Chronique de jurisprudence de la CEDH : du refus au malade incurable d’une aide médicale à mourir
Comme d’habitude, la période mai/juin qui n’est entrecoupée par aucune période de vacances a fourni en 2024 un fort contingent d’arrêts et de décisions. Pour être abondante, la récolte n’est pas des plus spectaculaires malgré une stigmatisation de plus en plus accentuée de la Russie ou un surprenant refus du droit à l’aide médicale à mourir. On n’y relève, en effet, que deux arrêts de Grande chambre et les arrêts et décisions concernant la France y sont relativement discrets.
Les affaires françaises
Il faut commencer par préciser qu’il n’y a pas à signaler, cette fois, d’arrêts de comités concernant la France dont la présentation avait été inaugurée dans la précédente chronique (LIEN). Quant aux chambres, elles n’ont rendu qu’un arrêt et trois décisions d’irrecevabilité dans des affaires touchant la sécurisation de la COP 21, l’immunité d’un chef d’État étranger, un magistrat frustré de ne pas connaître les raisons pour lesquelles le Conseil supérieur de la magistrature n’avait pas retenu de faute disciplinaire contre lui, et les interceptions de communications téléphoniques de journalistes enquêtant sur le financement de la campagne d’un ancien président de la République. Pour faire moins piètre mesure, on ajoutera le rejet, le 21 mai, d’une demande de mesure provisoire de suspension des travaux de stockage souterrain de déchets dangereux dans l’affaire Alsace-Nature (n° 11833/24) et l’arrêt SCI Le Château du Francport du 13 juin (n° 3269/18, AJDA 2024. 1246
) rendu dans une affaire déjà rencontrée sur le fond dans la chronique juillet-août 2022 qui a accordé sur le fondement de l’article 41 une satisfaction équitable de deux millions d’euros à la propriétaire d’un château saisi et dégradé au cours d’une procédure pénale.
1. La sécurisation de la COP 21 pendant l’état d’urgence
La 21e conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques qui devait déboucher sur le célèbre Accord de Paris s’est tenue au Bourget du 30 novembre au 12 décembre 2015, quelques semaines à peine après les terribles attentats terroristes du 13 novembre 2015 qui venaient d’endeuiller la capitale et sa périphérie et qui devaient pousser le président de la République à déclarer l’état d’urgence en application de la loi du 3 avril 1955 et le gouvernement à faire valoir le droit de dérogation aux obligations prévues par la Convention européenne des droits de l’homme admis par son article 15. Pour maintenir la COP 21 dans ce contexte d’extrême tension terroriste, il avait fallu, bien entendu, adopter des mesures drastiques. L’une d’entre elles s’était traduite par l’assignation à résidence, jusqu’à la fin des travaux de la conférence avec obligation de se présenter trois fois par jour à heures fixes aux services de police, deux frères connus pour être des militants dont on pouvait craindre qu’ils ne s’associent à des débordements d’activistes regroupés en black block déterminés à empêcher par la violence la réunion de la COP 21. S’estimant victimes de violations de leur droit à la liberté et de leur droit de circuler librement, ils ne sont pas restés inactifs. Ainsi ont-ils obtenu un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 16 mai portant leur nom Domenjoud (n° 34749/16, AJDA 2024. 1045
) qui ne répond que partiellement à leurs attentes. Les deux frères se sont heurtés à un commun rappel de la jurisprudence interprétative de l’article 5 suivant laquelle il protège seulement contre les privations de liberté à l’exclusion des restrictions laissant la possibilité de mener une vie sociale et d’entretenir des relations avec l’extérieur qu’ils avaient dû subir pendant une courte période. L’arrêt est surtout intéressant pour le contrôle qu’il exerce sur l’application de l’article 15. Il précise, de manière inédite, qu’il est applicable pour autoriser des dérogations à un article qui ne figure pas directement dans le corps de la Cour européenne, l’article 2 du Protocole n° 4 consacrant le droit à la liberté de circulation. Il a également admis que l’existence d’un danger public menaçant la vie de la nation à laquelle sont subordonnées les dérogations permises par l’article 15 ne faisait pas débat en l’espèce. Il semble surtout avoir entrepris de réduire un peu l’ampleur de la marge d’appréciation accordée à l’État en la matière. Il y parvient en regardant d’un peu plus près l’obligation faite à l’État par le § 3 de l’article 15 de tenir pleinement informé le secrétaire général du Conseil de l’Europe des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Comme le gouvernement français avait indiqué que l’état d’urgence avait été déclaré pour empêcher la perpétration de nouveaux actes terroristes, l’arrêt Domenjoud a estimé que, pour ne pas priver d’effet utile l’obligation d’informer le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, seules les mesures présentant un lien suffisamment fort avec la finalité poursuivie lors de la dérogation sont susceptibles d’être couvertes par celle-ci. On ne peut que constater un contraste entre l’ample marge d’appréciation et le lien suffisamment fort. En tout cas, cette exigence a justifié une réponse différente à chacun des deux frères : un constat de non violation de l’article 2 du Protocole n° 4 pour l’un, un constat de violation pour l’autre parce que l’assignation à résidence qui lui avait été imposée ne s’inscrivait pas assez strictement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme pour être couverte par la dérogation de l’article 15.
