Chronique de jurisprudence de la CEDH : la tolérance européenne de l’incrimination générale et absolue d’achats d’actes sexuels entre adultes consentants

Indifférente aux réjouissances olympiques et aux turbulences politiques, la Cour européenne des droits de l’homme a considérablement ralenti son activité au cours des mois de juillet et août, comme elle le fait chaque été. Elle n’en a pas moins rendu de très importants arrêts en matière de lutte contre la prostitution dans une affaire française, d’obligation de poursuivre les crimes de haine homophobe ou de critique sur internet de l’efficacité des vaccins dans des affaires venues d’ailleurs.

Affaires françaises

Il s’en est fallu de peu pour que cette section récemment mise en évidence reste vide. En effet, À défaut d’affaires ayant donné lieu à des arrêts de comité, il ne s’en est guère trouvé que quatre pour retenir l’attention d’une chambre. Encore que, l’une d’entre elles, qui se rapportait au décès d’un détenu toxicomane des suites d’une intoxication due à l’administration de plusieurs médicaments, n’a-t-elle débouché que sur un constat de non-violation de l’article 2 protecteur du droit à la vie (Saharoui, 11 juill. 2024, n° 35402/20). Les trois autres présentent un plus grand intérêt juridique ou politique.

1. La tolérance européenne de l’incrimination générale et absolue d’achats d’actes sexuels entre adultes consentants

L’impérieuse nécessité de lutter contre la prostitution forcée qui se confond largement avec la traite des êtres humains a poussé le législateur français à prendre des mesures radicales niant l’éventualité d’une prostitution librement consentie. Or, leur mise en œuvre pratique a révélé, aux yeux de nombreuses organisations internationales, qu’elles constituent souvent un remède pire que le mal. Aussi la question de leur abrogation en est-elle venue à se poser. C’est ainsi que la loi du 13 avril 2016 a supprimé le délit de racolage qui avait été créé par celle du 18 mars 2003. En contrepartie, la loi de 2016 avait incriminé, sous la menace des peines prévues pour les contraventions de 5e classe, « le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération… » Or, la pertinence de ce nouveau dispositif répressif est à son tour contestée. Elle l’a été, dans l’affaire M.A et autres c/ France du 25 juillet 2024 (n° 63664/19, Dalloz actualité, 11 sept. 2024, obs. B. Nicaud), par plus de 250 travailleuses et travailleurs du sexe de vingt nationalités qui lui reprochent de les exposer à plus de violence et à davantage de risques sanitaires en les poussant vers l’isolement et la clandestinité. La Cour européenne des droits de l’homme, refusant d’entrer dans le débat sur les points de savoir si la prostitution est toujours contrainte et si, entre adultes consentants, elle peut relever de l’intimité de la vie privée, a jugé que l’incrimination de l’achat de prestations de nature sexuelle ne portait pas atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes se livrant à une activité prostitutionnelle.

Cette solution a été retenue seulement parce que la prostitution soulève des questions morales et éthiques particulièrement complexes sur lesquelles aucun consensus européen ne s’est dégagé si bien que les États disposent d’une ample marge d’appréciation pour y faire face. L’importance particulière accordée au décideur national pour affronter une telle question de société ne revient cependant pas à accorder à la France un blanc-seing conventionnel. La Cour l’avertit en effet presque solennellement que ses autorités devront « garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée, en particulier quand celle-ci est basée sur une interdiction générale et absolue de l’achat d’actes sexuels, de manière à pouvoir la nuancer en fonction de l’évolution des sociétés européennes et des normes internationales dans ce domaine ainsi que des conséquences produites, dans une situation donnée »… C’est dire que l’incrimination de l’achat d’actes sexuels entre adultes consentants n’est pas approuvée, mais, si l’on peut dire, tolérée par la Cour européenne des droits de l’homme.

