Chronique concurrence : droit des pratiques anticoncurrentielles et contrôle des concentrations (Septembre 2023 – Janvier 2024)

Cette chronique est la première au nouveau format de la rubrique « Concurrence » de la revue Dalloz actualité. Elle est dédiée au droit des pratiques anticoncurrentielles et au contrôle des concentrations et couvre la période allant de septembre 2023 à janvier 2024. D’autres suivront sur les autres thèmes de la rubrique. Pour cette première livraison, chaque auteur a choisi une décision sur laquelle il lui paraissait utile d’attirer l’attention du lecteur. La présente introduction s’en tiendra, quant à elle, à dresser un bref panorama d’ensemble de la période, en complément de ces commentaires.

1. L’une des actualités les plus marquantes de la période réside très certainement dans les trois arrêts du 21 décembre 2023 relatifs à l’application du droit des pratiques anticoncurrentielles au secteur sportif.

L’arrêt Super League (CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, European Superleague contre UEFA et FIFA, aff. C-333/21, AJDA 2024. 378, chron. P. Bonneville et A. Iljic  ; D. 2024. 347 , note F. Buy  ; ibid. 331, obs. P. le Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES) et U. de Limoges  ; Légipresse 2024. 100, comm. C.-E. Renault et V. Omnes ) qui a déjà fait l’objet d’un commentaire dans la présente rubrique est peut-être le plus notable. La Cour de justice y énonce, sur le renvoi préjudiciel d’une juridiction espagnole, que l’exercice par la FIFA et l’UEFA de leurs pouvoirs relatifs à l’organisation et à l’exploitation commerciale des compétitions de football professionnel en Europe constitue très vraisemblablement, en l’état des constations de la juridiction de renvoi, un abus de position dominante et une entente. Parmi ses nombreuses conséquences, cet arrêt pourrait d’abord fragiliser le monopole des grandes fédérations sportives sur l’organisation des compétitions européennes, bouleversant ainsi l’économie du sport, un peu à la manière de l’arrêt Bosman en son temps. Mais son intérêt dépasse largement le domaine sportif. Il est aussi particulièrement instructif quant à certaines notions fondamentales de la matière. Par exemple, la Cour de justice y confirme que certains abus peuvent être « par objet » par symétrie avec les ententes, tout en infléchissant sa lecture de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) en faveur d’une conception moins « économique » que celle qui semblait résulter des développements jurisprudentiels de la dernière décennie.

Le même jour, la Cour de justice a aussi rendu l’arrêt International Skating Union (CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, International Skating Union c/ Commission européenne, aff. C-124/21, AJDA 2024. 378, chron. P. Bonneville et A. Iljic  ; D. 2024. 331, obs. P. le Centre de droit et d’économie du sport (OMIJ-CDES) et U. de Limoges ) dans lequel elle a jugé que les règles de l’inorganisation sportive, lui permettant de soumettre les compétitions internationales de patinage de vitesse sur glace à son approbation et d’imposer des sanctions sévères aux athlètes participant à des compétitions non autorisées, étaient illégales car non encadrées par aucune garantie assurant leur caractère transparent, objectif non discriminatoire et proportionné. Au passage, la Cour stigmatise le système d’arbitrage sportif (et le fonctionnement du TAS), sous l’angle des exigences du contrôle juridictionnel effectif et, plus largement, comme pièce d’un système qui assoie un pouvoir important aux organisations sportives.

Elle a enfin rendu l’arrêt Royal Antwerp (CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, Royal Antwerp Football Club, aff. C-680/2). Dans cet arrêt, la Cour a jugé que le système imposant que les joueurs formés localement comprennent non seulement ceux qui ont été formés par le club en cause, mais également ceux d’autres clubs de la même ligue nationale, étaient incompatibles avec les règles en matière de libre circulation. Elle en profite pour souligner que ces règles ont également une incidence sur l’activité concurrentielle des clubs de football, soulignant leur caractère potentiellement nocif.

Parmi les arrêts de la Cour de justice, on relèvera encore l’arrêt Energias de Portugal (CJUE 26 oct. 2023, Autoridade da Concorrência c/ Energias de Portugal (EDP) e.a., aff. C-331/21, v. infra n° 7) qui précise notamment qu’un accord entre un opérateur historique, actif dans la fourniture d’électricité, et un groupe de grande distribution par lequel ce dernier s’engage à ne pas entrer sur le marché au moment même de sa libéralisation, peut constituer une restriction de la concurrence « par objet ». On notera aussi l’arrêt Romaqua Group (CJUE 21 sept. 2023, Romaqua Group SA c/ Societatea Națională a Apelor Minerale SA, aff. C-510/22, v. infra n° 56, RDI 2024. 89, obs. I. Hasquenoph  ; RTD eur. 2023. 747, obs. L. Idot ) relatif à la licéité, au regard des articles 102 et 106 du TFUE, d’une réglementation nationale qui accorde la prolongation d’un droit d’exploitation exclusif sans mise en concurrence.

Le Tribunal de l’Union a aussi rendu plusieurs décisions intéressantes dans la période sous commentaire. En matière d’entente, il a notamment confirmé, par son arrêt Valve Corporation, la décision de la Commission qui voyait dans le géoblocage de clés d’activation sur la plateforme de jeux vidéo Steam, une entente par objet. Au-delà de l’espèce, cet arrêt met de nouveau en lumière les relations, parfois complexes, entre droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle (Trib. UE, 27 sept. 2023, Valve Corporation c/ Commission européenne, aff. T-172/21, v. infra n° 3 ; Dalloz IP/IT 2023. 492, obs. Ekaterina Berezkina  ; ibid. 2024. 30, obs. J. Groffe-Charrier ). On notera aussi que dans l’affaire du cartel de l’éthylène, le tribunal, par son arrêt Clariant, a confirmé la décision de la Commission et la majoration de l’amende tout en rejetant la demande reconventionnelle de la Commission relatif au retrait de la réduction de 10 % octroyé au titre de la coopération lors de la procédure de transaction (Trib. UE, 18 oct. 2023, Clariant AG e.a. c/ Commission européenne, aff. T-590/20, v. infra n° 68). Toujours en matière d’entente, l’arrêt Teva Pharmaceutical Industries (Trib. UE, 18 oct. 2023, Teva Pharmaceutical Industries Ltd e.a. c/ Commission européenne, aff. T-74/21, v. infra n° 12) a confirmé, quant à lui, la décision de la Commission européenne qui estimait qu’un accord de règlement pay-for-delay conclu par un génériqueur avec un fabricant de médicaments princeps constituait une restriction de concurrence par objet. Enfin, le tribunal a confirmé aussi la décision de la Commission européenne (Trib. UE, 20 déc. 2023, JPMorgan Chase e.a. c/ Commission européenne, aff. T-106/17, et Crédit Agricole et Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c/ Commission européenne, aff. T-113/17) : l’arrêt concerne le recours contre une décision constatant que le Crédit agricole, HSBC et JPMorgan Chase avaient participé à une entente consistant à restreindre ou à fausser la concurrence dans le secteur des produits dérivés de taux d’intérêt libellés en euros (Euro interest rate derivatives, EIRD). L’affaire est surtout intéressante en ce qu’elle se prononce sur les critères permettant de constater la participation d’une entreprise à des pratiques anticoncurrentielles, notamment au travers d’échanges d’informations, dans le secteur des produits financiers.

En matière d’abus de position dominante, on peut noter que l’arrêt Bulgarian Energy Holding (Trib. UE, 25 oct. 2023, Bulgarian Energy Holding e.a. contre Commission européenne, aff. T-136/19, v. infra n° 60) a annulé la décision de la Commission sanctionnant l’opérateur historique gazier bulgare et a apporté, ce faisant, des précisions sur la jurisprudence Bronner.

2. Les juridictions et autorités françaises ont aussi été actives dans la période sous commentaire.

On peut notamment faire état de l’arrêt L’Oréal du 18 octobre 2023 (Com. 18 oct. 2023, n° 20-17.092, v. infra n° 48) par lequel la Cour de cassation a précisé que le chiffre d’affaires d’une filiale non impliquée dans des pratiques anticoncurrentielles peut être intégré dans le calcul de l’amende infligée à sa société mère. La Cour de cassation a également rendu deux autres arrêts qui ne seront que mentionnés ici. Un arrêt du 20 décembre 2023 qui précise que le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence doit motiver concrètement le déclassement de pièces protégées par le secret des affaires (Com. 20 déc. 2023, n° 22-17.296), un autre arrêt du 6 septembre 2023 (Com. 6 sept. 2023, n° 22-13.753 F-D) rendu en matière de private enforcement dans l’une des suites de l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien, qui confirme que la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts pèse sur les demandeurs dans le régime antérieur à la directive « dommages » et que cette règle n’est pas attentatoire au principe d’effectivité.

Quant aux décisions de la Cour d’appel de Paris, on notera pour l’essentiel que la chambre « régulation » a confirmé sur le fond, par un arrêt du 16 novembre 2023, la décision de l’Autorité rendue dans l’affaire des « titres-restaurant », n’accordant qu’une réduction d’amende à l’une des quatre entreprises condamnées (Paris, ch. 5-7, 16 nov. 2023, n° 20/03434).

On notera aussi que dans cette même affaire, l’Autorité a plaidé un mois plus tôt, dans un avis du 12 octobre 2023, pour qu’il soit mis fin mis fin aux droits exclusifs dont disposent ces quatre entreprises et pour la dématérialisation obligatoire des titres-restaurant (Aut. conc., avis, 12 oct. 2023, n° 23-A-16). L’activité de l’Autorité a par ailleurs été marquée ces derniers mois par la publication le 15 décembre 2023 du nouveau communiqué de procédure relatif au programme de clémence (commenté ci-après, n° 35). On peut aussi faire état de plusieurs décisions de sanction pour entente ou pour abus, à commencer par la décision Rolex du 19 décembre 2023, sanctionnant une interdiction de revente en ligne pour entente (Aut. conc., 19 déc. 2023, Rolex, n° 23-D-13, commentée ci-après, n° 15). Peut aussi être relevée la décision Sony du 20 décembre 2023 sanctionnant l’entreprise japonaise pour abus de position dominante sur le marché des manettes de jeux vidéo pour PS4 (Aut. conc., 20 déc. 2023, n° 23-D-14) ou encore la décision Confédération nationale des buralistes de France du 26 septembre 2023 qui sanctionne pour entente une pratique de boycott de la part de l’ordre professionnel représentant les buralistes (Aut. conc., 26 sept. 2023, Confédération nationale des buralistes de France pour boycott de la Française des Jeux, n° 23-D-09).

Concentrations

Les décisions d’interdiction ne sont pas si fréquentes et, à ce sujet, on ne peut manquer de signaler la décision rendue par la Commission, le 25 septembre 2023, dans l’affaire Booking c/ eTraveli (Comm. UE, 25 sept. 2023, Booking c/ eTraveli, IP/23/4573, v. infra n° 70). L’autorité a estimé que l’opération aurait renforcé la position dominante de Booking sur le marché des agences de voyages en ligne dans le domaine hôtelier, ce qui aurait entraîné des coûts plus élevés pour les hôtels et, éventuellement, pour les consommateurs. L’opération aurait aussi permis à Booking d’acquérir un canal principal d’obtention de clients, dans un domaine où l’entreprise américaine est déjà très puissante, avec la possibilité pour elle d’étendre son écosystème vers d’autres segments (et not., le domaine des voyages aériens, identifié comme crucial). Les engagements proposés par Booking ont été jugés insuffisants.

Au plan judiciaire (et sous l’angle procédural), il faut signaler l’arrêt du 9 novembre 2023, dans lequel la Cour de justice de l’Union concernant le cas de l’arrêt Altice Group Lux Sàrl c/ Commission européenne (CJUE 9 nov. 2023, Altice Group Lux Sàrl contre Commission européenne, aff. C-746/21). Il s’agissait d’une affaire de « gun jumping » où le groupe avait été condamné par la Commission, à la fois pour défaut de notification, mais aussi la réalisation anticipée de la concentration. Cette double condamnation avait été validée par le tribunal. Dans son arrêt, la Cour confirme la possibilité de sanctionner concurremment le défaut de notification et la réalisation anticipée d’une concentration, les juges estimant qu’il s’agit de deux obligations bien distinctes.

Jean-Christophe Roda et Rafael Amaro

Ententes

De la relation entre le droit d’auteur et le droit de la concurrence en matière de géoblocage

Vincent Giovannini, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Université Jean Monnet Saint-Étienne, CERCRID (UMR 5137)

  • Trib. UE, 27 sept. 2023, Valve Corporation c/ Commission européenne, aff. T-172/21

3. La singularité de l’arrêt rendu par le Tribunal dans le secteur des jeux vidéo réside dans l’interaction entre l’article 101 du TFUE et le droit d’auteur.

4. En l’espèce, Valve, qui exploite une plateforme de jeux vidéo pour PC en ligne – Steam – a été condamnée par la Commission pour infraction à l’article 101 du TFUE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE), pour avoir conclu des accords anticoncurrentiels ou des pratiques concertées avec cinq éditeurs de jeux vidéo – Bandai, Capcom, Focus Home, Koch Media et ZeniMax –, visant à restreindre les ventes transfrontalières et les ventes passives de certains jeux vidéo compatibles avec sa plateforme au sein de l’EEE, au moyen du blocage géographique des clés Steam, qui empêchait les utilisateurs situés en dehors du ou des pays autorisés d’activer les jeux vidéo en cause.