2. Le refus d’instruire une plainte avec constitution de partie civile contre le président égyptien
À l’occasion d’une visite officielle en France du Maréchal Al-Sissi qui venait d’être élu à la présidence de la République d’Égypte en 2014, un ressortissant égyptien qui se plaignait d’avoir été gravement blessé par un tir émanant d’un officier de l’armée égyptienne employée à réprimer les manifestations sous son autorité, avait déposé contre lui une plainte avec constitution de partie civile pour actes de torture et barbarie. Or, les juridictions françaises lui avaient opposé un refus d’informer. Il a contesté cette décision devant la Cour européenne des droits de l’homme au regard de l’article 3 qui porte interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants et de l’article 6, § 1er, qui consacre le droit à un procès équitable. Les deux parties de sa requête ont été déclarée irrecevables par une décision du 23 mai (n° 13303/21). S’agissant de la première partie, la Cour a estimé qu’il n’existait aucune circonstance propre de nature à créer un lien juridictionnel extraterritorial imposant aux autorités françaises une obligation procédurale d’enquêter elles-mêmes sur des allégations d’actes de torture s’étant déroulés en Égypte et précisé que, s’il est vrai que les juridictions françaises bénéficient dans certains cas d’une compétence universelle leur permettant de juger l’auteur d’une infraction quelles que soient sa nationalité, celle de sa victime et où que soit situé le lieu de commission, à la double condition qu’il se trouve sur le territoire français et que cela intervienne en application de certaines conventions internationales, l’existence d’une telle compétence universelle des juridictions françaises en matière pénale ne saurait constituer, par elle-même, une circonstance propre de nature à créer un lien juridictionnel permettant de s’écarter du principe de juridiction territoriale tel que consacré par la Convention. Quant à la seconde partie de la requête relative à l’article 6, § 1er, elle a été balayée par un renvoi au but légitime de protection des relations diplomatiques et du respect, en l’occurrence proportionné, de la règle de droit international coutumier de l’immunité du chef d’État en exercice qui vise à protéger ce dernier des mesures de souveraineté étrangère, afin de pouvoir exercer ses fonctions sans entrave.
3. L’histoire du magistrat qui voulait comprendre pourquoi aucune sanction disciplinaire ne lui avait été infligée
Le justiciable ordinaire se plaint généralement de l’insuffisance de la motivation d’une décision qui lui donne tort et ne demande pas son reste si elle lui donne raison. Il en va apparemment autrement quand le justiciable est lui-même magistrat. C’est du moins ce que donne à entendre la décision Amar du 23 mai (n° 4028/23, AJDA 2024. 1085
).
En l’espèce, le vice-procureur du Parquet général financier, chargé de travailler sur plusieurs procédures visant l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, avait bénéficié d’un avis du Conseil supérieur de la magistrature dont devait tenir compte la Première ministre qui l’avait saisie. Si selon cet avis salvateur, le magistrat avait bien manqué à ses obligations déontologiques de prudence, de loyauté et de délicatesse « dans l’affaire » des écoutes téléphoniques de l’ex-président plus connue sous le nom « d’affaire Paul Bismuth », il n’avait pas pour autant commis de faute disciplinaire, en sorte qu’il n’y avait pas lieu de lui appliquer de sanction. Dans un contexte rendu encore plus électrique par la situation de conflit d’intérêts survenue lorsque l’avocat de l’une des parties a été nommé ministre de la Justice, cette décision n’a pas eu l’heur de plaire au magistrat membre d’une institution souvent placée au cœur de polémiques. Il a donc saisi la Cour de Strasbourg pour faire valoir qu’un simple avis ne répondant pas à un certain nombre de ses moyens avait emporté violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1er. Vexé, par ailleurs, de la mention de manquements à ses obligations déontologiques, il s’est également plaint d’atteintes à son droit au respect de la vie privée et de son droit à la liberté d’expression. Sa requête a été déclarée irrecevable à tous égards parce que, ayant échappé à toute forme de sanction, il ne pouvait prétendre à la qualité de victime au sens de la Convention.
La décision Amar a certes le mérite de préciser que le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 de la Convention ne saurait être interprété comme garantissant le droit à une décision susceptible de recours en cas d’abandon des poursuites disciplinaires ou de constat, par les autorités compétentes, d’absence de faute disciplinaire. On pourrait aussi comprendre qu’elle transmet le message : la justice est déjà tellement difficile à rendre que l’on ne peut pas lui demander, en plus, de se pencher sur les états d’âme des parties qui gagnent.
4. L’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, pilier du principe de subsidiarité
Décidément, les affaires qui se sont développées dans le sillage de l’ancien président de la République Sarkozy n’en finissent pas d’occuper le devant de la scène. Cette fois, c’était la question du financement de sa campagne présidentielle de 2007 qui était au cœur de l’affaire Gernelle et S.A société d’exploitation de l’hebdomadaire Le Point du 16 mai (n° 18536/18). En l’espèce, un journaliste travaillant pour l’hebdomadaire avait contacté par téléphone l’attaché de presse de l’ancien président pour lui indiquer qu’il s’apprêtait à publier une interview compromettante d’un cousin du président Khadafi. Finalement le projet de publication fut abandonné, mais comme la ligne téléphonique de l’attachée de presse avait été placée sur écoute , de larges extraits de la conversation avait été reproduits par d’autres médias. C’est en tant que tiers à la procédure pénale dans le cadre de laquelle l’écoute de la conversation interceptée avait été ordonnée, que le directeur de la publication de l’hebdomadaire Le Point et la société qui l’édite ont directement saisi la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant une atteinte à leur droit à la liberté d’expression garant du secret des sources journalistiques et de l’article 8 qui protège aussi le droit au respect des correspondances. Leur requête a été déclaré irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes. Au delà des particularités techniques de l’affaire tenant notamment à la nature de la réparation demandée, la Cour a en effet estimé qu’en s’abstenant d’exercer l’action fondée sur l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire qui permet de remédier à un éventuel dysfonctionnement du service public de la justice par voies d’indemnisation, les intéressés n’avaient pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention. Il s’agit là d’une éclairante application du principe général dûment rappelé suivant lequel le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme, ce principe étant inscrit au Préambule de la Convention depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 15.
