Chronique de jurisprudence de la CEDH : première manifestation jurisprudentielle de la guerre d’Ukraine

La période mars-avril 2024 a été marquée par les deux décisions et l’arrêt de grande chambre Carême, Duarte Agostinho et Verein KlimmaSerionnen Schweiz du 9 avril 2024 attendus avec impatience sur le changement climatique. Ils feront l’objet d’une étude groupée même si la décision Carême qui ne concerne que la France et la décision Duarte Agostinho qui la regarde comme trente-deux autres États membres du Conseil de l’Europe mettent à mal la distinction récemment introduite dans cette chronique entre les affaires françaises et les affaires venues d’ailleurs. Il est si rare que la même question touchant plusieurs pays à la fois soit examinée en même temps par la même formation mêmement constituée de la Cour européenne des droits de l’homme que l’on s’entêtera à isoler les affaires françaises des autres.

Affaires françaises

Quatre arrêts ont été rendus au cours des deux derniers mois dans des affaires où la France faisait face à des allégations de violation de la Convention européenne en raison des conditions de vie réservées aux harkis du camp de Biais ; des répercussions sur les détenus de la répression du mouvement social de surveillants ; du retour forcé d’un enfant auprès de son père vivant à l’étranger et d’un refus d’attribuer la qualification d’antisémite à des propos injurieux. Des requêtes introduites contre la France ont également donné lieu à des arrêts de comité, jusqu’alors délaissés mais qui seront désormais distingués des arrêts de chambre et de grande chambre. Pour cette première et pour mieux attirer l’attention sur l’intérêt qui leur est désormais accordé, ils apparaîtront d’ailleurs en première ligne.

Les arrêts de comité

Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 14, le 1er juin 2010, il existe parmi les formations de la Cour européenne, un comité de trois juges qui, selon l’article 28 de la Convention, est compétent pour déclarer les requêtes irrecevables ou les rayer du rôle par un vote unanime mais qui peut aussi conjointement à la décision sur la recevabilité rendre, toujours à l’unanimité, un arrêt sur le fond lorsque la question relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles qui est à l’origine de l’affaire fait l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour.

Les arrêts de comité ne pouvant être rendus que s’ils n’ont rien de nouveau à apporter, ils ne sont pas signalés dans les communiqués du greffe et par conséquent rien n’encourage à en rendre compte. Voudrait-on s’y risquer que l’on serait vite découragé par leur nombre devenu en quelques années particulièrement impressionnant : en 2022, sur les 4 168 arrêts rendus sur le fond par la Cour, 3 354 l’ont été par des comités de juges suivant les statistiques disponibles sur le site de la Cour. Le travail qui consisterait à décortiquer une telle masse d’arrêts reposant sur la jurisprudence bien établie de la Cour serait donc fastidieux et disproportionné. Néanmoins, affirmer que les arrêts de comité peuvent être négligés parce qu’ils n’apportent strictement rien est un peu trop catégorique : même s’il s’agit de principes inscrits dans une jurisprudence bien établie de la Cour, leur application dans des hypothèses inédites ou insoupçonnées peut présenter de l’intérêt pour de nombreux secteurs professionnels. C’est ce que vient de montrer par exemple l’arrêt de comité Suty c/ France du 11 janvier 2024 (n° 34/18, Dalloz actualité, 8 févr. 2024, obs. T. Scherer ; AJ pénal 2024. 110 et les obs. ) qui a étendu aux victimes de contaminations transfusionnelles par le virus de l’hépatite C les exigences de diligence exceptionnelle de la procédure qu’un arrêt X c/ France du 31 mars 1992 (n° 18020/91, AJDA 1992. 15, chron. J.-F. Flauss ) puis l’arrêt G.N. et autres c/ Italie du 1er décembre 2009 (n° 43134/05) avaient affirmées en faveur des victimes de contaminations dans les mêmes conditions par le VIH. Le remords de n’avoir pas signalé cet arrêt dans la chronique de janvier-février a donc poussé à adopter le compromis suivant : puisqu’il faut décidément renoncer à rendre compte de tous les arrêts de comité qui menacent d’ailleurs d’être chaque année plus nombreux, au moins accordera-t-on dorénavant une place à ceux qui concernent la France. Au cours des mois de mars et avril, on relève deux vagues d’arrêts de comité « français » se rapportant à deux questions distinctes.

1. Le droit de garder le silence

Le 4 avril 2024 ont été rendus les arrêts de comité Paresseux (n° 78630/17), Besançon (n° 29248/18), Guelain dit Yezeguelain (n° 78465/16) et Monteil et Boiche (n° 21764/16) qui, par référence à une jurisprudence bien établie notamment grâce aux arrêts Beuze c/ Belgique du 9 novembre 2018 (n° 71409/10, Dalloz actualité, 22 nov. 2018, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2019. 30, note E. Clément ; RSC 2019. 174, obs. D. Roets ), Olivieri c/ France (n° 62313/12, Dalloz actualité, 29 juill. 2019, obs. D. Goetz) et Bloise c/ France (n° 30828/13) du 11 juillet 2019, devraient permettre à tous les professionnels concernés de mieux savoir à quoi s’en tenir quant au droit de garder le silence. Les trois premiers ont rappelé que lorsqu’il n’a pas été notifié, il n’y a pas violation de l’article 6, § 1, si les propos tenus même hors la présence d’un avocat n’ont été que d’un faible poids dans la condamnation pénale. Le quatrième a logiquement décidé, a contrario, de dresser un constat de violation de l’article 6, § 1, dans un cas où les déclarations formulées sans savoir que l’on pouvait ne pas les tenir ont occupé, dans le raisonnement du juge répressif une place importante au même titre que les autres éléments de preuve. Il reste cependant l’incertitude de savoir, au cas par cas, à partir de quel point les propos ont été d’un poids insignifiant ou déterminant dans la condamnation pénale.