En substance, Valve a soutenu devant le tribunal que la Commission avait commis des erreurs de droit et d’appréciation des faits concernant, en premier lieu, la constatation d’accords ou de pratiques concertées et, en second lieu, une restriction de concurrence par objet.

5. S’agissant, en premier lieu, de la constatation d’accords ou de pratiques concertées, les critiques de Valve à l’égard de la Commission étaient de deux ordres : d’une part, notionnel ; d’autre part, probatoire.

D’une part, sur le plan notionnel, Valve reprochait à la Commission d’avoir indûment élargi les notions d’« accord » et de « pratique concertée ». Elle a fait valoir son rôle de simple prestataire de services, se contentant de mettre en œuvre des mesures techniques à la demande des éditeurs, de sorte que le comportement qui lui était reproché aurait dû en réalité être qualifié d’unilatéral. Pour sa part, le Tribunal a conclu à l’existence d’un concours de volontés, la plateforme jouant un rôle central dans la relation entre les éditeurs et les utilisateurs finaux des jeux vidéo Steam (§ 50).

D’autre part, sur le plan probatoire, le tribunal, qui a vérifié les preuves soumises par la Commission, a estimé qu’elles constituaient un faisceau d’indices sérieux, précis et concordant permettant d’établir un concours de volontés de la part de chacun des cinq éditeurs.

6. S’agissant, en second lieu, de la constatation d’une restriction de concurrence par objet, Valve critiquait la Commission pour ne pas avoir suffisamment ou correctement tenu compte, d’une part, du caractère nouveau de l’affaire et, d’autre part, du contexte juridique et économique.

D’une part, en ce qui concerne le caractère nouveau, le tribunal n’a pas fait droit à l’argument astucieux de Valve selon lequel la jurisprudence sur les importations parallèles n’était pas pertinente en l’espèce, car elle s’inscrivait dans le contexte des relations entre fournisseurs et distributeurs, c’est-à-dire de relations verticales, ce qui n’était pas le cas ici.

D’autre part, en ce qui concerne le contexte, d’abord, juridique, le tribunal a commencé par rappeler la distinction classique entre l’existence et l’exercice des droits : la première ne peut tomber sous le coup de l’interdiction de l’article 101 du TFUE, ce qui n’est pas le cas du second (§ 191). Or, en l’espèce, il a considéré que l’exercice des droits d’auteur des éditeurs avait été « l’objet, le moyen ou la conséquence d’une entente », la pratique de géoblocage n’étant pas destinée à protéger les droits d’auteur des éditeurs, mais à supprimer les importations parallèles afin de maximiser leurs redevances, ainsi que celles de la plateforme (§ 202). Du reste, le tribunal limite le droit d’auteur à une simple faculté d’exploiter commercialement la mise en circulation ou la mise à disposition des objets protégés, mais non de revendiquer la rémunération la plus élevée possible ou d’adopter un comportement qui entraîne des différences de prix artificielles entre les marchés nationaux cloisonnés (§ 204).

Quant au contexte, ensuite, économique et donc aux effets proconcurrentiels, le tribunal confirme que, s’ils doivent être examinés afin de déterminer si la pratique est suffisamment nocive, il ne s’agissait en l’espèce que d’allégations non étayées.

In fine, il en résulte que la pratique de géoblocage de Steam a enfreint l’article 101 du TFUE, ce qui doit être approuvé.

Clause de non-concurrence entre entreprises « non concurrentes » et appréciation d’une position de « concurrence potentielle »

Falilou Diop

  • CJUE 26 oct. 2023, EDP - Energias de Portugal e. a, aff. C-331/21 

7. Rendu en matière d’ententes, la spécificité de cet arrêt réside notamment dans le fait que les deux entreprises impliquées n’étaient pas en situation directe de concurrence. L’une est un fournisseur d’électricité alors que l’autre, gérant un réseau de détaillants de produits de grande consommation, n’exerce aucune activité sur le marché de l’électricité. Celles-ci avaient néanmoins conclu un accord dit « de partenariat » stipulant notamment une clause de non-concurrence. Cette clause est au cœur des questions soumises à la Cour de justice en vue de l’interprétation de l’article 101 du TFUE.

8. Le premier apport de l’arrêt s’observe ainsi dans l’appréciation de la position de « concurrence potentielle » dans laquelle se trouveraient ces deux entreprises sur le marché de l’électricité. Position que confirme la Cour de justice en prenant notamment en compte les possibilités réelles et concrètes que la seconde entreprise puisse intégrer le marché de l’électricité. Dans l’appréciation de ces possibilités, la différence des contextes explique un net recul de la pertinence des éléments subjectifs de preuve par rapport à l’arrêt Generics (UK) e.a., (CJUE 30 janv. 2020, aff. C‑307/18, RTD eur. 2020. 973, obs. L. Idot ). Ce dernier était relatif à un abus de position dominante dans le secteur pharmaceutique. Ici, tant le fait qu’il s’agisse d’une entente que la spécificité du marché concerné (le marché de l’électricité) influencent l’identification des indices probatoires susceptibles d’être pris en compte pour démontrer l’existence d’une situation de concurrence potentielle. Ainsi, est-il précisé que l’existence de possibilités réelles et concrètes d’entrer sur ce marché potentiel doit s’apprécier à la date de conclusion de la clause litigieuse de non-concurrence. Il convient donc de prendre en compte les activités économiques, antérieures à ladite clause, de l’entreprise qui n’est pas présente sur ce marché ou sur les marchés amont ou connexes à celui-ci, ainsi que celles des entités du groupe de cette entreprise. Néanmoins, le défaut de volonté, pour l’entreprise absente du marché d’accéder à celui-ci ne saurait constituer un indice autonome pour exclure une position de concurrence potentielle. Il en est de même pour l’absence de diligences préparatoire de celle-ci pour accéder à ce marché. L’importance de telles diligences dépend par ailleurs des barrières économiques et juridiques à l’entrée. En revanche, parmi les éléments subjectifs, la simple conclusion d’une clause de non-concurrence est logiquement identifiée par la Cour comme un indice particulièrement utile au support des éléments objectifs permettant d’établir la position de concurrence potentielle. En effet, deux entreprises qui ne s’estiment pas potentiellement concurrentes n’auraient en principe aucune raison de conclure une clause de non-concurrence.

9. Une deuxième précision procède de l’appréciation du caractère accessoire de la clause de non-concurrence. Rappelons que celle-ci était intégrée dans un contrat de partenariat conclu entre deux entreprises actives dans des marchés différents. L’objet du partenariat aurait un effet proconcurrentiel en ce sens, qu’il viserait à favoriser le développement réciproque des ventes des produits de ces deux entreprises par un mécanisme de promotion et de réductions croisées. Le caractère accessoire de la clause aurait donc conduit à ce qu’elle suive et s’intègre dans cet effet proconcurrentiel. S’inscrivant dans une jurisprudence établie (CJUE 23 janv. 2018, F. Hoffmann-La Roche e.a., aff. C‑179/16, RTD eur. 2018. 800, obs. L. Idot ) la Cour de justice rappelle utilement que c’est le caractère « objectivement nécessaire » de la restriction de concurrence qu’implique une telle clause qui détermine son caractère accessoire. Par conséquent, l’effet utile de l’article 101 du TFUE impose de prendre en compte, dans l’appréciation de ce caractère accessoire, des éléments comme la durée de la clause, les produits concernés par la restriction qu’elle implique et, en tout état de cause, l’inexistence d’une solution moins restrictive de concurrence.

10. Ainsi, même stipulée entre des entreprises non actuellement, mais potentiellement concurrentes et dans un accord présentant des effets proconcurrentiels, la clause de non-concurrence constituerait une restriction de concurrence par l’objet. Le contexte économique (phase finale de la libéralisation du marché de l’électricité) dans lequel elle intervient est pris en compte. Par ailleurs, il semble difficile d’exclure la qualification de restriction par l’objet de cette clause, dans la mesure où, selon la Cour, l’existence d’effets proconcurrentiels doit être propre à la clause elle-même et non pas simplement liée à l’accord dans lequel elle est stipulée (pt 105 de l’arrêt).

11. Enfin, la précision concernant la qualification de « contrat d’agence » n’est pas plus un apport de cet arrêt qu’un opportun rappel des lignes directrices sur les restrictions verticales. En effet, celles-ci désignent les contrats d’agence parmi les accords verticaux qui ne relèvent généralement pas de l’article 101, § 1, du TFUE. Évoquant le point 13 de ces lignes directrices, la Cour met en avant l’absence de risque commercial supporté par l’agent comme critère déterminant de la qualification d’un tel contrat. Il en résulte que, lorsque les coûts de mise en œuvre d’un partenariat ont été supportés à parts égales par les partenaires, la qualification de contrat d’agence devra être exclue. Cette exclusion semble également faire échec à la possibilité d’admettre des contrats d’agence croisés.

Pay-for-delay : un objet de plus en plus identifié

Walid Chaiehloudj

  • Trib. UE, 18 oct. 2023, Teva, aff. T-74/21

12. Les juridictions européennes persistent et signent : les accords de report d’entrée sont des restrictions de concurrence par objet. Cette fois-ci, c’est le tribunal dans l’affaire Teva qui à la fois confirme sa propre jurisprudence et précise par là même celle de la Cour de justice. En l’espèce, un règlement amiable avait été conclu entre Cephalon et Teva pour mettre un terme à un litige de brevet. Cet accord ambitionnait d’éteindre le risque de voir le brevet annulé et de poursuite d’un contentieux de propriété intellectuelle aussi coûteux que long. Le règlement amiable conclu prévoyait non seulement, une clause de non-concurrence empêchant le génériqueur d’entrer sur le marché, mais également une clause de non-contestation prohibant la possibilité de contester judiciairement le brevet. L’élément d’achoppement réside encore une fois dans le transfert de valeur. Des millions d’euros avaient été payés au génériqueur afin qu’il ne pénètre pas le marché des génériques et ne conteste plus le brevet litigieux. Un tel accord porte-t-il atteinte à la concurrence ? Le tribunal répond par l’affirmative et clarifie en même temps le paradoxal arrêt Generics, lequel ouvrait la voie à de multiples interprétations (CJUE 30 janv. 2020, Generics, aff. C-307/18, RTD eur. 2020. 973, obs. L. Idot ). Il faut se souvenir que cet arrêt avait entraîné d’immenses incertitudes sur l’analyse concurrentielle à opérer. Les notions de restriction par objet et de restriction par les effets s’emmêlaient, tant est si bien qu’il était difficile de déterminer dans quelles circonstances un objet anticoncurrentiel devait être retenu.

13. Certes, comme nous l’avons écrit, la Cour fait du paiement inversé « le pivot de son raisonnement » (W. Chaiehloudj, Antitrust et Propriété intellectuelle, in Commentaire J. Mégret, Droit antitrust de l’Union européenne, M. Mezaguer [dir.], éd. de l’Université de Bruxelles, 2022, n° 791), mais ce pivot était extrêmement fragile. D’un côté, la Cour estimait que les accords de report d’entrée ne pouvaient être considérés dans toutes les hypothèses comme des restrictions de concurrence par objet (CJUE 30 janv. 2020, Generics, préc., §§ 84-85). De l’autre, elle soutenait qu’un accord contenant un transfert de valeur s’expliquant uniquement par l’intérêt commercial tant du laboratoire princeps que du génériqueur de ne pas se livrer concurrence par les mérites relevait manifestement de la restriction par objet. Dire que ces deux appréciations vivent dans deux pôles irréconciliables est un euphémisme. Sans transfert de valeur, comment arriver à la conclusion d’un accord ?

14. Toujours est-il que la Cour s’était montrée moins sibylline dans son arrêt Lunbeck en retenant sans ambages la qualification de restriction par objet (CJUE 25 mars 2021, Lundbeck, aff. C-591/16, CRTD eur. 2021. 937, obs. L. Idot ). Dans cette affaire, il faut néanmoins relever que le comportement du laboratoire princeps était très caricatural, puisqu’il avait procédé à la destruction des stocks de génériques fabriqués par le génériqueur… En revanche, un tel comportement n’a pas été adopté par Cephalon. C’est dire que la messe est quasiment dite… La motivation du tribunal paraît sans appel. Ce dernier énonce que « la qualification de « restriction par objet » doit être retenue lorsqu’il ressort de l’examen de l’accord de règlement amiable concerné que les transferts de valeurs prévus par celui-ci s’expliquent uniquement par l’intérêt commercial tant du titulaire du brevet en cause que du contrefacteur allégué à ne pas se livrer une concurrence par les mérites, dans la mesure où des accords par lesquels des concurrents substituent sciemment une coopération pratique entre eux aux risques de la concurrence relèvent manifestement de la qualification de « restriction par objet » (arrêt, § 39) et qu’« aux fins de cet examen, il convient, dans chaque cas d’espèce, d’apprécier si le solde positif net des transferts de valeurs du fabricant de médicaments princeps au profit du fabricant de médicaments génériques était suffisamment important pour inciter effectivement le fabricant de médicaments génériques à renoncer à entrer sur le marché concerné et, partant, à ne pas concurrencer par ses mérites le fabricant de médicaments princeps, sans qu’il soit requis que ce solde positif net soit nécessairement supérieur aux bénéfices que ce fabricant de médicaments génériques aurait réalisés s’il avait obtenu gain de cause dans la procédure en matière de brevets » (arrêt, § 40).