Les affaires venues d’ailleurs
5. Le refus au malade incurable d’une aide médicale à mourir
Même s’il n’a pas été prononcé en Grande chambre, l’arrêt le plus important de la période mai-juin 2024 est probablement l’arrêt Daniel Karsai c/ Hongrie du 13 juin (n° 32312/23, AJ fam. 2024. 362, obs. A. Dionisi-Peyrusse
). Il a été rendu à la requête d’un malade atteint, à un stade avancé, d’une sclérose latérale amyotrophique, maladie incurable s’approchant d’un stade qu’il jugerait intolérable. Pour échapper à l’intolérable, il souhaitait décider du moment et de la manière de mourir. Cependant, pour pouvoir mettre fin à ses jours, il lui fallait l’assistance d’une tierce personne qui s’exposerait à des sanctions pénales même s’il mourait ailleurs qu’en Hongrie où l’aide médicale à mourir est interdite. Comme on le remarque, les faits ressemblaient à s’y méprendre à ceux de l’emblématique arrêt Pretty c/ Royaume-Uni du 29 avril 2002 par lequel la Cour avait répondu à la requérante atteinte de la même maladie que le refus des autorités de s’engager à ne pas poursuivre son mari qui l’aurait aidé à en finir, ne violait aucun des droits garantis par la Convention.
Elle a maintenu son refus d’admettre le droit à une aide médicale à mourir au malade incapable de mettre fin à son calvaire sans l’aide d’autrui. Elle a décidé de camper sur cette position vingt-deux ans plus tard et après les célèbres arrêts Haas c/ Suisse du 20 janvier 2011 (n° 31322/07, D. 2011. 925, et les obs.
, note E. Martinent, M. Reynier et F. Vialla
; ibid. 2012. 308, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat
; RTD civ. 2011. 311, obs. J.-P. Marguénaud
) qui a admis que le droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence, est l’un des aspects du droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention et Lambert c/ France du 5 juin 2015 (n° 46043/14, AJDA 2015. 1124
; ibid. 1732, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2015. 1625, et les obs.
, note F. Vialla
; ibid. 2016. 752, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat
; AJ fam. 2015. 364, obs. A. Dionisi-Peyrusse
) suivant lequel les autorités internes s’étaient conformées à leurs obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention garantissant le droit à la vie pour approuver la décision d’arrêt des traitements d’un malade qui ne pouvait plus manifester sa volonté. La Cour a en effet considéré que, malgré une tendance croissante à la légalisation de cette pratique, la majorité des États membres du Conseil de l’Europe continuaient à l’interdire si bien que chacun continuait à bénéficier d’une ample marge d’appréciation que les autorités n’avaient pas dépassée en l’espèce.
Pour bien mesurer la portée de ce conservatisme, il convient de remarquer que le constat de non violation de l’article 8 s’explique aussi par le fait que le requérant bénéficiait de soins palliatifs permettant de mourir paisiblement sur la nécessité desquels l’arrêt Daniel Karsai insiste au nom de l’exigence de l’interprétation et de l’application de la Convention à la lumière des conditions actuelles. Il importe également de prendre en compte les précisions d’ordre terminologique si nécessaires dans un domaine où la passion arrive si souvent à empêcher de savoir de quoi l’on parle. C’est ainsi que le communiqué du greffe prend soin d’indiquer que, au sens de l’arrêt Daniel Karsai, l’aide médicale à mourir (AMM) désigne le suicide assisté et l’euthanasie volontaire lorsqu’ils sont pratiqués dans un cadre réglementé et encadré médicalement tandis que l’on dénomme « refus ou arrêt des interventions de maintien en vie » le refus par le patient ou l’arrêt, à sa demande, d’une intervention de nature à le maintenir en vie ou à la lui sauver. S’agissant en l’espèce d’une demande d’aide à mourir, la Cour a pu juger qu’il n’y avait pas de discrimination au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 par rapport aux malades admis à faire valoir leur droit de refuser ou de demander l’arrêt d’un traitement dont la situation est intrinsèquement liée, elle, au droit d’exprimer un consentement libre et éclairé largement reconnu et approuvé par le corps médical et consacré par la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine du 4 avril 1997.
6. L’indemnisation de la victime d’ une erreur judiciaire
Un des deux arrêts de Grande chambre de la période étudiée est consacré à la question particulièrement complexe de l’indemnisation des victimes d’erreur judiciaire qui se pose essentiellement au regard du droit à la présomption d’innocence garanti par l’article 6, § 2, de la Convention.