2. L’expulsion d’un étranger craignant de ne plus pouvoir se faire soigner dans son pays d’origine

Les arrêts de comité du 18 avril 2024, S.N (n° 14997/19), Iboko Molika (n° 54507/21), B.D (n° 55589/20) et A.K. (n° 46033/21), ont apporté un nouveau démenti aux adversaires de la Cour européenne qui l’accusent sans beaucoup de nuances de lier systématiquement les mains et les poings des autorités françaises en matière d’expulsion des étrangers du territoire. Ils ont en effet montré que l’arrêt de grande chambre Paposhvili c/ Belgique du 13 décembre 2016 (n° 41738/10, Dalloz actualité, 16 déc. 2016, obs. D. Poupeau ; AJDA 2016. 2406 ; ibid. 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen ) qui a corrigé la solution du trop célèbre arrêt N. c/ Royaume-Uni du 27 mai 2008 (n° 26565/05, RTD civ. 2008. 643, obs. J.-P. Marguénaud ) en décidant que l’éloignement des étrangers malades peut tomber sous le coup de l’article 3 prohibant les traitements inhumains ou dégradants non seulement en cas de risque imminent de mourir mais aussi lorsque l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, exposerait à un risque réel d’être exposé à un déclin grave, rapide et irréversible de l’état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de l’espérance de vie, autorise, lui, des solutions nuancées. En se référant à cet arrêt qui a désormais bien établi la jurisprudence de la Cour, l’arrêt Iboko Mikola a certes décidé que la France violerait l’article 3 si elle expulsait un malade vers la République démocratique du Congo alors qu’elle n’a pas vérifié s’il y aurait accès à des soins adaptés à son état de santé. En revanche les trois autres arrêts de comité ont considéré que les conséquences d’expulsion en République de Guinée (B.D et A.K) et au Sénégal (S.N) sur la santé des étrangers malades n’atteindraient pas le niveau d’exceptionnelle gravité toujours requis pour que l’article 3 soit applicable.

Les arrêts de chambres

3. Les conditions de rapatriement et d’accueil des harkis : la France rattrapée par son passé

Que la France ait attendu le 3 mai 1974 pour ratifier la Convention européenne et le 2 octobre 1981 pour accepter le droit de recours individuel ne l’a pas empêchée de devoir rendre des comptes devant la Cour européenne sur les conditions d’accueil et de vie qu’elle a réservées aux harkis, auxiliaires d’origine algérienne ayant combattu aux côtés de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, qu’il avait fallu rapatrier au cours de l’été 1962 après les Accords d’Évian du 19 mars 1962. Par un arrêt Tamazount et autres du 4 avril 2024 (n° 17131/19, AJDA 2024. 759 ; D. 2024. 878, point de vue M. Charité ) rendu à la requête de quatre enfants, nés entre 1957 et 1969, de parents harkis, placés en 1963 dans le camp de Bias dans le Lot et Garonne, jusqu’en 1975 date approximative de sa fermeture, la Cour a certes considéré que la période qu’ils y avaient passée avant l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole n° 1 à l’égard de la France échappait à sa compétence ratione temporis. Néanmoins, alors qu’elle n’était compétente que pour les faits qui se sont déroulés entre le 3 mai 1974 et la fermeture du camp en 1975, elle s’est autorisée à tenir compte des faits pertinents antérieurs à cette date pour apprécier le contexte et la situation litigieuse dans son ensemble. Dès lors, elle a pu constater que les conditions de vie quotidienne des résidents du camp de Bias, dont faisaient partie les requérants, n’étaient pas compatibles avec le respect de la dignité humaine et s’accompagnaient en outre d’atteintes aux libertés individuelles.

Aussi, dans une démarche un peu alambiquée, a-t-elle relevé que les juridictions nationales n’avaient pas explicitement qualifié ces atteintes à la lumière des dispositions de la Convention mais qu’elles étaient, en substance, parvenues au constat de violation des articles 3, qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, et 8 de la Convention protégeant le droit au respect de la vie privée et familiale de la Convention, et de l’article 1 du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens. La Cour, quant à elle, dresse un constat de violation explicite de ces trois articles après avoir pris soin de signifier que, malgré l’important travail mémoriel accompli notamment par la loi du 23 février 2022 portant reconnaissance de la Nation envers les harkis et les reconnaissances solennelles prononcées par les plus hautes autorités exécutives françaises, les autorités nationales, en fixant le montant des indemnisations versées aux requérants, n’ont pas suffisamment tenu compte de la spécificité de leurs conditions de vie dans le camp de Bias pour remédier aux violations de la Convention constatées, et partant, que le versement de ces indemnisations ne les a pas privés de leur qualité de victime à cet égard.

La France trouvera cependant une consolation à cette sévère leçon européenne sur son histoire. En effet, selon la Cour, la déclaration d’incompétence du Conseil d’État pour connaître des conclusions des requérants tendant à l’engagement de la responsabilité pour faute de l’État à raison des préjudices résultant, d’une part, du défaut d’intervention pour protéger les harkis et leurs familles des massacres sur le territoire algérien et, d’autre part, de l’absence de rapatriement systématique en France, ne saurait être considérée comme excédant la marge d’appréciation dont jouissent les États pour limiter le droit d’accès d’une personne à un tribunal. C’est dire que, en refusant de dresser un constat de violation du droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6, § 1er, la Cour a sauvegardé la théorie des actes de gouvernement au nom de laquelle la Haute juridiction administrative s’était déclarée incompétente.