Ce test n’est évidemment pas satisfaisant (v. pour des propositions prenant plus en compte le droit des brevets, W. Chaiehloudj, Les accords de report d’entrée, Concurrences 2019, nos 426 s.). Une fois encore, la juridiction européenne fait fi du contexte de brevet qui entoure la conclusion de ces accords. Comment arriver à conclure un règlement amiable sans proposer un arrangement de type économique ? Comment compenser le coût économique que la poursuite du procès aurait généré ? Et surtout, comment être certain qu’une atteinte réelle à la concurrence a été portée ? Si le brevet litigieux n’avait pas été annulé avec la poursuite de la contestation judiciaire, le laboratoire princeps n’aurait-il pas bénéficié du droit de maintenir son monopole sur le marché ? Le tribunal ne répond pas à toutes ces questions et s’écarte d’ailleurs d’une analyse américaine bien plus nuancée (FTC v. Actavis, Inc., 570 U.S. 136 [2013]). Certes, le droit de l’Union ne connaît pas la règle de raison, mais avoir plus d’égard pour les droits de propriété intellectuelle eût été bienvenu.

Qu’en conclure ?

Nous retiendrons pour notre part deux appréciations très différentes et quelque peu ambivalentes. D’abord, le tribunal assume une politique jurisprudentielle discutable : les erreurs de type I. En effet, eu égard au contexte de brevet, il sait pertinemment qu’un accord de règlement amiable n’aura pas toujours d’effets anticoncurrentiels sur le marché. Pour autant, il préfère les qualifier de restriction par objet. Ensuite, l’arrêt confirme un mouvement de reflux de l’approche plus économique. À cet égard, la position du tribunal est nettement moins contestable. L’approche par les effets a-t-elle permis d’éviter la concentration des marchés ? Assurément non. Qui plus est, dans un contexte où les finances publiques sont exsangues, on peut comprendre qu’il est inacceptable que des génériques ne puissent pas pénétrer à temps les marchés, ces derniers permettant de diminuer les prix, et ce faisant, les efforts du contribuable qui, rappelons-le est le consommateur final des médicaments… En définitive, dans le combat qui oppose le droit de la concurrence au droit des brevets, le premier l’emporte incontestablement par KO dans l’Union !

Prix de revente imposés et vente en ligne : et si l’affaire Rolex était à l’heure d’une libéralisation ?

Luc-Marie Augagneur

  • Aut. conc., 19 déc. 2023, n° 23-D-13, relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de montres de luxe

15. Dans sa décision rendue le 19 décembre 2023, l’Autorité de la concurrence a sanctionné Rolex à hauteur d’un peu plus de 91 millions d’euros pour avoir interdit à ses distributeurs agréés de vendre ses montres en ligne. La sanction a pu apparaître sévère à certains observateurs. Cette impression est sans doute moins due au quantum rapporté au chiffre d’affaires du groupe (un peu moins de 1 %), qu’au potentiel réel de vente en ligne des montres de luxe qui, s’il était débattu, ne représente sans doute pas un canal de vente décisif ni de nature à avoir un fort impact sur les prix de ce type de produits.

16. Ce d’autant que, dans le même temps, la décision apparaît sans doute plus remarquable par le fait qu’elle écarte le grief des prix de revente imposés aux distributeurs qui avait été retenu par les services d’instruction. Pourtant, Rolex revendiquait elle-même une politique explicite de limitation des remises sur laquelle elle exerce une vigilance significative. On peut ainsi lire dans la décision de l’Autorité une certaine forme de libéralisation de la régulation en matière de maîtrise de la politique tarifaire dont les réseaux ne manqueront pas de tirer des enseignements.

L’interdiction de la vente en ligne : une restriction injustifiable ?

17. On aurait pu penser que l’interdiction générale de la vente en ligne dans les contrats de distribution ne pouvait soulever aucun débat en droit de la concurrence, tant la jurisprudence Pierre Fabre de la Cour de Justice (CJUE 13 oct. 2011, P. Fabre, aff. C-439/09, D. 2011. 2590, obs. E. Chevrier  ; ibid. 2012. 577, obs. D. Ferrier  ; ibid. 2343, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny  ; RSC 2012. 315, chron. L. Idot  ; ibid. 2013. 167, chron. L. Idot  ; RTD eur. 2012. 442, obs. J.-B. Blaise ) et ses applications nationales pour différentes catégories de produits (Aut. conc., 12 déc. 2012, Bang & Olufsen, n° 12-D-23, pour la Hi-Fi ; 24 oct. 2018, Stihl, n° 18-D-23, pour la motoculture ; 1er juill. 2019, Trek, n° 19-D-14, pour les cycles) paraît avoir réglé la question de façon générale.

18. Pourtant, si l’on retient généralement que la clause empêchant aux distributeurs de vendre en ligne est une restriction par objet (qui dispense donc d’en examiner les effets sur le marché), la Cour de justice subordonne cette qualification à un certain nombre de conditions. Elle considère en effet dans l’arrêt Pierre Fabre que l’infraction n’est par objet que si « à la suite d’un examen individuel concret de la teneur et de l’objectif de cette clause contractuelle et du contexte économique et juridique dans lequel elle s’inscrit, il apparaît que, eu égard aux propriétés des produits en cause, cette clause n’est pas objectivement justifiée ». L’Autorité rappelle ainsi ces conditions avant de prendre soin de les examiner chacune pour conclure à une restriction par objet.

19. Elle passe ainsi en revue, non pas les effets de la pratique sur le marché, mais la légitimité économique de ses objectifs, tant du point de vue de l’entreprise, que des concurrents et des consommateurs. Elle examine en particulier si l’interdiction à la vente en ligne constituerait une finalité indispensable et proportionnée à i) la garantie d’un environnement d’achat satisfaisant pour des montres de luxe (expérience d’achat, essai, mise au point) (§§ 295 s.), ii) la lutte contre la contrefaçon (§§ 302 s.), et iii) l’organisation logistique propre aux produits. Pour chacun de ces domaines, l’Autorité observe surtout que les concurrents directs de Rolex ont trouvé des moyens pour combiner ces objectifs – qui apparaissent en effet légitimes – avec la vente en ligne.

20. S’agissant du contexte juridique, il est évalué en l’occurrence exclusivement à l’aune de l’incertitude éventuelle lié à la jurisprudence Pierre Fabre en ce qui concerne l’infraction par objet (§ 314). S’agissant du contexte économique, sans qu’elle exprime explicitement les critères qui conduirait éventuellement à disqualifier l’infraction par objet, l’Autorité décrit pour l’essentiel la nécessité d’une stimulation concurrentielle pour la vente en ligne (réelles perspectives de développement, attente des consommateurs, réalité des facteurs concurrentiels ne portant pas seulement sur l’image et les services) (§§ 318 s.).

21. Il en ressort que l’étape de qualification d’infraction par objet n’est pas standardisée, y compris pour un type de restriction déterminée, et qu’elle doit faire l’objet d’une évaluation systématique et effective des objectifs et du contexte pour se conformer aux exigences de la jurisprudence de la Cour de justice. Si l’on peine à discerner clairement les critères de cette évaluation, la décision dégage a contrario un certain nombre de critères qui permettraient, sinon d’échapper à l’infraction par objet, du moins d’envisager des restrictions à la vente en ligne dont l’intensité serait proportionnée aux objectifs légitime et au contexte économique. L’Autorité rappelle d’abord que des contraintes à la vente en ligne peuvent être imposées aux distributeurs : respect d’un design déterminé, exigence d’un certain niveau de conseil et de disponibilité. Elle suggère ensuite que la lutte contre la contrefaçon justifierait la mise en place d’un passeport numérique d’authenticité des produits qui serait encrypté dans la blockchain pour garantir les événements relatifs à l’historique de la montre (§§ 302 s.). Mais la décision laisse implicitement entendre que des restrictions supplémentaires pourraient être apportées pour d’autres types de produits qui seraient « ultra-compliqués » (§ 329).

22. L’autorité n’exclut ainsi pas que certains types de produits puissent être incompatibles avec la vente en ligne. On peut penser à cet égard à des raisons de sécurité, de prise en main, ou des raisons sanitaires par exemple. Mais c’est à la condition qu’il n’existe aucun autre moyen à la neutralisation totale de ce canal de vente. Cela rend l’hypothèse relativement marginale, sauf sans doute dans le domaine du soin ou de la combinaison indissociable d’un bien et d’un service spécifique dont le choix et l’adaptation rendrait l’intervention physique indispensable.

23. Si elle ne laisse que difficilement envisager que l’interdiction à la vente en ligne puisse échapper à l’infraction par objet, la décision ne marque en réalité pas l’absence de toute latitude pour limiter et maîtriser les conditions de la distribution en ligne. Mais, c’est surtout sur le terrain des prix de revente imposés qu’elle laisse apparaître une forme d’évolution notable dans le sens d’une telle maîtrise.

Prix de revente : déconseiller des remises sans imposer les prix

24. Rolex s’était vu notifier par les services d’instruction un grief d’entente relative au prix de reventes par ses distributeurs. L’Autorité estime qu’il n’est pas caractérisé. Pourtant, les circonstances révélaient une volonté du fabricant de limiter les remises aux acheteurs par rapport aux prix conseillés.

25. L’Autorité considère d’abord lapidairement qu’un accord de fixation de prix de revente constitue une infraction par objet. Pourtant, l’arrêt Superbock récemment rendu par la Cour de justice (CJUE 29 juin 2023, aff. C-211/22) soulignait que si ce type de pratique constitue une restriction caractérisée ne permettant pas de se prévaloir de l’exemption prévue par le règlement sur les accords verticaux, elle n’est pas ipso jure une infraction par objet. Mais elle précisait aussi que la restriction par objet doit être déterminée au regard de l’analyse de la situation et de son contexte économique et juridique, de façon à vérifier si la pratique présente un degré de nocivité suffisant dispensant d’en vérifier les effets sur les marchés.

26. On aurait pu imaginer que l’absence d’automaticité de la qualification par objet, exprimé par l’arrêt Superbock, ainsi que la précaution prise pour retenir cette qualification concernant la vente en ligne, conduirait l’Autorité à être plus diserte à ce sujet. Ce d’autant que les réseaux sont depuis plusieurs années en demande de davantage de latitude pour la maîtrise des prix des distributeurs, en recherchant un alignement sur la position de la Cour Suprême des Etats-Unis. Dans son arrêt Leegin (2007), cette dernière a en effet abandonné le caractère systématique de la violation du Sherman Act pour la fixation de prix minimum de revente en substituant une analyse selon la règle de raison. Cette jurisprudence conduit à mesurer les effets anticoncurrentiels en comparaison de la nécessité des prix imposés pour réaliser des marges suffisantes afin d’assurer la promotion des produits et les services à la clientèle, et pour lutter contre les stratégies opportunistes des free riders qui profitent des efforts des membres du réseau sans en supporter les charges. Il s’agit là d’une querelle historique de la théorie économique entre ceux qui considèrent que ces motifs légitimant une limitation de la concurrence entre les distributeurs (intra-marque) est en toute hypothèse suffisamment compensée dans la grande majorité des cas par la concurrence avec les autres marques (inter-marques) et ceux qui considèrent au contraire que l’affaiblissement de la concurrence intra-marque n’est ni suffisamment justifiée par les risques parasitaires ni suffisamment bénéfique pour le consommateur au regard du renchérissement des prix comparé à la qualité du service (sur cette question, v. M.-A. Frison-Roche et J.-C. Roda, Droit de la concurrence, 2e éd., Dalloz, 2022, nos 496 s.).

27. En revanche, la libéralisation se fait sentir au stade de l’appréciation de l’accord de volonté entre les parties à l’entente supposée. On se souvient pourtant que l’Autorité avait abandonné son test du faisceau à trois branches (évocation des prix de revente par le fournisseur, dispositif de police des prix, application significative par les distributeurs) au profit d’un mode de preuve moins contraignant résultant de tout faisceau d’indices graves, précis et concordants d’un accord (v. M. Malaurie-Vignal, Réflexion sur la preuve de l’imposition d’un prix minimal de revente, CCC 2021. 166).

C’est ce qu’avait retenu la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Apple, tout en désavouant l’Autorité dans son appréciation des faits (Paris, 6 oct. 2022, n° 20/08582, D. 2023, 705, obs. N. Ferrier). Le carcan du faisceau à trois branches s’éloignait en effet de la jurisprudence européenne (CJCE 6 janv. 2004, Bayer, aff. C-2/01, D. 2004. 1970 , obs. E. Claudel  ; RTD eur. 2004. 669, chron. L. Idot ). L’arrêt Superbock a d’ailleurs rappelé récemment qu’une entente sur les prix de revente imposés suppose la caractérisation d’un accord vertical résultant d’une invitation du fabricant à respecter des prix minimaux et d’un acquiescement explicite ou implicite des distributeurs pouvant être établi par des preuves directes au moyen d’indices objectifs et concordants (CJUE 29 juin 2023, aff. C-211/22, préc.). C’est à cette ligne que se range l’Autorité. Il est vrai que la rigueur du triple test appréhendait mal les stratégies de maîtrise tarifaire des distributeurs sans police des prix (comme c’était d’ailleurs le cas dans l’affaire Apple). Mais, l’Autorité réalise une forme de syncrétisme probatoire. Elle admet que l’accord de volonté d’une entente verticale sur les prix suppose à la fois une invitation du fabricant à des prix imposés et un acquiescement des distributeurs. Elle précise néanmoins que l’invitation est « généralement » démontrée par la diffusion des prix conseillés associée à une surveillance pour les imposer. Elle ajoute que l’acquiescement résulte « généralement » d’une application effective et significative issue d’éléments quantitatifs (relevés de prix) et qualitatifs (déclarations des distributeurs ou pièces établissant l’application) (§ 360) pour un nombre suffisant de distributeurs (§ 363)… ce qui ressemble fort au faisceau à trois branches pour la généralité des cas, tout en réservant la preuve par tous autres moyens.