La Cour a clairement admis, au moins depuis l’arrêt Sekanina c/ Autriche du 25 août 1993, que l’article 6, § 2, qui présume innocente une personne accusée d’une infraction jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie comprend un second aspect entrant en jeu à la fin de la procédure pour empêcher que la personne acquittée ou bénéficiaire d’un abandon de poursuites ne soit traitée par des agents ou des autorités publics comme si elle était coupable. Seulement, dans les affaires de dépens et d’indemnisations demandés sur le fondement de l’article 6, § 2, par d’ anciens accusés, la Cour accordait un niveau de protection plus élevé aux acquittés qu’au bénéficiaires d’un abandon de poursuites. L’arrêt de Grande chambre Nealon et Hallam c/ Royaume-Uni du 11 juin 2024 (n° 32483/19) a estimé qu’il n’était plus nécessaire ni souhaitable de maintenir cette distinction. Cette précision dûment apportée, la Grande chambre s’est prononcée sur le rejet des demandes d’indemnisation pour erreur judiciaire de deux requérants dont les condamnations pour tentative de viol et pour meurtre avaient été annulées au motif que de nouveaux éléments avaient mis en doute les pièces à charge. Alors que les requérants s’arque-boutaient sur l’idée simple selon laquelle refuser de les indemniser revenait à remettre en cause leur innocence, la Cour a rappelé que selon l’arrêt de Grande chambre Allen c/ Royaume-Uni du 12 juillet 2013 (n° 25424/09), l’article 6, § 2, de la Convention ne garantit aucun droit à réparation pour une erreur judiciaire aux personnes dont la condamnation pénale a été annulée et considéré que dans ces affaires l’article 6, § 2, ne serait violé que si le critère en vertu duquel l’indemnisation avait été refusée leur imputait en lui-même une responsabilité pénale. Or comme ce critère conduisait uniquement à déterminer si le fait nouveau ou nouvellement révélé montrait au-delà de tout doute raisonnable que le demandeur n’avait pas commis l’infraction en question, la Cour, accordant une importance déterminante au fait que dans le texte appliqué par les autorités nationales l’expression « innocent de l’infraction » avait été remplacée par « n’a pas commis l’infraction », a conclu que l’on ne pouvait pas dire que le refus d’indemnisation prononcé par le ministre imputait au demandeur une culpabilité pénale en reflétant le sentiment qu’il était coupable au regard de la norme régissant l’infraction pénale en question. Aucun constat de violation du droit à la présomption d’innocence n’a donc été dressé. La Cour a certes juré ses grands dieux qu’elle était parvenue à cette solution « sans être indifférente aux conséquences potentiellement dévastatrices d’une condamnation injustifiée ». Il n’en reste pas moins que, n’hésitant pas à jouer sur les mots pour mieux pouvoir laisser le dernier aux autorités nationales, elle donne le sentiment que, obnubilée par le principe de subsidiarité et de la marge nationale d’appréciation désormais inscrits dans le préambule de la Convention, elle se perd un peu de vue. Toujours est-il que cinq juges se sont désolidarisés de cette argumentation troublante.
7. Intensification de la lutte contre l’inertie des États face aux violences sexuelles
Depuis le plus qu’essentiel arrêt M.C c/ Bulgarie du 4 décembre 2003 (n° 39272/98, RSC 2004. 441, obs. F. Massias
; RTD civ. 2004. 364, obs. J.-P. Marguénaud
) qui avait combiné les articles 3 et 8 pour mieux marquer la stigmatisation européenne des violences sexuelles plus particulièrement lorsqu’elles sont perpétrées sur des mineurs, on ne compte plus les arrêts constant des violations de ces articles parce que les États ne prennent pas assez au sérieux les exigences de la lutte contre ce fléau. En juin 2024, il en a été rendu deux autres dont il convient de souligner l’importance.
Il s’agit tout d’abord de l’arrêt Z c/ République tchèque du 20 juin (n° 37782/21) qui, à la demande d’une jeune fille se plaignant des abus d’un prêtre censé diriger son mémoire de théologie, a constaté des violations de l’article 3 et de l’article 8 en prenant la peine de souligner que les défaillances de l’ancien système pénal tchèque avaient empêché l’État tchèque de satisfaire aux obligations positives qui lui incombaient de réprimer effectivement les actes sexuels non consentis.
Quant à l’arrêt A.P. c/ Arménie du 18 juin (n° 58537/14), il a eu le mérite d’ouvrir le volet civil de la question. En l’espèce, une mineure souffrant d’un léger handicap mental avait été victime d’un viol aggravé et d’actes indécents. Son agresseur avait été condamné à une peine de huit ans d’emprisonnement mais son action civile en réparation contre l’État avait été rejeté à trois niveaux de juridiction et les détails de l’affaire civile avaient été publiés dans une base de données judiciaires en ligne accessible au public. Aussi, à sa requête, la Cour a eu l’occasion de dresser, d’une part un nouveau un constat de violation de l’article 3 parce que l’État n’avait pas respecté son obligation positive de garantir l’existence d’un cadre législatif et réglementaire approprié pour la prévention, la détection et le signalement des abus sexuels sur mineurs ; d’autre part de constater, de manière plus originale, une violation de l’article 8 parce que du fait de la divulgation des informations en question, la requérante et sa famille s’étaient retrouvées dans une incertitude constante quant à savoir si quelqu’un serait en mesure de l’identifier comme victime de ce crime sexuel – ce qui serait certainement encore plus traumatisant pour quelqu’un qui vivait dans un petit village où prédominaient les attitudes traditionnelles, et même, de troisième part d’établir un constat de violation de l’article 13 parce qu’elle n’avait pas disposé d’un recours effectif pour faire état de ses griefs.
8. Renforcement des droits de l’avocat
Au cours des mois de mai et juin 2024 les arrêts concernant les avocats sont plus nombreux que d’habitude. On se doit d’en signaler un qui n’est pas précisément à l’avantage de la profession, L.T c/ Ukraine du 6 juin (n° 13459/15) qui a dû se résoudre à constater une violation de l’article 6, § 3 c, parce que l’assistance juridique fournie par l’un de ses membres à une personne accusée d’agression s’était avérée gravement et manifestement déficiente, autant dire catastrophique. Il faut surtout relever ceux qui ont consolidé la protection spécifique de leurs droits.
Le droit à la liberté d’expression a donné lieu à des constats de violation de l’article 10 dans l’affaire Lutgen c/ Luxembourg du 16 mai (n° 36681/23) parce qu’un avocat de profession avait été condamné à une amende pénale à raison des critiques formulées contre un juge dans un courriel adressé à deux ministres et à la Procureure générale d’État et Pisanski c/ Croatie du 4 juin (n° 28794/18) parce qu’un autre avait subi la même dans la mesure où les propos qu’il avait tenus en représentant son client au cours d’une procédure d’exécution avaient été jugés insultants pour les juges.