4. Les conséquences des mouvements sociaux du personnel pénitentiaire sur les conditions de vie des détenus

La question des droits sociaux des détenus est généralement occultée par celles de l’indignité des conditions de détention. L’arrêt Leroy et autres du 18 avril 2024 (n° 32439/19, Dalloz actualité, 16 mai 2024, obs. F. Charlent ; AJDA 2024. 879 ) ne permet pas de l’aborder mais il présente l’originalité de permettre d’apprécier les conséquences de l’exercice des droits sociaux des membres du personnel pénitentiaire sur les droits civils et politiques des détenus. Dans cette affaire, les agents du centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe avaient déclenché un mouvement social de plusieurs semaines en mars 2019, après l’agression au couteau dont avait été victime l’un de leur collègue. Pendant ce mouvement, les détenus avaient subi, notamment, un confinement dans leurs cellules et des fouilles corporelles inhérentes au rétablissement de la situation. Ils ont réussi à faire juger par la Cour que l’aggravation de leurs conditions de détention pendant le mouvement social de leurs gardiens avaient entraîné un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 dont les fouilles corporelles n’avaient pas, en revanche, méconnu les exigences.

5. Retour d’un enfant auprès de son père à l’étranger ordonné en vertu de la Convention de La Haye

On s’en tiendra ici à se demander pourquoi l’arrêt Verhoeven du 24 mars 2024 (n° 19664/20, Dalloz actualité, 4 avr. 2024, obs. P. Gondard) n’est pas un arrêt de comité puisque l’arrêt de grande chambre du 26 novembre 2013, X c/ Lettonie, (n° 27853/09, D. 2013. 2848 ; ibid. 2014. 1059, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2014. 58, obs. A. Boiché ) dans lequel la Cour a rappelé les exigences d’une application combinée et harmonieuse de la Convention européenne et de la Convention de la Haye, puis énoncé celles tenant à l’équité du processus décisionnel en la matière, auquel elle se reporte, semble décidément avoir fixé une jurisprudence bien établie. En tout cas, c’est en raison de l’absence de risque grave pour l’enfant, dont l’intérêt supérieur est au cœur de l’arrêt X c/ Lettonie, que l’arrêt Verhoeven a estimé que son retour auprès de son père au Japon n’entraînait aucune violation de l’article 8 garantissant le droit au respect de la vie privée.

6. Refus de retenir le caractère antisémite des propos d’un agresseur

Dans l’affaire Allouche du 11 avril 2024 (n° 81249/17), un amoureux éconduit par une jeune femme travaillant dans une association œuvrant pour la mémoire des victimes de la Shoah, lui avait violemment exprimé sa déception en lui adressant une menace de mort dans un message où il mettait en cause sa judéité de la manière la plus ordurière qui se puisse imaginer et qu’il avait cru devoir accompagner d’une photographie d’Hitler. En dépit du caractère outrancièrement antisémite qui aggravait cette injure publique et cette menace, le représentant du Parquet l’avait résolument ignoré dans sa qualification juridique des faits sans doute pour pouvoir obtenir plus facilement la condamnation de l’agresseur en comparution immédiate pour menaces de mort réitérées. Le tribunal correctionnel prononça effectivement une peine de dix-huit mois d’emprisonnement dont douze avec sursis et mise à l’épreuve pendant trois ans. La victime, quant à elle ne comprit pas pourquoi le caractère antisémite de l’agression dont elle avait été la cible avait été occulté et elle demanda en appel la requalification des faits poursuivis sous cette coloration aggravante et discriminatoire. La cour d’appel l’a certes entendue, mais sans doute pour ne pas se laisser retarder par les exigences du principe du contradictoire en raison de l’entrée en scène d’une circonstance aggravante, elle s’est refusée à modifier la qualification juridique et la Cour de cassation ne l’a pas rectifiée davantage puisqu’elle a déclaré le pourvoi irrecevable. Le constat de violation de l’article 14 consacrant le principe de non-discrimination combiné avec l’article 8 garant du droit au respect de la vie privée, que l’arrêt Allouche a tiré de cette approche judiciaire a des accents qui peuvent faire croire à un sévère rappel à l’ordre en ces temps difficiles où la recrudescence de l’antisémitisme est attestée par tous les instruments de mesure. La Cour y affirme, en effet, que les autorités internes ont méconnu leurs obligations positives découlant des articles 8 et 14 de la Convention, consistant à fournir une protection pénale effective et appropriée contre les propos discriminatoires – particulièrement destructeurs des droits fondamentaux – de l’agresseur de la requérante et que l’omission des autorités de prendre en compte la dimension antisémite de la présente affaire a compromis leur capacité à apporter une telle réponse adéquate. Du point de vue de la Cour européenne, les autorités, aussi bien intentionnées soient-elles d’un point de vue procédural, ne doivent donc jamais laisser passer la moindre occasion de punir des propos antisémites. Qui sait si elle n’aura plus jamais l’occasion de le redire.

Cette partie consacrée aux affaires françaises devrait également comprendre une décision de grande chambre Carême du 9 avril 2024, mais pour des raisons déjà indiquées, elle a été reportée pour être étudiée en même temps que les autres arrêts et décisions climatiques.

Affaires venues d’ailleurs

À l’ombre des affaires qui ont permis à la Cour de Strasbourg de s’affirmer comme acteur de la justice climatique, on peut en recenser quelques-unes qui ont fait émerger ou qui ont précisé les réponses à des questions plus rarement posées comme l’internement des enfants souffrant de troubles mentaux ou le recomptage des voix au cours d’opérations électorales. On constatera que le contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022 n’est toujours pas éclusé alors que l’on voit émerger un contentieux né des difficultés particulières auxquelles la guerre d’Ukraine expose les États qui sont restés membres du Conseil de l’ Europe.