28. Mais, paradoxalement, l’assouplissement du régime probatoire paraît conduire à un standard plus favorable aux entreprises. Dans l’affaire Apple, la cour d’appel avait déjà considéré qu’une transparence des prix mise en œuvre par le fabricant (sans prix conseillés), combinée à un octroi de remises suivant une évaluation relativement discrétionnaire de la part du fournisseur, conduisait certes à une contrainte économique sur les prix mais ne constituait pas un accord (D. Bosco, CCC 2022. 195). En l’occurrence, l’Autorité relève que, même s’il est établi que Rolex souhaitait certes limiter le niveau de remise, cette intention ne s’est pas traduite par une « invitation à une restriction tarifaire » (§ 373). Or, sans cette invitation, point d’infraction. S’agissant de l’acquiescement, l’Autorité considère que l’application effective n’est pas établie. Elle retient que, bien que Rolex déconseillait des pratiques de remises, la majorité des distributeurs a déclaré disposé d’une marge de manœuvre totale dans la détermination de sa politique tarifaire (§ 374). Sous cet angle, la motivation apparaît fort logique. Mais l’instruction relatait pourtant une politique relativement ferme du fabricant dans la mesure où Rolex intervenait explicitement auprès des distributeurs pour les dissuader de pratiquer des réductions de prix (indépendamment même de toute promotion de celle-ci). Elle exerçait une vigilance sur les pratiques tarifaires, notamment par la remontée d’informations précises sur les prix et des clients mystères qui testaient les pratiques de distributeurs. Elle exprimait en outre le cas échéant son insatisfaction en convoquant certains distributeurs. Si aucune sanction directe n’était exercée ou relevée, les distributeurs pouvaient percevoir une certaine contrainte indirecte ou sous-entendue liée à la limitation de l’allocation des volumes de produits, au caractère attractif de la marque, à la compression progressive des marges ainsi qu’au non-renouvellement des contrats des parallélistes et discounters du réseau.

Malgré cette politique de dissuasion explicite des déviances tarifaires excessives par rapport à une politique du fabricant, l’Autorité considère donc que l’infraction résultant d’une entente verticale sur les prix n’est pas établie. Son appréciation traduit ainsi une conception de l’entente centrée sur un véritable accord de volontés, alors que la sévérité d’une partie de la pratique décisionnelle antérieure, ou au moins des services d’instructions, paraissait presque parfois faire des prix de revente imposés une catégorie sui generis d’une entente sous contrainte.

29. Au plan pratique, cette décision semble laisser comprendre qu’un fabricant peut être parfaitement légitime à exprimer clairement son point de vue sur la politique tarifaire de ses distributeurs et à intervenir de façon pro-active et individualisée auprès d’eux, pourvu qu’il ne détermine pas lui-même de prix de revente minimal et que les distributeurs conservent réellement une faculté de décision. En revanche, avec ou sans contrainte, la convergence vers un plan économique commun entre fabricant et distributeurs pour neutraliser la concurrence intra-marque sur les prix constitue une entente prohibée par objet.

30. En définitive, si aucune ouverture n’est laissée à un quelconque abandon de l’infraction par objet, l’Autorité n’apparaît peut-être pas sourde aux motivations qui, ailleurs, justifient l’interventionnisme tarifaire du fournisseur auprès de ses distributeurs (investissements suffisants dans la promotion des produits et services, évitement des stratégies opportunistes). Convaincre les revendeurs de la pertinence du prix conseillé (affaire Rolex), ou piloter les marges par des remises qualitatives (affaire Apple), peut certes avoir pour effet d’induire une forme d’affaiblissement de la concurrence intra-marque. Mais si cela ne l’annihile pas, en particulier si les distributeurs conservent et observent leur libre arbitre, cette concurrence apparaît suffisante. Ce que le droit américain fait avec la règle de raison, le droit français qui se dessine paraît presque le réaliser par son standard d’appréciation.

Entente visant à empêcher les communications sur l’absence de bisphénol A à l’intérieur des contenants de denrées alimentaires

Hélène Vey et Grégoire Hugon, avocats Delsol

  • Aut. conc., 29 déc.  2023, n° 23-D-15, relative à des pratiques dans le secteur de la fabrication et la vente de denrées alimentaires en contact avec des matériaux pouvant ou ayant pu contenir du bisphénol A

31. Par une décision du 29 décembre 2023 (ci-après la « décision »), l’Autorité de la concurrence a sanctionné, pour un montant cumulé d’amende de presque 20 millions d’euros, un syndicat, trois organismes professionnels et onze entreprises membres de ces organismes (remplisseurs et fabricants de boîtes).

L’entente sanctionnée tendait, pour l’essentiel, à empêcher les communications sur l’absence de bisphénol A (BPA) à l’intérieur des contenants de denrées alimentaires (cannettes, conserves…) dans le but d’annihiler la concurrence entre les produits contenant ou non du BPA. Les parties voulaient ainsi éviter que l’absence de bisphénol A soit mise en avant comme un argument commercial auprès des consommateurs.

L’Autorité a également sanctionné des pratiques visant à inciter les industriels à refuser :

  • la livraison de contenants sans BPA avant le 1er janvier 2015 et ;
  • de cesser la fourniture de contenants avec BPA au 1er janvier 2015 (les contenants vides et denrées conditionnées déjà en circulation au 1er janv. 2015 pouvaient encore être vendus jusqu’à épuisement des stocks).

Cette entente s’est déroulée entre octobre 2010 et juillet 2015, tandis qu’en parallèle la loi n° 2012-1442 du 24 décembre 2012 suspendait l’usage du BPA à compter du 1er janvier 2015, l’instauration de cette période transitoire de deux ans devant permettre aux entreprises d’écouler leurs stocks et de passer à des contenants sans BPA.

L’Autorité a sanctionné les pratiques susmentionnées qui constituent une infraction unique, complexe et continue.

En revanche, l’Autorité n’a pas retenu l’un des éléments du premier grief, à savoir que les parties auraient collectivement décidé de réduire d’une année la date limite d’utilisation optimale des produits (DLUO) contenant du BPA. L’Autorité n’a pas non plus retenu le second grief relatif à la restriction de l’information sur les substituts au BPA.

Plusieurs éléments de la décision retiennent l’attention.

Une instruction initiée au visa de l’article L. 450-3 du code de commerce, sans OVS, sans auditions et une décision rendue sans rapport préalable

32. Le 16 septembre 2019, l’Autorité s’est saisie d’office dans le secteur concerné par les pratiques. Plutôt que d’opter pour l’organisation d’opérations de visites et saisies (OVS), les services d’instruction ont adressé des questionnaires à certaines parties (syndicats), sur le fondement de l’article L. 450-3 du code de commerce (l’art. L. 450-3 c. com. dispose, dans sa version alors applicable, que « [l]es agents peuvent exiger la communication et obtenir ou prendre copie, par tout moyen et sur tout support, des livres, factures et autres documents professionnels de toute nature, entre quelques mains qu’ils se trouvent, propres à faciliter l’accomplissement de leur mission. Ils peuvent exiger la mise à leur disposition des moyens indispensables pour effectuer leurs vérifications. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaire au contrôle ») aux fins de se voir remettre les éléments de nature à établir les pratiques visées par l’enquête. Il est rappelé que ces pouvoirs d’enquête non coercitifs ne nécessitent pas la réunion préalable d’indices de pratiques anticoncurrentielles. Une fois les réponses obtenues, les services d’instruction ont adressé, quelque temps plus tard, une notification de griefs à un grand nombre d’acteurs du marché (14 organisations professionnelles et 101 entreprises). Certaines parties destinataires de la notification de griefs (membres des syndicats ou entreprises impliquées non-membres) se sont plaintes que le périmètre des questionnaires de l’Autorité était très large, confinant à une « recherche exploratoire », contraire au principe selon lequel la demande des agents ne doit être ni générale ni imprécise et doit porter sur des documents qu’ils sont en mesure d’identifier (décis., § 617). D’autres mises en cause ont également déploré de ne pas avoir été interrogées par les services d’instruction sur les faits reprochés (décis., § 604).

L’Autorité balaie ces arguments en observant tout d’abord que les demandes des services d’instruction portaient sur des types de documents précis, à savoir des courriers, des courriels, envoyés depuis des adresses électroniques identifiées, à destination de personnes précisément listées, portant sur un sujet et une période déterminés (décis., § 628). Ensuite, l’Autorité rappelle qu’aucune disposition légale ni aucune jurisprudence n’impose aux services d’instruction, pour l’établissement des faits et leur qualification, de réaliser des mesures d’instruction à l’égard de l’ensemble des entités mises en cause, et, notamment, d’organiser l’audition de chacune d’elles (décis., § 606). Sur cette base, l’Autorité valide la position des services d’instruction qui s’estimaient suffisamment éclairés sur le fond du dossier par les réponses aux questionnaires adressés aux organisations professionnelles et aux centres techniques (décis., § 607).

Des organisations professionnelles ayant outrepassé leur mission de protection des intérêts légitimes des entreprises du secteur

33. L’Autorité rappelle que s’il est légitime et licite pour les organisations professionnelles de relayer les préoccupations de leurs membres auprès des pouvoirs publics, elles ne sauraient, sous couvert d’activités de représentation de la profession, engager leurs adhérents dans des actions collectives visant à restreindre la concurrence (décis., § 571). Alors que les organisations professionnelles mises en cause argumentaient qu’elles s’étaient contentées de rappeler à leurs membres la réglementation, la jurisprudence et les préconisations de la DGCCRF, s’agissant notamment du droit de la consommation et du risque de pratiques commerciales trompeuses induites par des mentions relatives au BPA (décis., § 588), l’Autorité retient que les pratiques litigieuses ne se bornaient pas à l’apposition de la mention « sans BPA » sur les emballages mais consistaient pour les parties à éviter toute utilisation marketing du BPA quels qu’en soient les formes et les supports, écrits ou oraux. De plus, selon l’Autorité, les règles du code de la consommation n’édictent aucune interdiction automatique et laissent une place importante à l’interprétation des juges, notamment s’agissant des allégations négatives (décis., §§ 805-806, une allégation négative concerne toute allégation se présentant sous la forme « sans […] »).

D’autre part, l’Autorité relève que les mesures coordonnées de certaines parties visant à opposer un refus aux demandes des distributeurs de commercialisation de boîtes sans BPA, que ce soit en anticipation de la loi ou, postérieurement à celle-ci, pendant la période au cours de laquelle les conserveurs étaient autorisés à écouler leur stock de boîtes avec BPA, empêchaient toute initiative individuelle liée au basculement vers des contenants sans BPA et neutralisaient les risques concurrentiels liés à la gestion, par chaque opérateur, des stocks de contenants avec BPA.

La mise hors de cause de plusieurs parties pour prescription et l’application du nouveau communiqué sanction

34. S’agissant d’une infraction continue, la prescription de tout acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction de pratiques anticoncurrentielles commence à courir le lendemain du jour au cours duquel le comportement infractionnel a cessé (décis., § 757). Sur cette base, plusieurs parties sont mises hors de cause, soit parce qu’elles n’ont commis aucun comportement en lien avec les deux axes de la stratégie collective entre le 28 décembre 2013 et le 21 juillet 2015, date à laquelle l’infraction a cessé, soit parce qu’elles se voient uniquement reprocher leur participation à quelques réunions dont le caractère anticoncurrentiel n’est pas confirmé.

Afin de déterminer les sanctions pécuniaires, l’Autorité a d’abord rappelé l’applicabilité du communiqué sanction de 2021, avant de préciser qu’elle s’en écartait, ce qui lui est permis en vertu du § 6 du texte. L’Autorité a choisi de recourir à un mode de fixation forfaitaire de détermination des sanctions afin, notamment, de prendre en compte l’hétérogénéité des parties qui « tient autant à leur poids économique qu’à leur nature et à leur rôle au sein du secteur ».

Enfin, l’Autorité reconnaît que « le cadre légal et réglementaire particulier dans lequel s’inscrivent les pratiques en cause et le comportement plus général de l’administration vis-à-vis des acteurs du secteur comme une circonstance atténuante ». Ce n’est pas la première fois que l’Autorité s’écarte de la méthodologie du communiqué sanctions de 2021, dans sa décision 23-D-12 du 11 décembre dernier, l’Autorité recourait par exemple à la même méthode (Aut. conc., 11 déc. 2023, n° 23-D-12, § 188).

À noter que les distributeurs ainsi que leur fédération, la FCD, ont été mis hors de cause puisqu’il a été démontré que ceux-ci ont cherché à communiquer sur l’absence de BPA auprès des consommateurs et qu’ils ont cherché à s’approvisionner en contenants sans BPA avant même le 1er janvier 2015.

L’Autorité de la concurrence publie un nouveau communiqué de procédure relatif à son programme de clémence

Matthieu Blayney et Pierre Garenne, Avocats, Linklaters LLC

  • Communiqué de procédure du 15 déc. 2023 relatif au programme de clémence français

35. Le 15 décembre 2023, l’Autorité de la concurrence a publié un nouveau communiqué de procédure relatif au programme de clémence en France. Ce nouveau texte abroge et remplace le précédent communiqué de procédure de 2015, principalement pour tirer les conséquences de la transposition de la directive (UE) n° 2019/1 du 18 décembre 2018 (dite « directive ECN + ») et de la directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 (dite « directive dommages et intérêts »), et pour consacrer certaines pratiques.