C’est le droit au respect de la correspondance et de la vie privée garantis par l’article 8 de la Convention qui a offert les plus belles victoires de cette période à des avocats. La première résulte de l’arrêt Namazli c/ Azerbaïdjan du 20 juin (n° 8826/20). Rappelant expressément le rôle central de la profession d’avocat dans l’administration de la justice et le maintien de l’État de droit, il a estimé que l’inspection, à la discrétion du personnel pénitentiaire , des documents d’un avocat avant et après sa visite à un détenu était incompatible avec la confidentialité des communications entre l’avocat et son client telle que protégée par l’article 8. La plus éclatante est le résultat d’un arrêt Bersheda et Rybolovlev c/ Monaco du 6 juin (n° 36559/19). Il est important car il se trouve au confluent de la protection de la confidentialité des échanges entre l’avocat et ses clients dont les exigences ont été particulièrement bien mises en exergue par l’arrêt Michaud c/ France du 6 décembre 2012 (n° 12323/11, AJDA 2013. 165, chron. L. Burgorgue-Larsen
; D. 2013. 284, et les obs.
, note F. Defferrard
; ibid. 1647, obs. C. Mascala
; ibid. 2014. 169, obs. T. Wickers
; AJ pénal 2013. 160, obs. J. Lasserre Capdeville
; D. avocats 2013. 8, obs. L. Dargent
; ibid. 96, note W. Feugère
; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano
; RSC 2013. 160, obs. J.-P. Marguénaud
; RTD eur. 2013. 664, obs. F. Benoît-Rohmer
; Rev. UE 2015. 353, étude M. Mezaguer
) et la protection des correspondances électroniques qui remonte à l’arrêt Copland c/ Royaume-Uni du 3 avril 2007 (n° 62617/00). En l’espèce, un juge d’instruction monégasque, sortant allègrement du cadre de sa saisine, avait extrait et exploité toutes les informations recueillies dans le téléphone portable qu’une avocate de nationalité suisse et ukrainienne lui avait remis afin de vérifier qu’un enregistrement litigieux n’avait pas été tronqué. La Cour a constaté une violation du droit au respect de la correspondance et de la vie privée parce que les autorités judiciaires de contrôle n’avaient pas convenablement redéfini le périmètre des investigations du juge d’instruction et en raison de l’absence de mise en place d’un cadre procédural protecteur dont l’avocate aurait dû bénéficier en raison de son statut en dépit de son appartenance à un barreau étranger.
Indirectement, la protection de l’avocat à l’ère numérique sortira également renforcée de l’arrêt Patricolo c/ Italie du 23 mai (n° 37947/17) qui a constaté une violation de l’article 6, § 1er, parce que la dématérialisation du traitement des affaires devant la Cour de cassation italienne n’avait pas été accompagnée par des mesures de souplesse procédurale.
9. Le contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022
Plus le temps passe depuis que la Russie a cessé, le 16 septembre 2022, d’être Haute partie contractante à la Cour européenne, plus augmente le contentieux relatif aux violations des obligations conventionnelles qu’elle est accusée d’avoir perpétrées avant cette date et dont elle continue à répondre devant la Cour de Strasbourg. C’est en tout cas ce paradoxe à vocation nécessairement éphémère que révèle la période mai/juin 2024.
On remarque déjà que c’est dans une affaire interétatique Ukraine c/ Russie (Crimée) du 25 juin (n° 20958/14, D. 2024. 1520, entretien G. Poissonnier
) que la Cour a rendu un des deux arrêts de Grande chambre de la période. À l’unanimité de ses dix-sept juges, cette formation a tiré les leçons de l’annexion de la Crimée pendant l’hiver 2014 en dressant quatorze constats de violation d’une kyrielle d’articles de la Convention. Il ne saurait être question d’en faire ici l’inventaire mais il importe de mettre en relief les points clés autour desquels ils s’articulent. La Cour estime principalement que, notamment grâce aux rapports d’organisations intergouvernementales et non gouvernementales, elle dispose de suffisamment de preuves pour conclure au-delà de tout doute raisonnable que les faits reprochés à la Russie en Crimée sont suffisamment liés entre eux pour former un système de violations et que l’application pleine et entière du droit russe en Crimée est contraire au droit international humanitaire, pris expressément en compte pour appliquer la Convention, qui fait obligation de respecter le droit en vigueur dans le territoire occupé.
Quant aux arrêts de chambre, on en compte presque une demi douzaine d’intérêt non négligeable. Certains dénoncent des faits qui semblent liés au particularisme de la situation politique russe, Zarema Musayeva du 28 mai (n° 4573/22) qui constate que l’enlèvement par la police de la femme d’un ancien juge à la Cour suprême tchétchène avait violé l’article 18 protégeant contre les détournements de pouvoirs ainsi que les articles 2 garantissant le droit à la vie, 3 interdisant les traitements inhumains ou dégradants, 5 et 6 consacrant respectivement le droit à la liberté et à la sûreté et le droit à un procès équitable ; Andrey Rylkof Fondation du 18 juin (n° 37949/18) qui constate une violation du droit à la liberté d’association consacré par l’article 11 et de l’article 10 garantissant le droit à la liberté d’expression en raison des limitations aux droits des organisations dites « indésirables » ; Suprun du 18 juin (n° 58029/12) qui dénonce au regard de l’article 10 des restrictions à l’accès à des archives sur la répression menée à l’ère soviétique. D’autres abordent des questions qui pourraient aussi bien se poser dans les 46 États qui sont toujours membres du Conseil de l’Europe, A.K du 7 mai (n° 49014/16) qui constate que le licenciement d’une enseignante parce que la publication de photos sur les réseaux sociaux où on la voyait embrasser d’autres femmes avait violé son droit au respect de la vie privée et s’analysait en une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8 ; Sokolovskyi du 4 juin (n° 618/18) établissant un constat de violation de l’article 10 parce qu’un bloggeur avait été condamné à une peine d’emprisonnement après avoir diffusé des vidéos tendancieuses sur YouTube.