7. L’affirmation par la Cour européenne des droits de l’homme de son rôle d’acteur de la justice climatique

Le président de la Cour, Robert Spano, avait décidé, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, d’attribuer à la même formation de la grande chambre les affaires Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c/ Suisse (n° 53600/20, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; D. 2024. 729, et les obs. ; JA 2024, n° 698, p. 3, édito. B. Clavagnier ), Duarte et autres c/ Portugal et 32 autres (n° 39371/20, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; D. 2024. 730 ) et Carême c/ France (n° 7189/21, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; AJDA 2024. 757 ; D. 2024. 729 ), qui ont également fait l’objet d’un dessaisissement, respectivement par les chambre de la troisième section, de la quatrième section et de la cinquième section, dans lesquelles les requérants se plaignaient tous de l’inaction de plusieurs États du Conseil de l’Europe en matière de changement climatique.

Après quelques mois de suspense, la grande chambre a donc rendu le 9 avril deux décisions sur la recevabilité et un arrêt sur le fond qui lui ont permis de marquer sa présence sur la scène de la justice climatique tout en faisant comprendre qu’elle n’entendait pas y tenir un rôle envahissant. Les deux décisions lui ont d’ailleurs permis d’éconduire les requérants qui s’étaient fait une idée fausse du rôle qu’il lui est techniquement permis de jouer en les déclarant irrecevables.

Elle l’a fait de manière presque lapidaire dans l’affaire introduite par le député européen Damien Carême qui a été maire de la commune de Grande-Synthe dont le nom est attaché à des décisions du Conseil d’État du 10 novembre 2020 et du 1er juillet 2021 qui, comme on le sait, ont déjà marqué l’histoire de la justice climatique. Dans ce contexte combatif, l’homme politique avait aussi saisi la Cour européenne en tant que maire de la commune et à titre personnel pour mettre en question l’inaction de l’État en matière climatique qui l’exposerait à risques majeurs d’érosion du littoral, d’inondation et de submersion marine menaçant ses droits à la vie et au respect de la vie privée. À l’évidence, les arguments qu’il a avancés n’ont pas convaincu la Cour européenne qui lui a reproché un peu sèchement d’avoir ignoré sa jurisprudence constante selon laquelle les autorités décentralisées qui exercent des « fonctions publiques », quel que soit leur degré d’autonomie par rapport aux organes centraux – ce qui s’applique aux collectivités territoriales, et notamment aux communes – sont considérées comme des « organisations gouvernementales » n’ayant pas qualité pour saisir la Cour sur le fondement de l’article 34 de la Convention ; de s’être plaint depuis Bruxelles où son mandat de député l’avait conduit à s’installer d’une forme d’anxiété face aux risques futurs d’effets néfastes du changement climatique que toute personne, ou presque, pourrait avoir une raison légitime de ressentir également, en sorte que lui reconnaître la qualité de victime reviendrait pratiquement à lui permettre d’exercer une actio popularis qui n’est pas reconnue dans le système de la Convention, et d’avoir avancé trop tardivement un grief nouveau tenant à sa condition asthmatique. L’ensemble de ces considérations ont conduit la Cour, peut-être agacée par une méconnaissance des règles procédurales qui gouvernent son fonctionnement ou par une trop grande impatience à les faire évoluer, à déclarer la requête Carême irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35, § 3.

Le même sort a été réservé, mais en conclusion de démonstrations beaucoup plus denses, à la requête Duarte Agostinho et autres introduite en 2020 par six portugais nés entre 1999 et 2009, si jeunes que l’habitude s’est prise de les appeler les six enfants portugais. S’estimant menacés par le changement climatique et par des risques accrus d’incendies extrêmes dans les régions où ils vivent, ils sont déjà célèbres pour avoir saisi la Cour de Strasbourg pour tenter d’en faire endosser la responsabilité au regard des articles 2, 3, 8 et 14 de la Convention non seulement par le Portugal mais également par trente-deux autres États membres du Conseil de l’Europe dont la France fait partie, auxquels ils attribuent les effets présents et les graves effets futurs du changement climatique.

Pour déclarer l’irrecevabilité de leurs griefs à l’égard du Portugal où ils résident, la Cour s’en est tenue à relever qu’ils n’avaient pas épuisé les voies de recours internes. Cependant, pour mieux marquer sa volonté de ne pas s’ériger en acteur principal de la justice climatique, elle précise que les circonstances du réchauffement ne créent pas de motifs particuliers propres à dispenser les requérants d’épuiser les voies de recours internes et, par une forte référence au principe de subsidiarité, elle rappelle qu’elle n’a pas la capacité et qu’il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale de devenir une juridiction de première instance et de statuer, comme le lui demandaient les enfants portugais, sur la question du changement climatique avant que les juridictions des États défendeurs n’aient eu la possibilité de le faire.

À l’égard des trente-deux autres États, l’irrecevabilité est fondée sur un motif, très longuement discuté, qui interdit à la Cour d’être le juge central rayonnant directement sur le plus grand nombre possible d’États dont l’inaction ou la mollesse participent à l’accélération ravageuse du changement climatique : c’est qu’il n’existe dans la Convention aucun fondement propre à justifier qu’elle étende, par voie d’interprétation judiciaire, la juridiction extraterritoriale des États défendeurs qui permettrait de conclure que pour prendre en compte la dimension multilatérale du changement climatique chacun est responsable de ses effets qui se manifestent sur le territoire des autres.