36. Le changement le plus important concerne probablement le remplacement de l’avis de clémence, supprimé par la loi n° 2020-1508 du 3 décembre 2020 (dite « DDADUE »), par un mécanisme par lequel le rapporteur général informe l’entreprise concernée de son éligibilité totale ou partielle. Il appartient ensuite au collège de l’Autorité de confirmer l’exonération d’amende en adoptant sa décision. Auparavant, quelques mois seulement après le dépôt d’une demande de clémence, l’entreprise en cause devait préparer une séance devant le collège de l’Autorité afin de se voir délivrer un avis de clémence l’informant de son immunité ou de la réduction d’amende envisagée. Il s’agissait là d’une procédure plus lourde pour l’entreprise et pour l’Autorité.

Parmi les changements importants, le nouveau communiqué consacre la pratique du « marqueur » de clémence qui permet à un demandeur de solliciter un délai pour réunir les preuves requises tout en garantissant son rang d’arrivée à la date du marqueur.

37. Par ailleurs, vraisemblablement dans le but d’encourager les demandes, le nouveau communiqué rappelle les garanties accordées aux demandeurs de clémence dans une section spécifique. L’Autorité précise notamment qu’aux termes de l’article L. 462-9-1, VI, du code de commerce, elle ne transmet les déclarations faites dans le cadre de la procédure de clémence à d’autres autorités de concurrence du réseau européen de concurrence que si l’entreprise concernée accepte cette transmission ou si elle a également formé une demande de clémence devant cette autre autorité.

38. Le communiqué rappelle néanmoins ce qui constitue aujourd’hui certainement le principal obstacle aux demandes de clémence : une exonération totale ou partielle ne protège pas les entreprises des éventuelles actions indemnitaires engagées par les entreprises victimes d’infractions au droit de la concurrence. Le bénéficiaire d’une exonération totale est bien exclu de la responsabilité solidaire avec ses coauteurs concernant les clients autres que ses clients directs ou indirects, sauf si ces victimes n’ont pas pu obtenir réparation auprès des autres responsables (C. com., art. L. 481-11). Néanmoins, il s’agit d’une bien maigre protection dans la plupart des cas dès lors que les actions des clients directs ou indirects peuvent représenter des demandes indemnitaires à plusieurs millions d’euros.

Dans son étude de 2014 sur le programme de clémence, l’Autorité relevait déjà que la crainte des actions privées était le troisième facteur dissuasif d’une demande de clémence, derrière la lourdeur de la procédure et la crainte de poursuites pénales (v. Aut. conc., Étude relative au programme de clémence français, 15 avr. 2014, p. 7).

Au regard du développement des actions indemnitaires en droit de la concurrence, il est plus que probable que ce facteur dissuasif ait pris encore plus d’importance aujourd’hui.

Enfin, le nouveau communiqué de procédure acte la possibilité de déposer par voie électronique la demande de clémence, ainsi que la déclaration de clémence et les pièces à son soutien. Il s’agit là d’un alignement sur ce qui se fait déjà devant d’autres autorités de concurrence au sein de l’Union européenne.

Entente dans le secteur des taxis à Moulins : la DGCCRF sanctionne un GIE à une amende de 20 600 euros et clôt une année exceptionnelle

Alexandre Apel, Magistrat de l’ordre judiciaire et ancien inspecteur à la DGCCRF – Docteur en droit à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

La DGCCRF met fin à une entente dans le secteur des taxis de Moulins-sur-Allier et de son agglomération, communiqué de la DGCCRF du 3 novembre 2023

39. Le 3 novembre 2023, la DGCCRF a annoncé sur son site internet avoir procédé à un règlement transactionnel à la suite de pratiques anticoncurrentielles détectées dans le secteur des taxis à Moulins. Dans son communiqué, la direction de Bercy indique que les investigations, menées par la brigade de concurrence de Lyon, ont révélé d’abord que les membres du GIE s’étaient entendus pour interdire l’accès au parking de la gare à un taxi concurrent.

40. En outre, les statuts et le règlement intérieur du GIE comportaient des clauses restreignant la concurrence entre les membres du GIE et pour les candidats à l’adhésion. Ces clauses, en substance, comportaient des conditions d’adhésion et d’exclusion imprécises, subjectives et qui étaient dépourvues de voies de recours. Ces clauses entravaient également le développement de la clientèle personnelle des adhérents, lesquels ne pouvaient pas faire la publicité de leur activité en dehors du groupement. Le communiqué reste toutefois silencieux sur la durée des pratiques sanctionnées.

41. Conformément à l’article L. 464-9 du code de commerce, ce rapport avait été transmis par le ministre chargé de l’Économie au rapporteur général de l’Autorité de la concurrence, lequel ne s’était pas saisi d’office de cette affaire. En conséquence de ce refus, la DGCCRF a proposé au GIE impliqué un règlement transactionnel : ce GIE devait modifier ses statuts et son règlement intérieur, outre le fait de s’acquitter d’une amende transactionnelle. Le montant proposé par la DGCCRF s’élevait à 20 600 €. La direction de Bercy indique que le GIE a accepté à la fois les modifications sollicitées et la proposition de transaction laquelle a été réglée au Trésor public en juin 2023.

42. De ce présent communiqué, deux principales séries d’observations s’imposent : la première sur la nature des pratiques sanctionnées, la seconde sur l’activité exceptionnelle de la DGCCRF au cours de l’année 2023.

Sur les pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par le GIE de taxis

43. Il est souvent dit que les pratiques anticoncurrentielles naissent dans des secteurs en crise et la profession de taxis, qui a très largement souffert ces dernières années, ne semble pas contredire cette allégation. Les ententes anticoncurrentielles de taxis mises en œuvre au sein de GIE figurent, en effet, parmi les pratiques régulièrement et classiquement sanctionnées par la DGCCRF depuis l’instauration de la procédure de transactions-injonctions. Il s’agit, en 2023, de la troisième procédure relative à un GIE de taxis et, depuis 2017, de la septième affaire impliquant la profession de taxis. Cette année, un autre GIE de l’agglomération rennaise a notamment payé une amende importante de 52 000 € à la suite de pratiques similaires mises en œuvre entre 2021 et 2022 (Communiqué de la DGCCRF, Entente entre taxis de l’agglomération de Rennes : la DGCCRF inflige 52 000 € d’amende). Comme la majorité des GIE regroupant des taxis, le GIE sanctionné en l’espèce était localement puissant puisqu’il réunissait plus de 70 % des professionnels de taxis de Moulins.

Dans son communiqué, la DGCCRF en appelle à la responsabilité et à la vigilance des taxis en ajoutant également que l’article L. 420-2-2 du code de commerce, en vigueur depuis 2017, est une disposition qui s’adresse spécifiquement aux prestataires de transport public particulier de personnes.

Sur le bilan exceptionnel en 2023 de la DGCCRF concernant les transactions-injonctions

44. Au-delà de l’intérêt de cette affaire, cette dernière transaction-injonction est venue clore un exercice exceptionnel des services d’enquêtes concurrence de la DGCCRF réalisé en 2023. Ces dernières années, l’activité concurrentielle de la DGCCRF était moins soutenue. Seulement six décisions avaient été, somme toutes, publiées entre 2020 à 2022 inclus. Il était également peu fréquent de relever des amendes infligées par la DGCCRF, par le biais de règlements transactionnels, supérieures à 50 000 €, voire à 100 000 €.

45. Mais l’année 2023 de la direction de Bercy pourrait avoir marqué un tournant dans sa politique répressive. En effet, il doit être observé un nombre plus important de décisions de transactions publiées par la DGCCRF, qui pour la plupart font écho à des amendes transactionnelles bien plus élevées qu’à l’accoutumée (v. taxis de l’agglomération de Rennes, juin 2023 ; secteur de l’édition et de la distribution de tissus d’ameublement, 2023 ; secteur du recyclage de métaux non-ferreux, janv. 2023 ; marchés publics du transport routier en Saône-et-Loire, janv. 2023 ; secteur de la distribution de biens de grande consommation (eaux de source) à Mayotte, janv. 2023).

46. Sauf imprécisions de notre part, la DGCCRF a publié en 2023 un nombre record de vingt-et-un communiqués de transactions-injonctions. Ce nombre est même supérieur à celui des décisions de sanctions rendues cette année par l’Autorité de la concurrence. Il en ressort, par ailleurs, un montant record des amendes prononcées par la DGCCRF avec un total de 1 291 350 € pour une amende moyenne de 61 000 € par affaire résolue. Quelques décisions ont particulièrement marqué l’année 2023. Dans l’affaire des marchés de travaux de réseaux électriques, la DGCCRF a infligé à deux sociétés des amendes d’un montant total de 237 600 €. Dans la transaction-injonction dans le secteur du recyclage de métaux non-ferreux, les trois sociétés en cause se sont acquittées d’une amende transactionnelle totale de 148 600 €. De telles amendes, à titre de comparaison, sont supérieures à certaines amendes ayant été infligées par l’Autorité au cours de la même année (Aut. conc., 14 juin 2023, n° 23-D-06, secteur de la rénovation et de la restauration de couvertures et de charpentes dans les Hauts-de-France).

47. Si des conclusions trop hâtives ne doivent pas être tirées à l’issue de l’année 2023, les années à venir permettront de dire si cette politique inédite de sanction de la DGCCRF est conjoncturelle ou structurelle et répond à de nouvelles ambitions répressives de la part de la direction de Bercy.

Amende : le chiffre d’affaires d’une filiale non impliquée dans des pratiques anticoncurrentielles peut être intégré dans le calcul de l’amende infligée à sa société mère

Alexandre Apel, Magistrat de l’ordre judiciaire et ancien inspecteur à la DGCCRF – Docteur en droit à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

  • Com. 18 oct. 2023, L’Oréal SA e. a., n° 20-17.092

48. Suite et fin de la saga de l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien pour l’Autorité de la concurrence et l’entreprise L’Oréal. En rejetant le second pourvoi formé par L’Oréal, dernière entreprise à pouvoir encore contester cette affaire, la Cour de cassation confirme définitivement l’amende infligée au groupe L’Oréal d’un montant de 189 494 000 €.

Si cet arrêt n’est pas neutre pour L’Oréal s’agissant de l’amende qui lui est au final imposée, la Cour de cassation confirme aussi et surtout la tendance selon laquelle l’amende infligée à une entreprise sanctionnée, au sens du droit de la concurrence, peut être aussi déterminée en fonction des autres sociétés du groupe auquel elle fait partie.

Pour bien comprendre les enjeux de cet ultime arrêt, il importe de revenir en amont sur les différentes décisions intervenues dans cette affaire et notamment l’arrêt de la Cour d’appel de Paris frappé de pourvoi.

La procédure et le second arrêt attaqué

49. Pour mémoire, dans sa décision n° 14-D-19 du 18 décembre 2014, l’Autorité avait prononcé une amende record d’environ un milliard d’euros à une dizaine de fournisseurs de la grande distribution, pour s’être entendus sur des hausses tarifaires relatives à des produits d’hygiène et d’entretien (Aut. conc., 18 déc. 2014, n° 14-D-19 , secteur des produits d’entretien et des insecticides et dans le secteur des produits d’hygiène et de soins pour le corps).

La société L’Oréal SA, l’un des auteurs de l’infraction, avait été condamnée au paiement d’une amende de 189 494 000 €. À ce jour encore, il s’agit, ni plus ni moins, de l’une des dix sanctions pécuniaires les plus élevées prononcée par l’Autorité à l’encontre d’une seule entreprise.

Dans le cadre d’un premier arrêt rendu le 27 octobre 2016, la Cour d’appel de Paris avait pour l’essentiel confirmé la décision de l’Autorité en réduisant à la marge plusieurs des amendes infligées aux entreprises sanctionnées. À l’exception d’un moyen accueilli sans importance au regard du présent commentaire, les moyens d’annulation ou de réformation de L’Oréal SA avaient été rejetés et en particulier ceux afférents à la délimitation de la valeur des ventes, c’est-à-dire l’assiette de la sanction (Paris, 27 oct. 2016, Beiersdorf e. a., n° 15/01673, pts 207 s.).

Dans son arrêt du 27 mars 2019, la Cour de cassation avait rejeté les pourvois de toutes les entreprises sanctionnées à l’exception notable de celui de L’Oréal SA. La juridiction suprême avait jugé que la Cour d’appel de Paris avait violé l’article L. 464-2 du code de commerce en prenant en compte, dans l’assiette de la sanction de L’Oréal SA, la valeur des ventes réalisées par la société Gemey, filiale du groupe L’Oréal, alors qu’« aucun grief [ne lui] avait été notifié » (Com. 27 mars 2019, L’Oréal, n° 16-26.472).