10. Actualité des droits indérogeables
Une nouvelle fois, les articles consacrant des droits qui ne peuvent subir aucune dérogation lorsque la guerre ou un danger public menaçant la nation pousse l’État à exercer le droit prévu par l’article 15 de la Convention, n’ont pas fait preuve d’une très grande vitalité au cours de la période étudiée. On ne relève, en effet, aucune trace d’application de l’article 4 portant interdiction de l’esclavage, de la servitude et du travail forcé. Quant à l’article 7 qui pose le principe pas de peine sans loi, il a certes donné lieu à un constat de violation dans l’arrêt de Grande chambre Ukraine c/ Russie relatif à la Crimée du 25 juin (v. supra n° 9), mais il a surtout débouché sur une décision d’irrecevabilité Chelleri et autres c/ Croatie du 16 mai (n° 49358/22) rendue dans une affaire concernant des pêcheurs coupables d’infractions mineures où la Cour s’est déclarée incompétente pour se prononcer sur la validité et les effets d’une sentence arbitrale établissant la frontière maritime entre deux États et à un constat de non violation dans l’arrêt Saakashvili c/ Géorgie du 23 mai (n° 6232/20) rendu à la requête de l’ancien Président de Géorgie qui présente l’intérêt d’admettre qu’il n’est pas de l’essence de l’exercice du droit de grâce présidentielle d’être illimité. Quant à l’article 2 qui consacre le droit à la vie il n’a guère fait l’objet, hors contentieux russe, que deux constats de violation dans les arrêts Varyan c/ Arménie du 4 juin (n° 48998/14) relatif à la mort d’un militaire pendant son service où il est complété par un constat de violation de l’article 13 garantissant le droit à un recours effectif et T.V. c/ Croatie du 11 juin (n° 47909/19) qui se rapportait à un décès au cours d’une opération policière. De son côté, l’article 3 a donné lieu à de très importants constats de violation déjà signalés dans le contentieux russe, et en matière de violences sexuelles (v. supra n° 7) ainsi que dans l’affaire Tsaava c/ Géorgie du 7 mai (n° 13186/20) où a été dénoncée la brutalité de la dispersion d’une manifestation hostile à la Russie. Cependant, deux arrêts ont constaté qu’il n’avait pas été violé dans des affaires relatives à l’éloignement de refusés du droit d’asile (A.D c/ Suède du 7 mai, n° 2283/21) et de soins administrés à des détenus (Temporale c/ Italie, n° 38129/15).
11. Actualité du droit à la liberté et à la sûreté
L’article 5 s’est distingué au cours des deux derniers mois en attirant une pluie de constats de violation par les arrêts Rytikhov c/ Ukraine du 23 mai (n° 52855/19) où il s’agissait d’une arrestation sans décision de justice préalable dans le cadre d’une enquête sur des atteintes non autorisées aux systèmes de communication ; M C c/ Turquie du 4 juin (n° 2823/21) se rapportant à une détention extraditionnelle de plus d’un an et demi ; Cramesteter c/ Italie du 6 juin (n° 19358/17) relatif à une détention prolongée dans une structure psychiatrique inadaptée ; Gülcan c/ Turquie du 11 juin (n° 43097/15) qui abordait la question des arrêts de rigueur infligés à un détenu pour une durée de sept jours ; Blucks Savickis c/Lettonie du 13 juin (n° 44570/19) où, au regard du § 3, a été dénoncée l’absence de motifs pertinents pour justifier un maintien en détention ; Cvikova c/Slovaquie du 13 juin (n° 615/21) se prononçant sur des placements en détention au cours d’une enquête de grande ampleur sur des soupçons de corruption au sein de la justice. On accordera une mention particulière à l’arrêt Friedrich et autres c/ Pologne du 20 juin (n° 25344/20) qui, dans le sillage, si l’on ose dire, du célèbre arrêt de Grande chambre Medvedyev c/ France du 29 mars 2010 (n° 3394/03, AJDA 2010. 648
; D. 2010. 1386, obs. S. Lavric
, note J.-F. Renucci
; ibid. 952, entretien P. Spinosi
; ibid. 970, point de vue D. Rebut
; ibid. 1390, note P. Hennion-Jacquet
; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre
; RSC 2010. 685, obs. J.-P. Marguénaud
) a jugé contraire à l’article 5 la détention d’une durée de quelques heures dans la proue d’un navire d’équipiers du Rainbow warrior III arraisonné par les garde-frontières polonais au cours d’une manifestation en mer.
12. Actualité du droit à un procès équitable
Comme toujours l’article 6, § 1er, qui consacre le droit à un procès équitable compte parmi ceux qui ont été le plus sollicités au cours de la période étudiée. Il l’a été fructueusement plus souvent que vainement.