On achèvera de se convaincre que la grande chambre a pris la requête des six enfants portugais beaucoup plus au sérieux que celle de l’ex-maire de Grande-Synthe, en remarquant que dans la décision d’irrecevabilité qu’elle leur oppose, elle met en exergue la même considération générale qui sert de fil rouge à l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz à savoir : « si [la] jurisprudence existante [de la Cour] peut être utile jusqu’à un certain point en ce qui concerne les litiges relatifs au changement climatique, les questions juridiques [qu’il soulève] présentent d’importantes différences avec celles qui ont été traitées jusqu’à aujourd’hui dans les affaires environnementales, et elles appellent donc un examen spécifique [de sa part] ».

L’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz, rendu aux requêtes d’une association à but non lucratif de droit suisse créée pour promouvoir et mettre en œuvre une protection efficace du climat au nom de ses adhérents, principalement des femmes de plus de 70 ans, et de quatre d’entre ses membres est d’une longueur exceptionnelle. Elle ne doit pas dissuader de le lire. En amont du raisonnement de la Cour on y trouve une impressionnante présentation exhaustive de tous les éléments de droit international et européen et de droit comparé qui se sont accumulés en quelques années sur la question du changement climatique. On y trouve aussi les stimulantes tierces interventions d’une kyrielle d’organismes et d’une armée d’universitaires, professeurs ou doctorants, dont le président de la Cour avait autorisé la production dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

Quant à ce que la grande chambre énonce elle-même dans l’arrêt climatique du 9 avril 2024, c’est d’une richesse plus que suffisante pour qu’il s’inscrive parmi les grands, peut-être même les beaux arrêts de la Cour européenne et pour qu’il marque les premières pages de l’histoire de la justice climatique. Cette chronique générale ne suffirait pas à en épuiser le commentaire. Il faudra donc s’en tenir à en faire ressortir quelques traits saillants. Il convient d’abord de préciser que, dans la mesure où les griefs de l’association requérante n’avaient été examinés que par des autorités administratives, la Cour a jugé que son droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6, § 1er, de la Convention a été restreint d’une manière et à un point tels qu’il s’en est trouvé atteint dans sa substance même. Il faut surtout retenir qu’un constat de violation de l’article 8 de la Convention auquel a été rattaché « un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie » a été dressé parce que le processus de mise en place par les autorités suisses du cadre réglementaire interne pertinent avait comporté de graves lacunes, notamment un manquement à quantifier, au moyen d’un budget carbone ou d’une autre manière, les limites nationales applicables aux émissions de gaz à effet de serre ; parce que l’État n’avait pas atteint ses objectifs passés de réduction de ces émissions et parce que faute d’avoir agi en temps utile et de manière appropriée et cohérente pour la conception, le développement et la mise en œuvre du cadre législatif et réglementaire pertinent, l’État défendeur avait outrepassé les limites de sa marge d’appréciation et manqué aux obligations positives qui lui incombaient en la matière. Venant en conclusion de longs développements destinés à caractériser les questions climatiques par rapport aux questions environnementales ; à terrasser l’argument de « la goutte d’eau dans l’océan » souvent avancé par les États pour justifier leur indolence climatique et à distinguer qualité de victime et qualité pour agir, ces constats dénoncent exclusivement les violations des droits de l’association. Pour la Cour européenne, en effet, la lutte contre le changement climatique semble reposer sur des données trop complexes pour être laissée à l’initiative des victimes individuelles, telles que les quatre septuagénaires helvètes, qui sont d’ailleurs tellement nombreuses que sauf circonstances exceptionnelles, rien ne peut justifier que telle ou telle se mette sur le devant de la scène juridique.

On terminera cette présentation succincte par la remarque préliminaire inscrite au fronton de l’arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et qui semble avertir les États du rôle, subsidiaire mais intransigeant, qu’elle entend jouer en la matière. Notant d’emblée que la question du changement climatique est l’une des plus préoccupantes de notre époque ; que ses effets délétères soulèvent la question de la répartition de l’effort entre les générations et qu’ils pèsent tout particulièrement sur diverses catégories vulnérables de la société, elle reconnaît qu’une intervention juridictionnelle, y compris de sa part, ne peut remplacer les mesures qui doivent être prises par les pouvoirs législatif et exécutif, ou fournir un substitut à celles-ci, mais elle avertit que la démocratie ne saurait toutefois être réduite à la volonté majoritaire des électeurs et des élus, au mépris des exigences de l’État de droit si bien que la compétence des juridictions internes et de la Cour est complémentaire à ces processus démocratiques. Aux bons entendeurs étatiques, la Cour adresse donc son salut climatique et pour se faire mieux comprendre, elle condamne sans acharnement mais sans ménagement un de ceux dont elle a pu caractériser le manque de dynamisme pour ralentir le réchauffement.

8. L’internement systémique des enfants privé de soins parentaux

La Cour est très attentive aux conditions dans lesquelles des interventions médicales se traduisant par l’administration de médicaments et le placement dans des hôpitaux psychiatriques sont réalisées sans le consentement de patients atteints de troubles mentaux. La plupart du temps elle dénonce les abus sur le fondement du droit au respect de la vie privée. Il lui arrive, dans les cas les plus graves affectant les personnes les plus vulnérables, de se situer sur le terrain de l’article 3 qui prohibe les traitement inhumains et dégradants. Or un cas particulièrement grave vient de lui donner l’occasion de le faire avec une énergie particulière.