2. La victoire politico-juridique de la présidente du Conseil régional d’Occitanie

L’interprétation par la Cour de Strasbourg de l’article 7 de la Convention , sobrement intitulée « Pas de peine sans loi’ », est caractérisée par une certaine ambiguïté dont l’aidera peut-être à sortir l’arrêt Delga c/ France du 9 juillet 2024 (n° 38998/20, Dalloz actualité, 12 juill. 2024, obs. J.-M. Pastor ; Delga c/ France, AJDA 2024. 1415 ) rendu à la requête de la présidente du Conseil régional d’Occitanie que les juridictions nationales avaient définitivement condamnée sur le fondement des articles 225-1 et 432-7 du code pénal pour discrimination envers la commune de Beaucaire dont le maire d’extrême droite a d’ailleurs récemment donné son nom à un très important arrêt de grande chambre (Sanchez c/ France, 15 mai 2023, n° 45581/15, Dalloz actualité, 24 mai 2023, obs. F. Merloz ; Sanchez c/ France, AJ pénal 2023. 343, obs. J.-B. Thierry ; Légipresse 2023. 326 et les obs. ; ibid. 406, comm. B. Nicaud ; ibid. 502, chron. C. Bigot ; ibid. 2024. 257, obs. N. Mallet-Poujol ).

L’arrêt du 9 juillet, rappelant utilement que l’article 7 de la Convention n’a pas pour unique objet de prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé mais qu’il consacre aussi, d’une manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie, fait d’ailleurs lui-même ressortir l’ambiguïté sur laquelle repose son interprétation. D’un côté, il réaffirme que la garantie qu’il consacre est un élément essentiel de la prééminence du droit, occupant une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation même en temps de guerre ou d’autre danger public, si bien que l’on doive l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, condamnations et sanctions arbitraires. D’un autre côté, il redit que l’on ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible. Or, par la fenêtre de la prévisibilité, établie le cas échéant par des conseils éclairés, peuvent s’engouffrer des politiques et des pratiques répressives qui auraient pu ou dû être bloquées à la porte de la prééminence du droit.

En l’espèce, les juridictions internes avaient jugé que, en choisissant de refuser ou plutôt de différer la signature d’un contrat de ville se rapportant à la construction d’un lycée avec une commune dirigée par l’extrême droite, la présidente du Conseil régional d’Occitanie pouvait prévoir qu’elle tomberait sous le coup de la loi incriminant la discrimination commise par une personne dépositaire de l’autorité publique, notamment lorsqu’elle consiste à refuser le bénéfice d’un droit accordé par la loi. La Cour a considéré que cette approche avait entraîné une violation de l’article 7. En effet, selon elle, la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine qui, au nom du principe constitutionnel de la libre administration des collectivités territoriales , a résolument exclu d’imposer aux Régions la signature de contrats de ville, ne permettait pas à Mme Carole Delga de prévoir une interprétation impliquant qu’en refusant de signer le contrat de ville litigieux, elle refusait le bénéfice d’un « droit accordé par la loi », au sens de l’article 432-7, 1°, du code pénal.

Ainsi la fenêtre de la prévisibilité, ouverte en l’espèce par la Cour d’appel de Nîmes non remise en cause par la Cour de cassation, a-t-elle été refermée dans des conditions qui devraient avertir les juridictions nationales dans leur ensemble que, sauf à vider l’article 7 de l’essentiel des garanties fondamentales qu’il confère, on ne peut pas l’ouvrir à plein battant.

Mme Carole Delga, par ailleurs présidente des régions de France, étant une personnalité politique de premier plan, sa victoire strasbourgeoise a été largement commentée par la presse. Les termes dans lesquels il en a été rendu compte ont été si souvent approximatifs qu’il ne faut pas laisser passer l’occasion de mettre le lecteur en garde contre les présentations de l’activité de la Cour européenne des droits de l’homme par des journalistes.