Cet article a appelé des constats de violation dans les affaires Biba c/ Albanie du 7 mai (n° 24228/18) en raison d’un défaut d’accès à un tribunal consécutif à des interférences constitutionnelles ; Wick c/ Allemagne du 4 juin (n° 22321/19) parce que les transferts répétés d’une prison à l’autre avaient provoqué des décisions contradictoires des tribunaux tour à tour compétents pour statuer sur la légalité de mesures de mise à l’isolement ou de placement sous surveillance vidéo ; Zouboulidis c/ Grèce n° 3 du 4 juin (n° 57246/21) à cause de l’absence de conduite claire dans l’interprétation donnée par le Conseil d’État aux règles relatives à la responsabilité de l’État ; Bosev c/ Bulgarie du 4 juin (n° 62199/19) où les exigences d’impartialité du juge qui avait condamné un journaliste pour diffamation n’avaient pas été respectées ; L.T. c/ Ukraine du 6 juin (n° 13459/15) parce qu’un accusé n’avait pas été assez directement associée au procès devant conduire à son internement ; Abbasali Ahmadov c/ Azerbaïdjan du 6 juin (n° 46579/14) où il a été curieusement reproché aux juridictions nationales leur échec à fournir une motivation adéquate et à répondre aux arguments pertinents des requérants qui demandaient à récupérer l’argent détourné par le directeur de la banque où il l’avait déposé et Kurkut c/ Turquie du 25 juin (n° 58901/19) qui stigmatise un refus de nomination dans la fonction publique motivé par une vérification insuffisante des antécédents du postulant.
Il a abouti à une décision d’irrecevabilité, comme dans les affaires françaises déjà rencontrées, dans l’affaire Büttner et Krebs c/ Allemagne du 24 juin (n° 277747/18) relative à un plan d’aménagement d’un aéroport et à des constats de non-violation dans les affaires Saaksvili c/ Géorgie du 23 mai déjà évoquée au titre de l’article 7 (v. supra n° 10 qui a aussi abouti à un constat de non violation de l’article 18 qui protège contre les détournements de pouvoir)) et Zela c/ Albanie du 11 juin (n° 33164/12) où le requérant se plaignait de la durée d’une procédure de réparation après la démolition sans indemnité d’une maison édifiée au bord d’une rivière qui a donné lieu, par ailleurs, à un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens.
13. Actualité du droit au respect de la vie privée et familiale
Un peu en retrait en mars-avril, l’article 8 a retrouvé toute sa vitalité au printemps pour protéger le droit au respect de la vie privée et familiale mais également de droit au respect du domicile et de la correspondance. On l’a déjà vu en première ligne dans les arrêts déjà mis en exergue au titre de la protection des droits de l’avocat, de la lutte contre les violences sexuelles ou de l’aide médicale à mourir. Il a également servi dans l’affaire Biba c/ Albanie précitée du 7 mai a dénoncer le manquement de l’État à son obligation positive de protéger les enfants contre les bagarres violentes entre écoliers pendant les récréations. Dans l’affaire Oleg Balan c/ Moldavie du 14 mai (n° 25259/20), il a permis, dans un de ces conflits de droits fondamentaux devenus classiques, la victoire du droit à la réputation d’un personnage public sur le droit à la liberté d’expression d’un opposant. De manière plus originale, il a été au rendez-vous dans l’affaire Mitrevska c/ Macédoine du Nord du 14 mai (n° 20949/21, AJ fam. 2024. 406, obs. J. Houssier
; ibid. 325, obs. A. Dionisi-Peyrusse
) pour permettre à la cour d’affirmer que la divulgation des informations relatives aux adoptions ne pouvait pas être refusée parce qu’elles relèveraient d’un « official secret » (que le communiqué du greffe traduit par « secret d’État ») mais qu’il fallait au cas par cas mettre en balance les intérêts en présence à savoir l’intérêt de l’enfant adopté à connaître des informations essentielles sur sa vie personnelle et l’aspiration des mères biologiques, soutenues par l’intérêt général, à ne pas voir révélés les informations les concernant. Il a permis, dans l’affaire Contrada c/ Italie n° 4 du 23 mai (n° 2507/19), de stigmatiser des interceptions des conversations téléphoniques de personnes étrangères poursuivies et dans l’affaire Pietrzak et Bychawska-Suniarska c/ Pologne du 28 mai (n° 72038/7) de dénoncer l’insuffisance des garanties offertes par la loi contre l’arbitraire et les abus en matière de surveillance secrète, de conservation et d’accès aux données de communication. Pour son intérêt contractuel inattendu, on attirera plus particulièrement l’attention sur l’arrêt Vlaisalvjevikj c/ Macédoine du Nord du 25 juin (n° 23215/21) où la violation de l’article 8 a mis en évidence l’absence de protection des données personnelles bizarrement utilisées pour faire payer par un consommateur une redevance à un chauffagiste privé.
Bien entendu il n’a pas toujours suffi d’invoquer l’article 8 pour obtenir un constat de violation. L’irrecevabilité guettait en effet dans l’affaire Büttner Krebs c/ Allemagne du 27 juin relative au plan d’aménagement d’un aéroport déjà rencontré au chapitre de l’article 6, § 1er, et ce sont des constats de non-violation qui ont été établis dans l’affaire Mirzoyan c/ République tchèque du 16 mai (n° 15117/21) relatif au refus de prolongation d’un permis de séjour longue durée et Bechi c/ Roumanie du 25 juin (n° 45709/20) qui concernait les conditions de détention d’une personne séropositive qui n’ont pas non plus été jugées discriminatoires par combinaison avec l’article 14.