Dans l’affaire V.I. c/ République de Moldova du 26 mars 2024 (n° 38963/18), un orphelin à la charge de l’État, réputé atteint d’un trouble mental léger, avait été placé contre son gré dans un hôpital psychiatrique pour une durée de trois semaines. Il y avait été maintenu quatre mois supplémentaires, sans recevoir la moindre visite pour y recevoir un traitement à base de neuroleptiques et d’antipsychotiques. Il s’était plaint de cette situation aggravée par l’attitude du personnel et le comportement des autres malades, mais il n’avait pas été entendu. Il a convaincu la Cour qu’il avait été victime d’un traitement contraire aux exigences de l’article 3 parce que le cadre juridique national n’avait pas permis à l’État de répondre à son obligation positive d’établir et d’appliquer effectivement un système assurant aux personnes se trouvant en situation de handicap intellectuel en général, particulièrement lorsque ce sont des enfants privés de soins parentaux, une protection contre les atteintes graves à leur intégrité et à leur dignité. Surtout il a réussi à la persuader que les autorités avaient perpétué à son égard une pratique discriminatoire en tant qu’enfant dont la privation de soins parentaux avait exacerbé la vulnérabilité si bien qu’un constat de violation de l’article 3 combiné avec l’article 14 s’imposait également. Enfin, constatant que l’affaire révélait l’existence d’un problème systémique de stigmatisation sociale des enfants privés de parents et souffrant de légers troubles intellectuels, la Cour, sur le fondement de l’article 46 de la Convention, a déclenché une procédure d’arrêt quasi pilote en jugeant que la République de Moldova était tenue de prendre des mesures générales pour régler les problèmes se trouvant à l’origine des violations constatées (comprenant égal. celle de l’art. 13 garantissant le droit à un recours effectif) et empêcher que des violations similaires continuent à se produire à l’avenir.

9. Les exigences d’impartialité des opérations de recomptage électoral

Une affaire Gundmundur Gunnarsson et Magnus David Nordahl c/ Islande du 16 avril 2024 (n° 24159/22), relative à des irrégularités qui auraient été commises au cours de opérations de recomptage des voix lors des élections au Parlement islandais de 2021, a donné l’occasion à la Cour de redire que, la démocratie constituant un élément fondamental de « l’ordre public européen », les droits garantis par l’article 3 du Protocole n° 1 sont essentiels à l’établissement et au maintien des fondements d’une démocratie efficace et significative, régie par l’État de droit et revêtent donc une importance primordiale dans le système de la Convention. Elle a également rappelé, dans le prolongement de l’arrêt de grande chambre Mugemangango c/ Belgique du 10 juillet 2020 (n° 310/15, AJDA 2020. 1844, chron. L. Burgorgue-Larsen ), que si le contentieux électoral n’entre pas dans le champ d’application de l’article 6, § 1, certaines exigences découlant de cet article en termes d’impartialité de l’organe chargé du contentieux électoral lui sont transposables. Elle est même allée le plus loin possible dans la vérification de l’effectivité de cette transposition En effet, après avoir observé que, en l’absence de garanties institutionnelles et procédurales adéquates contre les décisions politiques et partisanes du Parlement islandais en matière de recomptage des voix, et à la lumière de l’absence apparente de recours à une procédure d’appel indépendante, les exigences d’impartialité raccordées à l’article 3 du Protocole n° 1 n’étaient pas satisfaites, la Cour a estimé instructif de poursuivre l’examen des autres étapes du contrôle institué par l’arrêt Mugemangango. Aussi a-t-elle pu mieux faire observer à quel point le pouvoir du Parlement islandais sur les opérations de recomptage était discrétionnaire. Complété par un constat de violation de l’article 13 combiné avec l’article 14, le rappel intransigeant des exigences d’impartialité électorale au Parlement islandais qui, fondé en 930 est un des plus vieux parlements du monde, a une force symbolique particulière qui ne pourra que renforcer sa portée juridique générale.

10. Le contentieux russe postérieur au 16 septembre 2022

Comme on le sait, de nombreuses requêtes introduites contre la Russie continuent à être examinées par la Cour depuis qu’elle n’est plus partie à la Convention européenne. Pour le moment, le flux ne semble pas avoir commencé à se tarir.

Ainsi, pour les troisième et quatrième mois de l’année 2024, elle a essuyé, dans l’affaire interétatique Géorgie c/ Russie n° IV du 9 avril 2024 (n° 39611/18), une rafale de constats de violation des articles consacrant le droit à la vie, le droit au respect de la vie privée, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit au respect des biens, le droit à l’instruction, la liberté de circulation ou prohibant les traitements inhumains ou dégradants en raison du processus dit de « frontiérisation » empêchant la population de franchir librement les lignes de démarcation établies en 2009, après le conflit armé qui l’avait opposée en 2008 à la Géorgie relativement à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud. Quant aux requêtes individuelles, si l’on fait abstraction de celles qui ont débouché sur plusieurs dizaines d’arrêts de comité, elles ont donné lieu à des constats de violation des articles 2 et 3 en raison des risques de mort ou de traitements inhumains ou dégradants encourus par un étudiant disparu en cas d’expulsion vers la Corée du Nord dans une affaire K.J. du 19 mars 2024 (n° 27584/20) où l’article 5, § 1er, a également été violé à cause du placement de l’intéressé dans une zone rétention ; et à celle de l’article 14 combiné avec l’article 8 pour le très édifiant motif qu’un congé parental avait été refusé à un père policier élevant seul son enfant dans l’affaire B.T. du 19 mars 2024 (n° 15284/19).

