 (n° 4997/22). Il a tourné à la confusion d’un avocat qui s’était inspiré de L’affaire Thomas Crown pour récupérer un tableau pillé en le remplaçant par un faux et qui s’en était publiquement vanté dans un article rédigé à sa propre gloire. Un journaliste et un éditeur qui s’étaient vivement gaussés d’un avocat utilisant de telles méthodes et manquant à ce à ce point de tact avaient été civilement condamnés en raison de la publication de ces propos qualifiés d’attaque personnelle. Or, le journaliste et l’éditeur ont obtenu un constat de violation de l’article 10 parce que leur condamnation, pour des propos certes caustiques mais ne dépassant pas les limites autorisées par la liberté de la presse et reposant sur la base factuelle constitué par le propre article de l’avocat cinéphile, avait porté une atteinte disproportionnée à leur droit à la liberté d’expression.
Le second est l’arrêt Google Ltd c/ Russie du 8 juillet 2025 (n° 37027/22) qui constate que les fortes amendes et pénalités infligées à Google en raison de son indocilité envers le pouvoir russe caractérisée par le refus d’obtempérer à une injonction de fournir des servies à une chaîne de télévision russe avaient constitué une violation de l’article 10 aggravée par une violation des exigences du droit à un procès équitable posées par l’article 6, § 1.
13 - Actualité au droit à la liberté de réunion pacifique
En écho à l’arrêt Google Ltd, l’arrêt Rodina et Borisova c/ Lituanie du 10 juillet 2025 (n° 2623/16) a estimé que l’interdiction, dans un pays balte, de manifestations pro-russes ne violait pas l’article 11 lu à la lumière de l’article 10 parce qu’elle répondait à un « besoin social impérieux ». L’arrêt Mzhavanadze et Rukhdaze c/ Géorgie du 15 juillet 2025 (n° 29760/21) a estimé, en revanche, que l’article 11 avait été violé en raison de l’arrestation de personnes qui avaient manifesté à la suite des résultats des élections législatives. Dans cette affaire, des solutions contrastées quant à la violation ou l’absence de violation de l’article 6, § 1, ont été retenues à l’égard des requérants en fonction du type de preuves ayant servi à justifier leur condamnation.
14 - Actualité du principe de non-discrimination
L’article 14 de qui porte « interdiction de non-discrimination » quant à la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention ne souffre pas trop de la concurrence du Protocole n° 12 qui porte interdiction générale de la discrimination dans la jouissance de tout droit prévu par la loi que de nombreux États dont la France n’ont même pas encore signé. Par combinaison avec d’autres articles de la Convention ou de ses Protocoles il continue à jouer un rôle déterminant pour l’évolution de certaines questions douloureuses. Au cours de la période estivale on l’a vu opérer en matière de viol et de violence domestique (supra n° 4). Par l’arrêt Bednarek c/ Pologne du 10 juillet 2025 (n° 58207/14), il a également permis, en combinaison avec l’article 3 qui interdit les traitements inhumains ou dégradants, de dénoncer fermement la réaction inadéquate des autorités face à des agressions guidées par des mobiles homophobes.
15 - Actualité du droit à des élections libres
Elle s’est nourrie de deux arrêts du plus grand intérêt. Celui rendu le 10 juillet 2025 dans l’affaire Tomenko c/ Ukraine 2025 (n° 79340/16) relative à la cessation anticipée du mandat d’un député à l’initiative du parti dont il ne partageait plus la ligne politique, a constaté une violation de l’article 3 du Protocole n° 1 justifiée par des motifs que politistes et constitutionnalistes trouveront peut-être à leur goût. La Cour a en effet estimé qu’une telle mesure était illégale et disproportionnée parce qu’elle plaçait les partis politiques au-dessus de l’électorat. L’autre arrêt, Bradshaw c/ Royaume-Uni du 22 juillet 2025 (n° 15653/22) devrait être lui aussi médité puisqu’il estime que la réaction pourtant tardive du gouvernement à des allégations d’ingérence de la Russie dans les élections législatives du 12 décembre 2019 n’avait pas porté atteinte au droit à des élections libres.
16 - Actualité de l’article 2 du Protocole n° 7
Le droit à un double degré de juridiction en matière pénale consacré par l’article 2 du Protocole n° 7 n’est pas souvent à l’honneur. Il l’a été le 26 août 2025 grâce à un arrêt Ftiti c/ Grèce (n° 37957/14) qui a constaté qu’il avait été violé dans le cas d’un condamné à dix-sept ans d’emprisonnement pour vol qualifié de bétail.
par Jean-Pierre Marguénaud, Professeur agrégé, Chercheur à l'IDEDH, Université de Montpellier
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