14. Actualité du droit à la liberté d’expression
La richesse de l’actualité du droit à la liberté d’expression s’est déjà montrée dans les affaires russes et dans celles qui intéressent plus particulièrement la profession d’avocat. Elle se remarque aussi grâce aux nombreuses violations de l’article 10 constatées par les arrêts Maria Somongyi c/ Hongrie du 16 mai (n° 15076/17) en raison d’une condamnation pour avoir partagé sur Facebook le message d’un tiers appelant à manifester contre la municipalité ; Bosev c/ Bulgarie du 4 juin (déjà signalé sous l’art. 6, § 1er), parce que le défaut d’impartialité du tribunal s’était répercuté sur la condamnation du requérant pour diffamation ; RFE /RL Inc. c/ Azerbaïdjan du 3 juin (n° 56138/18) à cause du blocage massif de l’accès à quatre médias en ligne ; Friedrich et autres c/ Allemagne précité (v. supra n° 11) en raison de l’arrestation de militants de Greenpeace qui se livraient à une manifestation en mer et Conseil national de la jeunesse de Moldavie c/ Moldavie du 25 juin (n° 15379/13) où il s’agissait d’une interdiction d’afficher des caricatures destinées à lutter contre les discriminations. Il faut enfin souligner deux non violations de l’article 10 constatées par l’arrêt Thomaidis c/ Grèce du 7 mai (n° 28345/16) dans une affaire où un journaliste avait été condamné pour la publication d’un article sur les matchs truqués et par l’arrêt Boronyak c/ Hongrie du 20 juin (n° 4110/20) qui présente lui aussi un intérêt contractuel puisqu’il se rapporte à un amende infligée à un acteur pour avoir divulgué la clause confidentielle d’un contrat qui le liait à une société privée.
15. Actualité du droit à la liberté de religion
Il n’y aura ici à faire état que de l’importante décision d’irrecevabilité Mikyas et autres c/ Belgique du 16 mai (n° 50681/20) affirmant que l’interdiction des signes religieux dans l’enseignement officiel de la Communauté flamande n’est pas incompatible avec la Convention et particulièrement avec son article 9.
16. Actualité du principe de non discrimination
Elle s’est nourrie de combinaisons plus ou moins fructueuses de l’article 14 avec l’article 8 déjà rencontrées en chemin (v. supra nos 5, 9 et 13). Ce sont surtout les combinaisons de l’article consacrant le principe de non discrimination avec l’article 5 d’une part et avec l’article 1er du Protocole n° 1 d’autre part qui retiendront l’attention.
La première a débouché dans l’affaire Spisak c/ République tchèque du 20 juin (n° 13968/22) a un constat de violation dénonçant un traitement discriminatoire fondé sur l’âge des personnes placées en détention provisoire, les mineures n’ayant pas droit à un contrôle périodique et automatique de la légalité de leur détention par le juge.
Quant à la seconde, elle intéresse les relations entre la Cour européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne. La décision Morabito et autres c/ Italie du 20 juin (n° 32829/19) a en effet déclaré irrecevables les requêtes de 46 médecins ayant suivi des études de spécialisation qui s’estimaient discriminés de n’avoir pas pu percevoir de rémunération appropriée à leurs compétences renforcées à cause de la transposition tardive d’une directive européenne. Les raisons qui ont justifié l’irrecevabilité du grief tiré de la violation de l’article 14 combiné avec l’article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens et de celui qui invoquait l’article 1er du Protocole n° 1 isolément tiennent à de savants calculs quant au nombre d’heures correspondant à l’engagement annuel des médecins spécialisés dans le détail desquels il est salutaire de ne pas se plonger.
17. Actualité du droit au respect des biens
En dehors des affaires déjà signalées supra (v. supra nos 12 et 16) on relève un constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 dans l’affaire Mandev c/ Bulgarie du 21 mai (n° 57002/11) qui dénonce à la fois la confiscation de biens considérés comme les produits d’un crime et le montant excessif des frais de justice. Ce sont surtout deux arrêts ayant estimé qu’il n’ y avait pas eu de violation de l’article consacrant le droit au respect des biens qui suscitent l’intérêt, Alpaslan c/ Turquie du 4 juin (n° 2832/21) rendu dans une affaire toujours en cours relative aux conséquences de l’annulation d’une vente aux enchères et The J.Paul Getty Trust c/ Italie du 2 mai (n° 35271/19) qui, au nom de la protection du patrimoine culturel et artistique d’un pays, admet la restitution par le musée Getty d’un bronze de la période grecque classique aux autorités italiennes.
18. Éléments de procédure européenne
L’article 35 qui, parmi les conditions de recevabilité des requêtes individuelles, exige qu’elles soient introduites dans un délai de six mois, rabaissé à quatre mois depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 15, à partir de la date de la décision interne définitive, a permis à la Cour de déployer un sens de l’ironie qu’on ne lui connaissait guère. C’est ainsi que dans quatre affaires italiennes du 27 juin Prinari (n° 20402/16), Cotena (n° 15717/16), Rotolo (n° 38908/15) et Gelsomino (n° 74064/17), elle n’a pas hésité à décider, pour des raisons de confusion sur le caractère définitif des voies de recours internes exercées, que devaient déclarées irrecevables pour tardiveté les requêtes de condamnés à perpétuité…
Deux arrêts déjà repérés (v. supra n° 10) Tsaava et autres c/ Géorgie du 7 mai et Temporale c/ Italie du 20 juin ont permis de mettre un peu en lumière l’article le plus discret de la Convention, l’article 38 qui affirme le caractère contradictoire de l’examen de l’affaire par la Cour. Le premier refuse de constater un manquement du gouvernement à son obligation d’informer la Cour de manière proactive des éléments nouveaux intéressant l’affaire et notamment une nouvelle législation qui aurait justifié un constat de violation. Le second dresse également un constat de non violation parce que le gouvernement avait quand même fini par lui fournir toutes les facilités nécessaires pour examiner l’affaire.
19. Actualité du droit à des élections libres
Pour clôturer la chronique des mois de mai et juin 2024 marqués par une très forte actualité électorale, il fallait bien un arrêt qui témoigne de la vitalité de l’article 3 du Protocole n° 1 qui consacre le droit à des élections libres dont comme on le sait, la Cour a déployé plusieurs volets. Par chance, il s’en est effectivement trouvé un, Kokëdhima c/ Albanie du 11 juin (n° 55159/16) suivant lequel la destitution d’un député en raison d’un conflit d’intérêts ne l’avait pas violé.
© Lefebvre Dalloz