11. Première manifestation jurisprudentielle de la guerre d’Ukraine

Le célèbre chanteur russe Kirkorov, qui aurait repris des chansons de Charles Aznavour, Michel Delpech et Maître Gims, vient de donner son nom à une décision sur la recevabilité du 18 avril 2024 (n° 121174/22) qui pourrait être la première d’une longue série puisqu’elle porte sur des faits qui sont en lien au moins indirect avec la guerre d’Ukraine. Le 24 février 2022, le jour même où la guerre a commencé, l’artiste a en effet introduit une requête devant la Cour européenne pour se plaindre au regard de l’article 1er du Protocole n° 1 qui consacre le droit au respect des biens et de l’article 10 de la Convention qui consacre le droit à la liberté d’expression, de l’annulation, en 2021, d’une série de concerts qu’il devait donner en Lituanie où il avait été empêché de se rendre par une interdiction d’entrée pour une période de cinq ans courant jusqu’au 18 janvier 2026. Or, le principal motif avancé pour le frapper de cette mesure était son soutien aux actions menées par la Russie en Crimée et ses déclarations suivant lesquelles il était le représentant sur scène de Vladimir Poutine. La Cour, se prononçant deux après le début de la guerre, a reconnu que, dans ces conditions, la décision des autorités lituaniennes était proportionnée au but légitime de protection de la sécurité nationale et de l’ordre public et que le grief de violation de l’article 10 avancé par le chanteur propagandiste des menées agressives de son pays était irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Quant au grief de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 tirée du manque à gagner consécutif à l’annulation des concerts, il est plus expéditivement déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

12. Actualité des droits indérogeables

Les articles consacrant des droits ou énonçant des interdictions auxquels le droit de dérogation ouvert par l’article 15 de la Convention ne s’applique pas, n’ont pas été beaucoup sollicités au cours des deux mois étudiés. L’article 4 interdisant l’esclavage, la servitude et le travail forcé n’a pas été convoqué. L’article 7 qui pose le principe « pas de peine sans loi » n’est entré en scène que dans l’arrêt Sacharuk c/ Lituanie du 23 avril 2024 (n° 39300/18) où il a été décidé que la condamnation d’un parlementaire pour avoir voté au nom de l’un de ses collègues ne l’avait pas violé. En dehors du contentieux russe, l’article 2 a subi le même sort bimensuel : il n’a été, lui aussi, sollicité qu’une fois dans l’arrêt Huci c/ Roumanie du 16 avril 2024 (n° 55009/20) où il a été jugé que, sous son volet procédural, il n’avait pas été violé par les conditions dans lesquelles avait été menée une enquête sur un accident mortel survenu au cours d’un vol de certification d’un avion ULM. Quant à l’article 3, portant interdiction de la torture et des traitements humains et dégradants, déjà rencontré dans le contentieux russe et dans plusieurs affaires françaises, il a fait preuve d’un peu plus de dynamisme. Il a en effet donné lieu à deux importants constats de violation dans un arrêt E.L. c/ Lituanie du 9 avril 2024 (n° 12471/20) en raison de l’inadéquation de l’enquête menée sur des allégations d’abus sexuels dans un foyer pour enfants et dans l’arrêt Sherov c/ Pologne du 4 avril 2024 (n° 54029/17), où il est complété par un constat de violation de l’article 4 du Protocole n° 4 portant interdiction des expulsions collectives d’étrangers et un constat de violation résultant de sa combinaison avec l’article 13, parce que des réfugiés tadjiks venus d’Ukraine avaient été empêchés sans ménagement d’entrer en Pologne en 2016 et 2017.

En revanche, le 9 avril 2024, trois requêtes Matthews et Johnson c/ Roumanie (n° 19124/21) et Lazar c/ Roumanie (n° 20183/21), où il était invoqué par de contrebandiers de stupéfiants en voie d’extradition, ont été déclarés irrecevables parce que les intéressés, qui ont également échoué à faire constater une violation de l’article 5, § 1, consacrant le droit à la liberté et à la sûreté, n’avaient pas établi qu’ils risqueraient d’être condamnés à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle aux États-Unis où on les attendait de pied ferme.

13. Actualité du droit à la liberté et à la sûreté

L’article 5 a encore donné lieu à un constat de violation dans l’arrêt dans l’arrêt M. B. c/ Pays-Bas du 23 avril 2024 (n° 71008/16) pour une raison devenue malheureusement banale tenant au placement en zone de rétention d’un étranger soupçonné de participation à une organisation terroriste. Deux arrêts rendus contre la Turquie, Parildak du 19 mars 2024 (n° 66375/17) et Aydin Sefa Akay du 23 avril 2024 (n° 59/17) présentent une plus grande originalité. Le premier parce que la requérante victime de violations de l’article 5, §§ 1, 3 et 4, pour avoir été arrêtée et placée en détention provisoire en raison de son appartenance à une organisation réputée terroriste était une journaliste qui a également obtenu un constat de violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10. Le second parce que le requérant victime d’une violation de l’article 5, § 1er, pour avoir été arrêté et placé en garde à vue au lendemain du coup d’État manqué des 15 et 16 juillet 2016, était un juge des Nations unies bénéficiant d’une immunité diplomatique et qui a également obtenu, lui, un constat de violation de l’article 8 de la Convention parce que des fouilles et des perquisitions avaient été opérées à son domicile.