3. Les limites du droit à la liberté d’expression des élus sur Facebook

Dans le prolongement de l’arrêt Sanchez (préc.), la Cour a rappelé dans l’arrêt Lefebvre du 29 août 2024 (n° 12767/21, Lefebvre c/ France, AJDA 2024. 1631 ) que si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, les avantages de cet outil s’accompagnent d’un certain nombre de risques, des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, pouvant être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps. Elle a précisé à nouveau que, à ce titre, une notoriété et une représentativité importante donnent nécessairement une résonance et une autorité particulières aux mots, aux actes ou aux omissions de leur auteur et qu’elle estimait dès lors pertinent d’opérer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée, un simple particulier dont la notoriété et la représentativité sont limitées ayant moins d’obligations qu’une personne ayant un mandat d’élu local. Par application de ces principes, la Cour a estimé qu’un conseiller municipal de Noisy-le-Sec, président du groupe d’opposition, condamné pour diffamation en raisons de propos publiés sur le mur de son compte Facebook, n’avait pas été victime d’une violation de son droit à la liberté d’expression dans la mesure où, sans base factuelle suffisante, il avait cru devoir y établir un lien entre une société anonyme d’économie mixte gérant des logements sociaux de la commune et un règlement de compte maffieux au cours duquel un conseiller municipal avait reçu des balles dans une jambe.

Affaires venues d’ailleurs

Comme d’habitude, il s’agira ici de mettre en évidence quelques arrêts ou décisions dont l’importance semble plus remarquable avant de présenter plus sommairement l’actualité jurisprudentielle des articles qui ont été mobilisés au cours de la période.

4. Le droit des gens qui s’aiment de se tenir publiquement par la taille et l’obligation de poursuivre les crimes de haine homophobe

Le plus bel arrêt de la série estivale est très probablement l’arrêt Hanovs c/ Lettonie du 18 juillet 2024 (n° 40861/22) auquel des faits particulièrement sordides ont servi de terreau.

Par une journée de novembre, un couple d’homosexuels, se tenant tendrement par la taille, promenait son chien dans les rues de Riga lorsqu’un individu les invectiva en des termes outrancièrement homophobes avant d’agresser physiquement l’un des deux, obligé de se réfugier dans un magasin du voisinage. L’autre ayant rapidement alerté la police, l’agresseur fut vite identifié. L’énergumène ne fit aucune difficulté pour reconnaître les faits et proclamer qu’il était intervenu pour mettre un terme à une manifestation publique qu’il trouvait inacceptable. Or, les autorités répressives ne s’émurent guère du comportement de cet ignoble justicier, guidé par la haine homophobe, puisqu’il ne fut frappé que d’une modeste amende de 70 € pour hooliganisme mineur. Même si aucune blessure ne lui avait été physiquement infligée, la victime principale de l’agression a estimé devoir saisir la Cour européenne des droits de l’homme pour faire constater que les autorités avaient manqué à leur obligation positive de mener une enquête effective et de poursuivre l’auteur sous une qualification de crime de haine homophobe. Considérant que le motif discriminatoire de l’attaque ne faisait aucun doute, soulignant qu’il est crucial pour les États contractants de lutter contre l’impunité dans les affaires de crimes de haine, dans la mesure où ces crimes constituent une menace importante pour les droits fondamentaux protégés par la Convention, et affirmant hautement que ne pas réagir à de tels incidents peut normaliser l’hostilité à l’égard des personnes LGBTI, perpétuer une culture d’intolérance et de discrimination et encourager d’autres actes de même nature, la Cour a effectivement jugé que l’État défendeur avait manqué à son obligation d’assurer une protection adéquate du requérant en garantissant des poursuites efficaces contre l’auteur de l’agression dirigée contre lui. Ces fortes affirmations suffisent à faire de l’arrêt Hanovs c/ Lettonie un arrêt important même s’il ne s’agit que d’un arrêt de chambre susceptible de faire l’objet d’un renvoi en grande chambre. Quoi qu’il advienne, il restera sûrement dans les mémoires pour avoir justifié de manière éclatante l’examen de l’obligation de l’État au titre des articles 3 et 8 lus conjointement avec l’article 14 qui consacre le principe de non-discrimination. S’il lui a semblé approprié de retenir cette combinaison, c’est en effet pour les raisons inédites suivantes dont chacun appréciera et soulignera lui-même la force et la solennité.