L’affaire, sous l’angle seulement de l’amende infligée à L’Oréal SA, avait en conséquence été renvoyée puis réexaminée par la Cour d’appel de Paris sur renvoi. Par un arrêt du 18 juin 2020, la cour d’appel s’était clairement opposée à l’arrêt de cassation en confirmant à nouveau que la valeur des ventes de la société Gemey, à laquelle aucun grief n’avait été notifié, devait être intégrée dans l’assiette de la sanction pécuniaire infligée à sa société mère L’Oréal SA. Pour se justifier, la Cour de Paris jugeait, en effet, que l’amende devait refléter au mieux l’importance économique de l’infraction ainsi que le poids relatif de l’entreprise participant à l’infraction. Pour la cour d’appel, la société L’Oréal SA, société faitière du groupe L’Oréal, s’était entendue avec les autres entreprises sur la vente des produits de la société Gemey, ce qui justifiait, selon elle, de tenir compte du chiffre d’affaires de cette dernière dans la sanction (Paris, 18 juin 2020, L’Oréal SA e. a., n° 19/08826, pts 13 à 30 et 33, RLC n° 98-2020, n° 3900, obs. A. Apel).

50. L’Oréal s’est donc, à nouveau, pourvue devant la Cour de cassation à la suite de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris. Ce second arrêt rendu par la chambre commerciale de la Haute Cour le 18 octobre 2023 est l’objet du présent commentaire.

Le rejet du pourvoi de L’Oréal et le revirement de la Cour de cassation

51. L’entreprise L’Oréal avait développé deux moyens d’annulation et de réformation sur pourvoi devant la Cour de cassation.

Le second des moyens soulevés, relatif à un autre déterminant (double ou triple net) du périmètre de la valeur des ventes, a été rejeté sans difficulté par la Cour (arrêt, pts 12 s.). Le présent commentaire n’évoquera pas ce moyen qui avait déjà été abordé à de multiples reprises au cours des différentes instances de cette affaire.

Le premier moyen consistait, à nouveau pour la requérante, à reprocher à l’Autorité d’avoir intégré le chiffre d’affaires de la société Gemey dans le calcul de l’amende infligée à L’Oréal. En réponse, la Haute Cour a repris les différentes étapes de la motivation de la Cour d’appel de Paris dans son second arrêt et en conclut au rejet dudit moyen (arrêt, pts 4 s.).

52. Bien que la Cour de cassation ait tenu pour acquis que la société Gemey n’avait pas été impliquée dans cette affaire, elle note cependant – et en substance – que les ventes de cette société ont été concernées par les pratiques illégales en cause, ce qui justifiait d’en tenir compte et de les intégrer dans le calcul de l’amende infligée à sa société mère L’Oréal. Ce faisant, le Cour de cassation reprend à son compte et valide les motifs de la Cour d’appel de Paris dans son second arrêt ayant conduit à débouter L’Oréal.

Si la solution exposée dans cet arrêt rejoint celle de la Cour de justice exposée dans l’arrêt Dole Food (Trib. UE, 14 mars 2013, aff. T‑588/08, pts 617 s., confirmé par CJUE 19 mars 2015, aff. C-286/13, pts 139 s., RTD eur. 2015. 823, obs. L. Idot ), ce positionnement de la Cour de cassation constitue aussi, selon nous, un net revirement vis-à-vis de son premier arrêt rendu sur ce point dans cette affaire et dont le raisonnement est occulté dans l’arrêt commenté.

Pourtant, les motifs de la Cour d’appel de Paris dans son arrêt de renvoi étaient relativement proches de ceux exposés dans son premier arrêt du 27 octobre 2016 et qui avait été censuré par la Cour de cassation. Ce revirement, de surcroît, était d’autant moins attendu que la cassation n’était pas intervenue la première fois en raison d’un défaut de motifs ou d’un manque de base légale – laissant la possibilité à la cour de renvoi de retenir une autre motivation démontrant que la règle de droit a été exactement appliquée – mais pour violation de la loi et précisément de l’article L. 464-2 du code de commerce – laissant peu de place au contrôle ou à l’appréciation des faits.

53. Quoi qu’il en soit, la portée de cette décision est tout sauf anodine sur un plan pécuniaire. En l’espèce, la mise à l’écart de la valeur des ventes de Gemey dans l’assiette de la sanction aurait eu des répercussions importantes sur le quantum de l’amende finalement infligée à L’Oréal. La réduction de l’amende qui en aurait résulté, s’agissant d’une amende initialement fixée à 190 millions d’euros, pouvait sans nul doute se chiffrer en plusieurs dizaines de millions d’euros. Pour s’en convaincre, il est renvoyé à la décision de l’Autorité qui évoque la part de marché de Gemey dans le secteur des produits d’hygiène, de l’ordre de 10 %, et que nous mettons en perspective avec les 29 % détenus au total par le leader français L’Oréal qui ont constitué l’assiette de sa sanction (Aut. conc., 18 déc. 2014, n° 14-D-19, préc., § 102).

Ce qui constitue, selon nous, un revirement de la part de la Cour de cassation est donc venu ôter les derniers espoirs de L’Oréal dans cette affaire qui va, au final, devoir s’acquitter de cette amende d’environ 190 millions d’euros.

La notion d’entreprise de plus en plus confrontée à celle du groupe de sociétés

54. L’arrêt commenté confirme aussi la tendance selon laquelle la notion d’entreprise ne doit pas être entendue selon une stricte acception. En d’autres termes, une autorité de concurrence peut, suivant les circonstances de l’espèce qui le justifieraient, sanctionner une société (considérée comme l’entreprise) en se référant plus largement au groupe de sociétés auquel elle fait partie et qui ne serait pas directement mis en cause (par ex. sur le plafond de l’amende, v. Trib. UE, 16 nov. 2011, Groupe Gascogne SA, aff. T-72/06, pts 96 s., confirmé sur ce point par CJUE 26 nov. 2013, aff. C-58/12, pts 54 s., RTD eur. 2014. 291, étude F. Zampini  ; ibid. 901, obs. L. Coutron  ; ibid. 949, obs. L. Idot  ; ibid. 2015. 182, obs. F. Benoît-Rohmer  ; Com. 8 nov. 2016, VK-Mühlen AG e. a., n° 14-28. 234 FS-D, RLC n° 57-2017, p. 20, obs. M. Dumarçay).

55. Si le droit de la concurrence s’était à l’origine montré avant-gardiste en définissant très tôt l’« entreprise » comme une entité fonctionnelle ne se résumant pas nécessairement à une seule personne morale (à une époque où le principe de l’autonomie des personnes morales était strictement observé), cette affaire souligne aussi quelques-unes des limites actuelles de la notion d’entreprise de plus en plus prégnantes (sur ce sujet, v. A. Apel, Les amendes en droit français et en droit européen des pratiques anticoncurrentielles, M. Béhar-Touchais [préf.], I. de Silva [avant-propos], L’Harmattan, 2022, spéc. pts 486 s.). Mais pris positivement, l’arrêt de la Cour de cassation peut aussi s’analyser, ce faisant, comme une opportunité de renouveler ou de dépasser la notion d’entreprise afin de davantage rapprocher si ce n’est d’assimiler l’auteur de l’infraction au groupe de sociétés.

À ce sujet, la notion de groupe de sociétés se construit en France de façon parcellaire depuis une dizaine d’années par petites touches (lutte anticorruption, devoir de vigilance, RGPD, RSE, etc.). Si ces différentes réformes ont été menées au coup par coup par le législateur et sans une véritable cohérence d’ensemble jusqu’ici, ces modifications législatives devraient rendre inéluctable à terme l’avènement d’une pleine et entière responsabilité d’un groupe de sociétés.

Un tel changement législatif irait dans l’intérêt même du droit de la concurrence qui, en dépit de la notion d’entreprise, est parfois aussi entravé par l’absence de personnalité morale conférée au groupe de sociétés.

Abus de position dominante

Entreprise titulaire d’un droit exclusif : l’absence de mise en concurrence est contraire aux articles 106, § 1, et 102 du TFUE

Julie Malet-Vigneaux, Maître de conférences en droit privé Université du Littoral - Côte d’opale, membre du Laboratoire de Recherche Juridique (LARJ)

  • CJUE 21 sept. 2023, Romaqua Group SA, aff. C-510/22

56. L’affaire C-510/22 du 21 septembre 2022 a pour objet une demande de décision préjudicielle introduite par la Haute Cour de cassation et de justice de Roumanie, portant sur l’interprétation de l’article 106, § 1, du TFUE, lu en combinaison avec l’article 102 du TFUE dans l’hypothèse d’une réglementation nationale qui accorde au titulaire d’un droit exclusif d’une source d’eau minérale, la possibilité d’obtenir, sans mise en concurrence, la prolongation de son titre d’exploitation pour des périodes successives de cinq ans.

57. En l’espèce, le gouvernement roumain avait approuvé l’attribution directe par l’Agence nationale pour les ressources minérales (ANRM) à la Société nationale des eaux minérales (SNAM) de la concession de l’exploitation de l’ensemble des ressources d’eau minérale exploitées en Roumanie pour une durée de vingt ans. Romaqua Group a demandé à l’ANRM de ne pas renouveler, lors de leur expiration prévue fin 2018, les titres précédemment attribués à la SNAM et d’organiser un appel d’offres public pour l’octroi de nouveaux titres. L’ANRM a refusé d’accéder à ces demandes en faisant notamment valoir que l’organisation d’un appel d’offres public pour la désignation de nouvelles sociétés concessionnaires ne serait possible que si la SNAM ne demandait pas, comme elle en a la possibilité tous les cinq ans, la prolongation des titres en cours.

Romaqua Groupe a demandé en justice de faire constater qu’un tel refus était injustifié et d’ordonner à l’ANRM d’organiser, à l’expiration des titres de concession, un appel d’offres public. La Cour d’appel de Bucarest ayant rejeté son recours, Romaqua Group a formé un pourvoi devant la Haute Cour de cassation et de justice, en invoquant l’incompatibilité avec plusieurs dispositions du droit de l’Union européenne de la réglementation nationale qui prévoit le maintien, de fait, sans limitation dans le temps, par des prorogations successives à la disposition du bénéficiaire de l’attribution directe, d’un droit exclusif octroyé à une société dont le capital est entièrement détenu par l’État. C’est dans ce contexte que la juridiction roumaine a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante : « L’article 106, § 1, du TFUE doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à des réglementations nationales telles que celles en cause au principal qui maintiennent une attribution directe, initiale et non concurrentielle de titres d’exploitation de sources d’eaux minérales à une société dont le capital est entièrement détenu par l’État, par des prorogations successives et illimitées des titres exclusifs (à la disposition de la société publique) ? »

58. En réponse, la Cour précise qu’il ressort de cette demande de décision préjudicielle que la juridiction roumaine a entendu se référer non pas au seul article 106, §1, du TFUE, pris isolément, comme la formulation de la question peut le laisser penser, mais à cet article lu en combinaison avec l’article 102 TFUE. Rappelons que l’article 106, § 1, du TFUE fait obligation aux États membres de n’édicter ni de maintenir aucune mesure contraire aux règles des traités, notamment à celle prévue à l’article 102 du TFUE, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs. L’article 102 du TFUE, quant à lui, interdit des pratiques consistant à exploiter de manière abusive une position dominante sur le marché ou dans une partie substantielle de celui-ci. À cet égard, la Cour a déjà jugé qu’un État membre enfreint les interdictions édictées à l’article 106, § 1, du TFUE, lu en combinaison avec l’article 102 du TFUE, lorsqu’il prend une mesure législative, réglementaire ou administrative qui crée une situation dans laquelle une entreprise publique ou à laquelle il a conféré des droits spéciaux ou exclusifs est amenée, par le simple exercice de ces droits, à exploiter sa position dominante de façon abusive ou lorsque ces droits sont susceptibles de créer une situation dans laquelle cette entreprise est amenée à commettre de tels abus (CJCE 10 déc. 1991, Merci convenzionali porto di Genova, aff. C-179/90, AJDA 1992. 253, chron. J.-D. Combrexelle, E. Honorat et C. Soulard  ; D. 1992. 42  ; RFDA 1993. 356, note G. Mattei-Dawance et R. Rézenthel  ; RTD com. 1993. 436, obs. C. Bolze  ; RTD eur. 1995. 859, chron. J.-B. Blaise et L. Idot  ; 26 oct. 2017, Balgarska energiyna borsa, aff. C-347/16).

59. En conséquence, il ressort de cette affaire que l’article 106, § 1, du TFUE, lu en combinaison avec l’article 102 du TFUE, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui accorde au titulaire d’un droit d’exploitation exclusif de sources d’eau minérale la possibilité d’obtenir, sans mise en concurrence, la prolongation de son titre d’exploitation pour des périodes successives de cinq ans, lorsque cette réglementation conduit ce titulaire, par le simple exercice des droits privilégiés qui lui ont été conférés, à exploiter sa position dominante de façon abusive sur une partie substantielle du marché intérieur ou lorsque ces droits sont susceptibles de créer une situation dans laquelle ledit titulaire est amené à commettre de tels abus. La Cour, qui n’est pas compétente pour statuer sur un tel abus de position dominante en l’espèce, renvoie cette appréciation à la juridiction roumaine.

Refus d’accès et standard de preuve en droit de la concurrence : de nouvelles précisions apportées par le Tribunal de l’Union

Marie Cartapanis

  • Trib. UE, 25 oct. 2023, Bulgarian Energy Holding e.a. c/ Commission européenne, aff. T-136/19

60. Par un arrêt du 25 octobre 2023, le Tribunal de l’Union a intégralement annulé la décision de la Commission européenne par laquelle le groupe BEH – opérateur gazier historique bulgare – avait été condamné pour abus de position dominante sur le fondement de l’article 102 du TFUE. La quasi-totalité du gaz exploité par l’entreprise était acheminée depuis la Russie par un gazoduc de transit, qui traversait l’Ukraine et la Roumanie. Pour organiser l’exploitation de ce gazoduc dit « roumain 1 », la Bulgarie et la Roumanie avaient conclu un accord d’exclusivité au profit de l’entreprise publique bulgare. Un concurrent de Bulgargaz sur le marché de la fourniture de gaz en Bulgarie avait alors introduit une plainte contre BEH pour abus de position dominante. Le 17 décembre 2018, la Commission avait condamné BEH à une amende de 77 millions d’euros (Comm. UE, 17 déc. 2018, BEH Gas, n° AT. 39849).