Les attaques contre les personnes LGBTI, déclenchées par des expressions d’affection, constituent un affront à la dignité humaine en ciblant les expressions universelles d’amour et de camaraderie. Le concept de dignité va au-delà de la simple fierté personnelle ou de l’estime de soi, et englobe le droit d’exprimer son identité et son affection sans crainte de représailles ou de violence. Les attaques, comme celle dont a été victime M. Hanovs, portent non seulement atteinte à la sécurité physique des victimes, mais également à leur bien-être émotionnel et psychologique, transformant un moment d’intimité en un moment de peur et de traumatisme. En outre, ils humilient et avilissent les victimes, transmettant un message d’infériorité de leur identité et de leurs expressions, et relèvent donc du champ d’application de l’article 3 de la Convention (§ 42).

Au-delà de constituer un affront à la dignité humaine, les attaques contre les personnes LGBTI motivées par des démonstrations d’affection affectent profondément leur vie privée. La peur et l’insécurité que de tels actes suscitent inhibent la capacité des victimes à exprimer ouvertement leurs émotions humaines fondamentales et les poussent à l’invisibilité et à la marginalisation. La menace de violence compromet leur capacité à vivre authentiquement et les oblige à cacher des aspects essentiels de leur vie privée pour éviter tout préjudice. Par conséquent, de telles attaques peuvent restreindre leur liberté de jouir du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, aussi librement que les couples de sexe différent, imposant ainsi une norme différentielle quant à l’expression de leur identité et de leurs relations (§ 43).

5. La persistance d’obstacles au changement de genre

Les mœurs et les idées ont si profondément évolué depuis les arrêts Rees c/ Royaume-Uni du 10 octobre 1986 (n° 9532/81) et B. c/ France du 25 mars 1992 (n° 13343/87, France, AJDA 1992. 416, chron. J.-F. Flauss ; D. 1993. 101 , note J.-P. Marguénaud ; ibid. 1992. 323, chron. C. Lombois ; ibid. 325, obs. J.-F. Renucci ; RTD civ. 1992. 540, obs. J. Hauser ) relatifs à ce que, au XXe siècle, on appelait encore le transsexualisme, que l’on pourrait être surpris de constater que la Cour de Strasbourg a encore des occasions de constater des violations de l’article 8 consacrant le droit au respect de la vie privée parce que les autorités dressent encore des obstacles sur des parcours de transition de genre. La surprise sera cependant relative face au constat de violation établi par l’arrêt Savinovskikh du 9 juillet 2024 (n° 16206/19, Savinovskikh c/ Russie, AJ fam. 2024. 466, obs. M. Saulier ; ibid. 425, obs. A. Dionisi-Peyrusse ) en raison de la résiliation du contrat d’accueil d’un tuteur parce qu’il avait entamé une telle démarche puisque l’État défendeur est la Russie. Elle sera à peine plus grande à la lecture de l’arrêt W.W. c/ Pologne du 11 juillet 2024 (n° 31842/20, Dalloz actualité, 16 sept. 2024, obs. A. Lefebvre ; AJ fam. 2024. 425, obs. A. Dionisi-Peyrusse ) qui a dû constater que le refus de poursuivre un traitement hormonal en prison opposé à une personne transgenre se trouvant dans une situation de vulnérabilité particulière avait violé l’article 8.

6. Haro sur un médecin internaute se livrant à la critique catégorique de l’efficacité des vaccins

La question de la liberté d’expression des médecins se prononçant publiquement sur des questions médicales est particulièrement délicate. S’ils sont libres de tout dire, y compris contre les méthodes et les traitements privilégiés par leurs confrères, c’est la ruine de la confiance des patients et de la solidarité entre les membres de la profession sur laquelle elle repose largement. Si leur parole est trop contrainte, ils sont empêchés de faire valoir publiquement des opinions fondées sur leur travail et leur expérience qui ont leur place dans le débat public sur des questions relatives à la protection de la santé relevant évidemment de l’intérêt général.

La Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu de nombreuses occasions de naviguer entre ces écueils comme dans l’affaire Frankowics c/ Pologne du 18 décembre 2008 (n° 53025/99) où elle a constaté une violation de l’article 10 parce qu’un médecin avait été frappé d’une sanction disciplinaire pour avoir critiqué dans un rapport d’expertise le traitement administré par d’autres médecins à un patient souffrant de troubles hépatiques et dans la célèbre affaire Hertel c/ Suisse du 25 août 1998 (n° 59/1997) où un semblable constat de violation a été dressé en raison de l’interdiction, sous menace de sanctions pénales, faite à un docteur vétérinaire de continuer à faire des déclarations suggérant que les aliments préparés dans des fours micro-ondes étaient cancérigènes. Elle vient d’en rencontrer une nouvelle dans l’affaire Bielau c/ Autriche du 27 août 2024 (n° 20007/22, AJ fam. 2024. 425, obs. A. Dionisi-Peyrusse ) qui lui a permis d’aborder les difficultés inhérentes à la liberté d’expression des médecins quand elles sont exacerbées par l’utilisation d’internet.

En l’espèce, un médecin généraliste, s’intéressant à la médecine holistique et à l’homéopathie, n’y était pas allé de main morte puisqu’il avait publié sur son site internet des déclarations catégoriques suivant lesquelles jamais aucune maladie n’avait disparu grâce à la vaccination. Une affirmation aussi peu nuancée lui avait valu des sanctions disciplinaires qu’il n’avait pas réussi à faire lever par les juridictions nationales. Invoquant le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention, il est allé s’en plaindre devant la Cour européenne des droits de l’homme. On aurait peut-être dû l’avertir qu’il ne frappait pas à la bonne porte car depuis l’arrêt de grande chambre Vavricka et autres c/ République tchèque du 8 avril 2021 (n° 47621/13, Vavricka et autre c/ République tchèque, D. 2021. 1176, entretien M.-L. Moquet-Anger ; ibid. 1602, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 2022. 808, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; AJ fam. 2021. 309, obs. M. Saulier ; RTD civ. 2021. 364, obs. J.-P. Marguénaud ) relatif à l’obligation légale de vaccination des enfants que quelques États européens imposent, la Cour de Strasbourg est devenue le chantre de la vaccination. Elle n’a donc pas manqué de rappeler au médecin dissident les preuves accablantes démontrant les bénéfices de la vaccination qui est l’une des interventions sanitaires les plus efficaces et les plus rentables connues à laquelle l’humanité doit le triomphe de l’éradication de la variole, la réduction de 99 % des ravages de la polio, et la diminution des décès provoqués par la diphtérie, le tétanos, la rougeole ou la coqueluche. Elle n’a pas non plus oublié de lui redire que la vaccination englobe également la valeur de la solidarité sociale, le but de ce devoir étant de protéger la santé de tous les membres de la société, en particulier de ceux qui sont particulièrement vulnérables face à certaines maladies. Soulignant que si les médecins ont un rôle clé à jouer dans le contexte des débats de santé publique, ils peuvent être soumis à des obligations professionnelles conformes à leurs devoirs et responsabilités au titre de l’article 10, § 2, la Cour affirme qu’il peut être nécessaire, pour protéger la santé et le bien-être d’autrui, de restreindre leur liberté d’expression en cas d’informations publiques catégoriques et mensongères sur des questions médicales, en particulier si ces informations sont publiées sur un site internet. Elle a donc pu conclure, sans grande surprise, que les juridictions internes avait donné des raisons pertinentes et suffisantes pour ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents du grand public et la liberté d’expression du médecin ; que la sanction disciplinaire infligée sous la forme d’une amende avec sursis d’un montant relativement faible pour avoir tenu des propos scientifiquement intenables sur l’inefficacité des vaccins sur son site internet et donc en relation avec son exercice médical n’avait pas dépassé la marge d’appréciation de sorte que la mesure attaquée pouvait être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » au sens du § 2 de l’article 10. La Cour a donc jugé, à l’unanimité moins une voix, que le droit à la liberté d’expression du docteur Bieleau, dont la critique de la vaccination était non seulement catégorique, mais à la différence de celle des fours à micro-ondes par le vétérinaire Hertel dans l’affaire précitée, scientifiquement intenable, n’avait pas été violé.

La Cour a poursuivi sa croisade vaccinale avec l’arrêt Pasquinelli et autres c/ Saint-Marin du 29 août 2024 (n° 24622/22, AJ fam. 2024. 425, obs. A. Dionisi-Peyrusse ), en décidant que, eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les États en matière de politique de santé, les mesures de réaffectation vers des postes vacants ou de suspension temporaire sans salaire, imposées à des professionnels de santé qui n’avaient pas répondu à l’invitation de se faire vacciner contre la covid 19, étaient prévues par loi et proportionnées à l’objectif légitime de protection de la santé et de la population en général si bien qu’elles n’avaient pas violé leur droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention.

7. Actualité des droits indérogeables

Au cours de la période estivale de 2024, l’article 4, qui interdit l’esclavage et le travail forcé est resté, comme souvent, absent des débats. L’article 2, consacrant le droit à la vie, l’article 3, portant interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants, et l’article 7, affirmant le principe de la légalité des délits et des peines, qui d’ordinaire le nourrissent abondamment, sont restés très discrets sauf à rappeler la mobilisation de ce dernier dans l’affaire française Delga déjà évoquée (supra n° 2). En effet, ensemble, ils n’ont guère retenus l’attention que de trois arrêts concernant tous la Turquie qui a d’ailleurs échappé à trois constats de violation : de l’article 2 dans l’affaire Coscun Selçuk du 9 juillet 2024 (n° 23093/20) où la Cour écarte sa responsabilité de l’attentat suicide d’Ankara du 10 octobre 2015 ; de l’article 3 et de l’article 7 dans l’affaire Yasak du 27 août 2024 (n° 17389/20) relatif aux conditions de détention et aux circonstances de la condamnation d’une personne appartenant à un groupe terroriste armé. Seul l’arrêt I. G. du 27 août 2024 (n° 32887/19), rendu dans une sordide affaire où une personne atteinte de déficience physique et mentale avait été violée à plusieurs reprises par quatre mineurs âgés de douze à dix-sept ans a constaté une violation de l’article 3 parce que la réparation accordée à la victime n’était pas suffisante.

8. Actualité du droit à la liberté et à la sûreté

L’article 5, qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté, souvent à l’honneur en temps ordinaires, est resté lui aussi très discret pendant la période estivale 2024. À peine relève-t-on, en effet, un arrêt B.D. du 27 août 2024 (n° 50058/12) qui, presque comme d’habitude, dénonce, au regard de ses §§ 1 et 4, le régime de la détention dans les annexes psychiatriques des prisons de Belgique et deux arrêts du 2 juillet 2024, B.A (n° 24607/20) et K.A (n° 63076/19) qui, sur le même fondement, stigmatisent les conditions de placement des demandeurs d’asile en détention pour motif de sécurité nationale à Chypre.

9. Actualité du droit à un procès équitable

L’article 6, qui garantit le droit à un procès équitable et ses satellites, est, on le sait, le plus sollicité avec l’article 8. En juillet et août, son actualité s’est un peu ralentie mais elle ne s’est pas effondrée. Elle a été marquée par une décision d’irrecevabilité de la requête d’un magistrat français offusqué du refus de renouvellement de son détachement dans les fonctions de juge d’instruction à Monaco dans une affaire Levrault c/ Monaco du 25 juillet 2024 (n° 47070/20) et par deux arrêts constatant qu’il n’avait été violé ni par une décision de clôturer pour incompétence une enquête sur la mort d’un journaliste en Irak (Couso Pernuy c/ Espagne, 25 juill. 2024, n° 2327/20) ni par une restriction à la présence d’un avocat au cours d’une enquête préliminaire devant déboucher sur une condamnation pour meurtre (W.R. c/ Pays-Bas, 27 août 2024, n° 989/18). On retiendra surtout les constats de violation de l’article 6 qui ont été dressés par les arrêts Meli et Swinkels Family Brewers c/ Albanie du 16 juillet 2024 (n° 41773/21) en raison du manquement de la Cour constitutionnelle à son obligation de motiver ses décisions ; Khachapuridze et Khadchize c/ Géorgie du 29 août 2024, (n° 59464/21) à cause du refus d’entendre des témoins et des accusés de hooliganisme et Tsulukidze et Rusulashvilli c/ Géorgie du 29 août 2024 (n° 44681/21) qui a dénoncé l’insuffisance de garanties contre la partialité du juge dans des affaires de licenciement où l’assistance judiciaire du juge était la fille de l’avocat de l’employeur.