L’arrêt, particulièrement riche, attire l’attention tant sur la qualification du refus d’accès que sur le standard de preuve.

La qualification du refus d’accès

61. Le litige, qui relevait, a priori, d’un refus d’accès, devait donc être apprécié sous l’angle de la jurisprudence Bronner (CJCE 26 nov. 1998, Bronner, aff. C-7/97, D. 1999. 24  ; RTD com. 1999. 798, obs. S. Poillot-Peruzzetto  ; RTD eur. 1999. 271, chron. J.-B. Blaise et L. Idot ) dont l’application fait l’objet d’une jurisprudence abondante (par ex., CJUE 25 mars 2021, Deutsche Telekom AG c/ Commission, aff. C-152/19, RTD eur. 2021. 941, obs. L. Idot  ; 25 mars 2021, Slovak Telekomaff, aff. C-165/19, RTD eur. 2021. 941, obs. L. Idot  ; Trib. UE, 10 nov. 2021, Google, aff. T-612/17, RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot  ; CJUE 12 janv. 2023, Lietuvos geležinkeliai c/ Commission européenne, aff. C-42/21, RTD eur. 2023. 747, obs. L. Idot ).

Selon cette jurisprudence, le refus, de la part d’une entreprise en position dominante, de fournir un service auquel les tiers doivent avoir accès pour pouvoir exercer une activité sur un marché voisin, notamment en aval, constitue une violation de l’article 102 TFUE si les trois conditions cumulatives suivantes sont réunies : le refus du service est de nature à éliminer toute concurrence ; le service en cause est indispensable à l’exercice de l’activité du demandeur, en ce sens qu’il n’existe aucun substitut réel ou potentiel à ce service ; ledit refus ne peut être objectivement justifié. À cet égard, l’arrêt vient préciser deux éléments notables.

62. Premièrement, la théorie des infrastructures essentielles s’applique même lorsque le refus de contracter émane d’une entreprise qui n’est pas propriétaire de l’infrastructure litigieuse. Pour le Tribunal de l’Union, un comportement abusif peut être imputé à un opérateur qui n’est ni propriétaire, ni exploitant de ladite infrastructure, dès lors qu’en l’espèce celui-ci bénéficiait de l’utilisation exclusive de cette infrastructure (pt 259). Or, pendant la période infractionnelle, le gazoduc « roumain 1 » était la seule voie viable pour acheminer le gaz russe vers la Bulgarie et, partant, constituait une infrastructure indispensable au sens de l’arrêt Bronner (pt 260). Par ailleurs, le tribunal adopte une approche pragmatique, considérant que si l’entreprise n’était pas la propriétaire du gazoduc litigieux, le droit exclusif dont elle bénéficiait traduisait une situation de contrôle : l’accès des tiers au gazoduc « roumain 1 » était impossible sans son accord (pt 261).

63. Toutefois le tribunal a estimé qu’il n’était pas démontré que le comportement en cause était bien constitutif d’un abus de position dominante. Il précise que la Commission est ici tenue de démontrer, d’une part, « que le refus d’accès a la capacité de produire des effets d’éviction qui ne seraient pas purement hypothétiques, y compris celle que le concurrent potentiel a, a minima, un projet suffisamment avancé pour entrer sur le marché en cause dans un délai à même de faire peser une pression concurrentielle sur les opérateurs déjà présents » (pt 281) ; et, d’autre part, « que la demande d’accès reflète de manière suffisamment précise ce projet pour que l’entreprise dominante soit à même d’apprécier qu’elle est tenue d’y répondre, sous peine de s’exposer au risque d’un refus d’accès abusif » (pt 282). Dit autrement, en précisant qu’« une démarche purement exploratoire de la part d’un tiers n’est pas une demande à laquelle l’entreprise dominante serait tenue de répondre (pt 282), le refus d’accès ne peut être qualifié que si le demandeur a sollicité cet accès pour appuyer un projet sérieux de pénétration du marché, ce qui n’est pas sans rappeler les exigences de la Cour relatives aux demandes d’accès à un brevet essentiel » (CJUE 16 juill. 2015, Huawei, aff. C-170/13, D. 2015. 2482 , note J.-C. Roda  ; RTD eur. 2015. 826, obs. L. Idot  ; ibid. 865, obs. E. Treppoz  ; v. D. Bosco, Nouvelles précisions sur le régime des refus d’accès à une infrastructure essentielle, CCC 2023. Comm. 191). En l’espèce, le projet invoqué n’en était qu’au stade de la « préfaisabilité ».

64. Deuxièmement, l’entreprise avançait, pour sa défense, l’exception de l’action étatique, qui « permet d’exclure un comportement anticoncurrentiel du champ d’application des articles 101 et 102 du TFUE et, partant, d’absoudre des entreprises de leur responsabilité pour ce comportement lorsque ce dernier leur est imposé par une législation nationale, par un cadre juridique créé par cette législation ou encore par des pressions irrésistibles exercées par les autorités nationales (Trib. UE, 2 févr. 2022, Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo/Commission, aff. T-399/19, pt 54, RTD eur. 2022. 774, obs. L. Idot ) ». L’argument est accueilli par le tribunal, puisqu’en l’espèce, l’accord par lequel l’entreprise publique bulgare se voyait octroyer un droit contractuel exclusif sur le gazoduc « roumain 1 » résultait d’une négociation interétatique entre la Bulgarie et la Roumanie. La restriction de concurrence était donc due à des facteurs extérieurs à l’opérateur dominant et n’était pas imputable à l’entreprise.

Le « standard » de preuve

65. Au-delà des aspects substantiels, l’arrêt pourra également nourrir les débats relatifs aux preuves documentaires apportées devant la Commission européenne. Car c’est, en filigrane, la question du standard de preuve exigé qui se posait. On sait sur ce point que l’activité de la Cour et du tribunal est régie par le principe de la libre appréciation des preuves et que le seul critère pour apprécier la valeur des preuves produites réside dans leur crédibilité (Trib. UE, 27 sept. 2012, Shell Petroleum e.a. c/ Commission, aff. T-343/06, pt 161). Dit autrement, sur ce point, l’état du droit demeure flou (sur cette question, v. J.-C. Roda, Le standard de preuve : réflexions à partir du droit de la concurrence, D. 2021. 1297). Toutefois, la jurisprudence constante exige qu’en cas de litige sur l’existence d’une infraction au droit de la concurrence de l’Union, il appartient à la Commission de rapporter la preuve de toute infraction qu’elle constate et d’établir les éléments de preuve propres à démontrer, à suffisance de droit, l’existence des faits constitutifs d’une telle infraction (CJUE 22 nov. 2012, E. On Energie c/ Commission, aff. C-89/11, pt 71, RSC 2013. 167. Chron. L. Idot  ; RTD eur. 2013. 687, obs. F. Benoît-Rohmer  ; Trib. UE, 29 mars 2012, Telefónica et Telefónica de España/Commission, aff. T-336/07, pt 67, D. 2013. 732, obs. D. Ferrier ). Pour établir l’existence d’une infraction au titre de l’article 102 du TFUE, la Commission doit par ailleurs faire état de « preuves sérieuses, précises et concordantes », sans que chacune de ces preuves réponde nécessairement à tous ces critères au regard de chaque élément de l’infraction. Il suffit que le faisceau d’indices invoqué par l’institution, apprécié globalement, réponde à cette exigence. La valeur probante des documents dépend quant à elle de la vraisemblance de l’information qui y figure, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration (Trib. UE, 10 nov. 2017, Icap e.a. c/ Commission, aff. T-180/15, pt 118, D. 2018. 2106, obs. D. R. Martin et H. Synvet  ; RTD eur. 2018. 800, obs. L. Idot ).

66. Mais lorsqu’un doute subsiste, et sur le fondement de la présomption d’innocence, principe général du droit de l’Union, désormais consacré par l’article 48, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (laquelle s’applique aux procédures relatives à des violations des règles de concurrence susceptibles d’aboutir à l’imposition d’amendes ou d’astreintes), il doit profiter à l’entreprise destinataire de la décision constatant une infraction (CJUE 22 nov. 2012, E. On Energie c/ Commission, aff. C-89/11, préc., pts 72 et 73). En conséquence, la Commission ne peut pas s’appuyer sur les effets que la pratique en cause pourrait ou aurait pu produire en raison de circonstances qui ne prévalaient pas sur le marché au moment de sa mise en œuvre et dont la matérialisation apparaissait peu probable.

Or, le tribunal relève qu’en l’espèce, rien ne permettait de prouver que le comportement litigieux était à l’origine des difficultés que rencontraient les tiers pour accéder au gazoduc et acheminer le gaz de la Russie vers la Bulgarie. Les juges relèvent ainsi que « la Commission n’a pas établi à suffisance de droit que Bulgargaz aurait retardé l’accès d’Overgas au gazoduc « roumain 1 » pour 2013 en raison de la durée déraisonnable des négociations du contrat d’accès au gazoduc pour 2013 » (pt 364). Elle s’est au contraire appuyée sur des « indices insuffisants », voire sur « des suppositions » en considérant que les tiers auraient renoncé à solliciter l’accès à l’infrastructure du fait de la réservation de capacité effectuée par l’opérateur dominant. Or, là encore, lorsque la Commission constate une infraction aux règles de concurrence en se fondant sur la supposition selon laquelle les faits établis ne peuvent être expliqués autrement qu’en fonction de l’existence d’un comportement anticoncurrentiel, la preuve de l’existence d’une telle infraction n’est pas rapportée si les entreprises concernées avancent une argumentation qui donne un éclairage différent aux faits établis par la Commission et qui permet ainsi de substituer une autre explication plausible des faits à celle retenue par la Commission pour conclure à l’existence de ladite infraction (Trib. UE, 18 nov. 2020, Lietuvos geležinkeliai/Commission, aff. T-814/17, pt 296, RTD eur. 2021. 444, obs. L. Grard  ; ibid. 941, obs. L. Idot ).

67. Outre l’aspect probatoire, notons enfin qu’une violation des droits de la défense était également en cause. Premièrement, le tribunal estime que l’entreprise n’a pas été en mesure de faire intégralement valoir sa position sur l’infraction reprochée : la Commission européenne n’avait pas procédé à l’enregistrement des déclarations effectuées lors des différentes réunions (pt 1177) et avait refusé l’accès à certaines versions, moins expurgées des observations de suivi récoltées pendant les réunions (pt 1221). Or, la Commission n’était pas en droit d’expurger le rapport de tout élément pertinent au point que la version non confidentielle de celui-ci ait été pratiquement équivalente à des notes succinctes. Le tribunal relève à cet égard qu’une telle situation risque, en pratique, de compromettre le but de la procédure dite de « la salle d’information » (qui permet de réunir dans les pièces du dossier, y compris confidentielles, dans une salle dédiée au sein des locaux de la Commission), à savoir protéger les informations confidentielles tout en donnant accès aux preuves dont une partie a besoin pour étayer sa position (pts 1214 et 1215).

La décision est donc intégralement annulée.

Réitérez, vous en serez d’autant plus sanctionné…

Walid Chaiehloudj

  • Trib. UE, 18 oct. 2023, Clariant, aff. T-590/20

68. Dans un arrêt du 18 octobre 2023, le tribunal a de nouveau soutenu une évidence : la réitération d’une pratique anticoncurrentielle entraîne nécessairement une majoration de la sanction ! Cette règle se justifie aisément à l’aune de l’objectif de dissuasion. N’encouragerait-on pas la mise en œuvre d’ententes ou d’abus de position dominante dans l’hypothèse où la réitération n’aurait aucun effet sur le montant de l’amende infligée aux entreprises ayant franchi le Rubicon ? Cela étant dit, une telle majoration des amendes ne doit pas être laissée à l’entière discrétion de la Commission européenne. Un pouvoir trop discrétionnaire heurterait assurément tant le principe de sécurité juridique que celui de proportionnalité. Pour cette raison, l’institution bruxelloise a publié des lignes directrices en 2006 relatives au calcul des amendes qu’elle entend infligées en cas d’infraction. Dans ces dernières, elle énonce que le montant de base d’une amende peut être augmenté de 100 % « lorsqu’une entreprise poursuit ou répète une infraction identique ou similaire après que la Commission ou une autorité nationale de concurrence a constaté que cette entreprise a enfreint les dispositions de l’article [101 ou de l’article 102 TFUE] ». En l’espèce, l’entreprise Clariant avait été sanctionnée par la Commission en 2020 pour avoir participé à une pratique d’échanges d’informations dans l’affaire de l’Éthylène (Comm. UE, 4 juill. 2020, Éthylène, aff. AT. 40410). Or la même entreprise avait déjà été condamnée en 2005 pour avoir mis en œuvre une entente horizontale prenant à la fois la forme d’une répartition de marché et d’échanges d’informations sur les prix (Comm. UE, 19 janv. 2005, ACMA, aff. COMP/37773). Entre sept et neuf ans s’étaient écoulés entre cette décision et le début des pratiques mises en œuvre dans l’affaire de l’Éthylène. Clariant ne contestait pas sa participation à l’entente et a fait le choix de la procédure de transaction. En application de cette dernière, elle a indiqué le montant maximal qu’elle était prête à payer, à savoir un peu plus de 159 millions d’euros. La Commission européenne a in fine infligé une amende inférieure de 3 millions d’euros à ce montant. Pour arriver à ce résultat, elle a non seulement majoré de 50 % le montant de base de l’amende au titre de la réitération d’une pratique anticoncurrentielle, mais également majoré de 10 % le montant de base de l’amende au titre de la dissuasion, conformément au point 37 de ses lignes directrices. Malgré la procédure de transaction et le fait que l’amende soit en-dessous du plafond maximal que l’entreprise était prête à payer, celle-ci a formé un recours devant le tribunal. Toutefois, la juridiction européenne a été insensible à ses arguments. D’abord, elle rappelle que la récidive est acquise en cas de réitération d’une infraction identique ou similaire (v. déjà, CJUE 17 juin 2010, Lafarge c/ Commission, aff. C-413/08, RTD eur. 2010. 599, chron. L. Coutron  ; ibid. 647, chron. J.-B. Blaise et L. Idot ). En l’espèce, qu’il s’agisse de la décision de 2005 ou de 2020, Clariant était bel et bien impliquée dans deux affaires d’entente horizontale. C’est dire que la condition de similarité était remplie. À cet égard, il convient de relever que la Cour de cassation a depuis de nombreuses années intégré cette jurisprudence européenne dans sa propre jurisprudence (sur ce sujet, v. C. Champalaune, L’intégration de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne dans la jurisprudence de la Cour de cassation, in Liber Amicorum L. Idot, Concurrences, 2021, p. 37). Dans un arrêt de 2015, la chambre commerciale avait jugé que la réitération pouvait être retenue pour de nouvelles pratiques similaires à celles ayant donné lieu au précédent constat d’infraction, sans que cette qualification n’exige une identité quant à la pratique mise en œuvre ou quant au marché concerné (Com. 6 janv. 2015, n° 13-21.305 et n° 13-22.477, D. 2015. 156  ; ibid. 2016. 964, obs. D. Ferrier  ; AJCA 2015. 129, obs. M. Ponsard ). Le tribunal confirme également que la réitération est acquise alors même que dans les décisions précédentes l’entreprise condamnée n’a pas été sanctionnée pécuniairement. C’était le cas de Clariant en 2005 qui, certes avait été jugé responsable dans l’affaire AMCA, mais ne s’était pas vu infliger une amende. En d’autres mots, le constat d’infraction suffit pour que la récidive soit qualifiée. Ensuite, s’agissant de la majoration des 10 % au titre de la dissuasion, le tribunal juge que « la Commission a tenu compte des particularités de l’affaire, à savoir du fait que l’entente en cause était une entente en matière d’achats et que la valeur des achats, prise en compte en lieu et place de la valeur des ventes, n’était pas en soi susceptible de constituer une valeur de remplacement adéquate pour refléter l’importance économique de l’infraction. Elle a également tenu compte de la nécessité d’atteindre un montant dissuasif de l’amende en constatant que, si la méthode générale était appliquée sans le moindre ajustement, l’effet dissuasif ne serait pas assuré » (arrêt, § 123). Toujours est-il que l’un des points les plus importants de l’arrêt concerne la demande reconventionnelle de la Commission d’augmenter de 10 % le montant de l’amende au motif que la réduction de l’amende de 10 % au titre de la transaction n’avait plus de raison d’être. Il est vrai qu’en contestant le montant de l’amende, le demandeur porte dans une certaine mesure atteinte à l’efficacité de la procédure de transaction. Les services de la Commission, alors qu’ils pensaient avoir traité une affaire, doivent remettre leur ouvrage sur le métier et préparer une défense devant la juridiction saisie. Dans de telles circonstances, où sont les gains d’efficacité ? À l’évidence, le recours est consommateur de ressources pour la Commission, si bien que la procédure de transaction devient dans ces circonstances une voie beaucoup moins favorable. Il est vrai également que le tribunal peut faire usage de sa compétence de pleine juridiction, ce qui lui aurait permis de majorer le montant de l’amende et donc de supprimer l’abattement des 10 % au titre de la procédure de transaction (v. par analogie avec la procédure de clémence, TPICE 8 oct. 2008, Schunck, aff. T-69/04, RSC 2009. 197, obs. L. Idot  ; RTD eur. 2009. 473, chron. L. Idot ). Mais la juridiction européenne a rejeté cette demande. Pour ce faire, elle s’est appuyée sur la communication de la Commission relative à la transaction pour conclure qu’il « n’est pas requis des parties à la procédure de transaction qu’elles acceptent le montant final de l’amende et l’ensemble de ses paramètres » (§ 225). Autrement dit, accepter un plafond maximal ne signifie pas être d’accord avec le calcul final de l’amende ! Cette appréciation du tribunal exige pour la Commission de tirer une leçon. Lorsque les entreprises manifestent des points de désaccord, mieux vaut-il sortir de la procédure négociée et revenir vers la procédure contentieuse. Dans le cas inverse, il ne restera plus qu’à assumer le risque d’un recours et les incertitudes que cela génère. Pour notre part, il nous semble que cet arrêt est quelque peu sévère. Une voie médiane eût été de dire que, dans l’hypothèse où l’entreprise accepte le plafond maximal, elle ne puisse plus revenir en arrière pour contester le montant de l’amende. Sur un plan logique, on comprend mal pourquoi ce qui a été signé dans un accord transactionnel, qui sous-entend des concessions réciproques, puisse être si facilement remis en question par les entreprises quant au calcul de l’amende. Si elles ne sont pas satisfaites de la méthode de calcul de la Commission, il leur suffit alors de ne pas s’engager dans la voie transactionnelle… Si la Commission doit assumer le choix de la procédure de transaction, pourquoi l’entreprise ne le devrait-elle pas tout autant ?

69. Enfin, il faut relever que l’approche extensive du critère de réitération a également été retenue par la cour d’appel de Paris quelques jours après l’arrêt du tribunal (Paris, 16 nov. 2023, n° 20/03434). Dans l’affaire des Tickets restaurants, l’Autorité de la concurrence avait majoré de 20 % et 30 % deux pratiques d’ententes horizontales au titre de la récidive (Aut. conc., 17 déc. 2019, n° 19-D-25, relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des titres-restaurant). Les entreprises demanderesses contestaient devant la juridiction d’appel parisienne la similarité des pratiques, considérant que la notion de réitération impose de démontrer le caractère identique des comportements. De manière convaincante, la cour d’appel les a déboutées. Sans aller dans le détail de la motivation, deux enseignements peuvent être tirés de cet arrêt. D’abord, le droit français est moins sévère pour les entreprises que le droit de l’Union européenne s’agissant de récidive. Là où en France, l’Autorité de la concurrence s’engage à ne pas opposer l’argument de réitération à une entreprise ou à un organisme lorsque le délai entre les pratiques similaires est supérieur à quinze ans, en Europe, la Commission n’a jamais arrêté un tel délai dans ses lignes directrices. Autrement dit, le risque de majoration pour réitération d’une pratique anticoncurrentielle est bien plus grand à l’échelle de l’Union qu’à l’échelle nationale. Ensuite, il s’infère tant de l’arrêt du tribunal que de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris qu’en matière de réitération, c’est peut-être plus le fondement textuel que la pratique per se qui permet de retenir la récidive. C’est dire que dès qu’une pratique anticoncurrentielle aura été qualifiée et qu’un constat d’infraction aura été retenu en application du droit des ententes ou du droit des abus de position dominante, les autorités de concurrence seront dans leur bon droit lorsqu’elles décideront de majorer les amendes, à condition bien sûr de respecter un principe essentiel : celui de proportionnalité !

Concentration

La Commission européenne prononce sa onzième décision d’interdiction d’une concentration

Marie Cartapanis

  • Comm. UE, 25 sept. 2023, Booking / eTraveli, IP/23/4573

70. Le 25 septembre 2023, la Commission européenne a rendu sa onzième décision d’incompatibilité en interdisant le projet d’acquisition de l’un des principaux prestataires de services d’agences de voyages en ligne (eTraveli) par Booking, l’opérateur dominant sur le marché des agences de voyages en ligne dans le domaine hôtelier. Rappelons que le règlement (CE) n° 139/2004 (Cons. UE, règl. [CE] n° 139/2004, 20 janv. 2004, JOCE 29 janv.) prévoit que la Commission européenne contrôle les projets de concentration dont les parties prenantes dépassent certains seuils de chiffre d’affaires. À cette fin, la Commission européenne tient compte de la nécessité de préserver et de développer une concurrence effective dans le marché commun au vu notamment de la structure de tous les marchés et de la position des entreprises concernées, de leur puissance économique et financière, des possibilités de choix des fournisseurs et des utilisateurs, de l’existence en droit ou en fait de barrières à l’entrée, ou encore de l’évolution de l’offre et de la demande des produits et services concernés (Règl. [CE] n° 139/2004, art. 2). Et si les décisions d’interdiction sont rares, puisqu’on relève seulement onze décisions d’interdiction contre près de 3 500 autorisations au cours des dix dernières années, elles ne sont prononcées qu’à l’issue d’une phase II, laquelle impose à la Commission européenne une analyse approfondie des effets de l’opération projetée.

Or, une telle investigation, ouverte le 16 novembre 2022, avait révélé des craintes importantes, formulées notamment par des hôtels et des agences de vente de voyages en ligne concurrentes, et qui tenaient principalement à un renforcement de la position dominante de Booking sur le marché des agences de voyage en ligne dans le domaine hôtelier, à une réduction de la concurrence et à une augmentation des prix pour les hôtels et, éventuellement, pour les consommateurs.

71. Premièrement, la Commission a constaté que l’opération aurait renforcé la position dominante de Booking sur le marché des agences de voyage en ligne dans le domaine hôtelier, ce qui aurait entraîné des coûts plus élevés pour les hôtels et, éventuellement, pour les consommateurs. Booking dispose déjà, en effet, d’une part de marché supérieure à 60 %. Or, la concentration aurait permis à Booking, d’une part, d’acquérir un canal principal d’acquisition de clients et, d’autre part, d’étendre son écosystème de services de voyage.

72. Deuxièmement, l’opération aurait renforcé les effets de réseau et accru les barrières à l’entrée et à l’expansion, rendant plus difficile pour les agences de voyage en ligne concurrentes le développement d’une clientèle capable de soutenir une telle activité dans le domaine hôtelier.

Le règlement (CE) n° 139/2004 permettant aux entreprises de présenter des engagements afin de rendre compatible avec le marché commun leur projet de concentration, Booking avait proposé de faire apparaître sur les écrans des consommateurs achetant des voyages aériens une fenêtre de choix affichant plusieurs offres d’hôtels issues d’agences de voyages en ligne concurrentes, pour garantir la diversité de choix et la possibilité d’avoir recours à des alternatives. Mais, et c’est là que le bât blesse, la sélection des offres affichées aurait été confiée à KAYAK, lui-même service de Booking. Concrètement, cela aurait permis à Booking d’être rémunérée par ses concurrents pour les renvois depuis l’écran de choix. Les mesures correctives offertes par Booking n’étaient donc pas suffisantes pour résoudre les problèmes de concurrence et empêcher l’opération de nuire à la concurrence.

La Commission a donc interdit le projet d’acquisition.

 

CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, European Superleague c/ UEFA et FIFA, aff. C-333/21

CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, International Skating Union c/ Commission européenne, aff. C-124/21

CJUE, gr. ch., 21 déc. 2023, Royal Antwerp Football Club, aff. C-680/2

CJUE 26 oct. 2023, Autoridade da Concorrência c/ Energias de Portugal (EDP) e.a., aff. C-331/21

CJUE 21 sept. 2023, Romaqua Group SA c/ Societatea Națională a Apelor Minerale SA, aff. C-510/22

Trib. UE, 27 sept. 2023, Valve Corporation c/ Commission européenne, aff. T-172/21

Trib. UE, 18 oct. 2023, Clariant AG e.a. c/ Commission européenne, aff. T-590/20

Trib. UE, 18 oct. 2023, Teva Pharmaceutical Industries Ltd e.a. c/ Commission européenne, aff. T-74/21

Trib. UE, 20 déc. 2023, JPMorgan Chase e.a. c/ Commission européenne, aff. T-106/17

Trib. UE, 20 déc. 2023, Crédit Agricole et Crédit Agricole Corporate and Investment Bank c/ Commission européenne, aff. T-113/17

Trib. UE, 25 oct. 2023, Bulgarian Energy Holding e.a. c/ Commission européenne, aff. T-136/19

Com. 18 oct. 2023, F-D, n° 20-17.092

Com. 20 déc. 2023, FS, n° 22-17.296

Com. 6 sept. 2023, F-D, n° 22-13.753

Paris, ch. 5-7, 16 nov. 2023, n° 20/03434

Aut. conc., 12 oct. 2023, n° 23-A-16

Aut. conc., 19 déc. 2023, n° 23-D-13

Aut. conc., 20 déc. 2023, n° 23-D-14

Aut. conc., 26 sept. 2023, n° 23-D-09

Comm. UE, 25 sept. 2023, Booking c/ eTraveli, IP/23/4573

CJUE 9 nov. 2023, Altice Group Lux Sàrl c/ Commission européenne, aff. C-746/21

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