10. Actualité du droit au respect de la vie privée et familiale

Si l’on met à part les deux arrêts relatifs au changement de genre déjà rencontrés (supra n° 7), l’actualité estivale de l’article 8 a été marquée par des constats de non violation établis dans les arrêts M.A c/ France (supra n° 1) et Pasquinelli c/ Saint-Marin (supra n° 6), dans deux arrêts du 25 juillet 2024, D.H c/ Suède (n° 34210/19) et Okumamichael et Debru c/ Suède (n° 28791/10), relatifs au regroupement familial qui démentent à nouveau frontalement les accusations de laxisme en matière migratoire toujours dirigées à la va-vite contre la Cour de Strasbourg et dans l’arrêt Namik Yüksel c/ Turquie du 27 août 2024 (n° 28791/10) qui, lui, aidera à confondre les entêtés à faire croire que l’interprétation strasbourgeoise des droits de l’homme bénéficie essentiellement aux criminels et aux délinquants puisqu’il a estimé qu’un détenu ne pouvait pas se plaindre de ne pas avoir été autorisé à passer plus de temps avec son fils de quatre ans qui vivait dans la même cellule que sa mère emprisonnée dans le même établissement.

11. Actualité du droit à la liberté d’expression

Un peu en retrait au cours des deux derniers mois, le droit garanti par l’article 10 de la Convention, qui a donné lieu à deux constats de non-violation dans des cas hypothèses d’utilisation des technologies du XXIe siècle (supra n° 3 et n° 6) n’a débouché que sur un constat de violation dans l’arrêt Hrachya Harutyunyan c/ Arménie du 27 août 2024 (n° 15028/16) qui vient une nouvelle fois à la rescousse d’un lanceur d’alerte condamné pour diffamation.

12. Actualité du principe de non-discrimination

En dehors de sa contribution au bel arrêt Hanovs (supra n° 4) le principe abrité par l’article 14 n’a guère servi, en combinaison avec l’article 2 du Protocole n° 2, consacrant le droit à l’instruction, qu’à justifier le renforcement, critiqué par les russophones, de l’enseignement du letton à l’école maternelle dans l’arrêt Djeri et autres c/ Lettonie du 18 juillet 2024 (n° 50942/20)

13. Actualité du droit à des élections libres

Dans une affaire Zdanoka c/ Lettonie n° 2 du 25 juillet 2024 (n° 42221/18), l’article 3 du Protocole n° 1, qui consacre les différents aspects du droit à des élections libres, a juste fait un petit tour de piste pour aider à faire comprendre à une députée européenne que son appartenance au Parti communiste soviétique dans sa jeunesse pouvait légitimement justifier à l’âge mûr son interdiction de se porter candidate au Parlement letton.

14. Éléments de procédure européenne

On remarquera que la décision Ceort c/ Roumanie diffusée le 4 juillet 2024 (n° 47339/20) n’a pas hésité, au regard de l’article 35 de la Convention, à déclarer irrecevable, pour non épuisement des voies de recours internes, la requête du procureur général de Roumanie parce que, professionnel du droit, il avait exercé contre la décision le condamnant pour corruption, une voie de recours qui ne permettait pas à l’ordre juridique interne de prévenir ou de redresser d’éventuelles violations de la Convention. On retiendra surtout que le 4 juillet, la Cour a ordonné, en raison de la guerre d’Ukraine, la réinscription au rôle d’une affaire Bryska c/ Ukraine (n° 11706/13) qu’elle avait précédemment rayée à cause de l’absence de mention d’une adresse électronique.

 

© Lefebvre Dalloz