14. Actualité du droit à un procès équitable

L’article 6, § 1er, qui a joué un rôle contrasté dans l’affaire française relative à la condition des harkis et le grand arrêt climatique déjà rencontrés (respectivement aux n° 3 et n° 7), a apporté une consolation dans l’affaire Sacharuk (supra, n° 12) au parlementaire qui avait voté au nom d’un collègue parce que le tribunal qui l’avait condamné n’était pas impartial. Il a surtout valu à la Turquie de nouveaux constats de violation pour des raisons devenues classiques : restriction du droit d’accès à un tribunal (Kartal, 26 mars 2024, n° 54699/14) ; inexécution d’une décision de justice (Kural, 19 mars 2024, n° 84388/17). La raison de la violation constatée par l’arrêt Sözen du 9 avril 2024 (n° 73352/16) est un peu plus originale : il s’agit de la cessation prématurée du mandat d’un conseiller d’État. L’arrêt Orhan Sahin du 12 mars 2024 (n° 48309/17) présente l’intérêt majeur de constater une violation d’un aspect peut-être trop peu connu de l’article 6, § 1er, le principe d’immédiateté exigeant que le juge ait entendu lui-même les déclarations sur lesquelles une condamnation s’est appuyée. Un arrêt qui n’a relevé aucune violation des §§ 1 et 3 de l’article 6 mérite de retenir particulièrement l’attention. Il s’agit de l’arrêt Leka c/ Albanie du 5 mars 2024 (n° 56909/09) qui n’a accordé aucun crédit au grief du requérant qui se plaignait de la requalification des faits qui lui étaient reprochés, des restrictions apportées à son droit d’accès à un avocat, de l’utilisation de preuves recueillies en l’absence d’un avocat et des modalités d’une parade d’identification.

15. Actualité du droit au respect de la vie privée et familiale

Au cours de la période étudiée, il s’est bien sûr trouvé un nouvel arrêt, Tzioumaka c/ Grèce du 9 avril 2024 (n° 31022/20), pour constater une nouvelle violation de l’article 8 en raison du défaut d’exécution d’une décision accordant la garde d’un enfant.

L’établissement de la filiation a également provoqué deux nouveaux constats de violation par les arrêts Vagdaldt c/ Hongrie du 7 mars 2024 (n° 9525/19) parce que l’action en contestation de paternité s’était heurtée à la prescription à cause de l’incapacité du tuteur à engager la procédure en temps utiles et Moldovan c/ Ukraine du 14 mars 2024 (n° 62020/14) parce que les tribunaux avait rejeté une action en recherche de paternité en privilégiant la traditionnelle exigence d’une preuve de cohabitation entre les intéressés malgré le recours généralisé à des tests ADN fiables. Le 9 avril 2024, ont été rendus trois arrêts qui ont apprécié, au regard de l’article 8, les conséquences de l’expulsion et de l’interdiction de retour de personnes pénalement condamnées. L’arrêt Wangthan c/ Danemark (n° 51301/22) a estimé que l’interdiction de retour pendant six ans qui avait frappé une femme condamnée pour tentative de meurtre de son mari ne portait pas atteinte au droit au respect de sa vie privée et familiale. La solution contraire a en revanche bénéficié dans l’arrêt Nguyen c/ Danemark (n° 2116/21), à une femme condamnée pour culture de cannabis interdite de retour pendant douze ans et dans l’arrêt Sarac c/ Danemark (n° 19866/21) à un condamné pour trafic d’armes et de stupéfiants frappé d’une interdiction de retour à vie. Quant à l’arrêt Borislav Tonchev c/ Bulgarie du 16 avril 2024 (n° 40519/15), il dresse un édifiant constat de violation de l’article 8 parce qu’un licenciement avait été décidé à la suite de la découverte, sur des données personnelles conservées de manière équivoque, d’une ancienne condamnation du salarié pour conduite en état d’ébriété.

16. Actualité de la liberté de pensée de conscience et de religion

Des trois droits à la liberté qui sont consacrés par l’article 9, c’est le droit à la liberté de religion qui est le plus souvent en jeu dans les arrêts de la Cour de Strasbourg. Une fois de plus c’est bien lui qui, dans l’arrêt Födération der Aleviten Gemeinden in Österreich c/ Autriche du 5 mars 2024 (n° 64220/19), a été jugé bafoué par le refus d’enregistrer une communauté religieuse. Il arrive quand même que l’une des deux autres se fasse une place. C’est ce qui est advenu avec l’arrêt Kanatli c/Turquie du 12 mars 2024 (n° 18382/15) qui a constaté une violation de l’article 9 à la requête d’un homme adepte d’une philosophie pacifiste et antimilitariste pénalement condamné pour avoir refusé d’accomplir un service de réserve d’une journée. L’affaire a donné à la Cour l’occasion de redire avec force que suivant sa jurisprudence affirmée par l’arrêt de grande chambre Bayatyan c/ Arménie du 7 juillet 2011 (n° 23459/03, RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ), l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 de la Convention et de rappeler que selon l’arrêt Savda c/ Turquie du 12 juin 2012 (n° 42730/05, Dalloz actualité, 21 juin 2012, obs. V. Lefebvre), un système qui ne prévoit aucun service de remplacement et aucune procédure accessible et effective au travers de laquelle un individu aurait pu faire établir s’il pouvait ou non bénéficier du droit à l’objection de conscience ne peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience.

17. Actualité du droit à la liberté d’expression

Si le droit à la liberté de réunion pacifique et le droit à la liberté d’association n’ont donné prise qu’à un arrêt Association des personnes de nationalité silésienne c/ Pologne du 14 mars 2024 (n° 26821/17) qui a constaté une violation de l’article 11 en raison de la dissolution d’une association dont le nom renvoyait à une nationalité inexistante, son voisin le droit à la liberté d’expression, consacré par l’article 10, a été plus souvent sollicité. Peut-être un peu moins que d’habitude cependant puisqu’il n’est exclusivement concerné que par trois arrêts. Tous dressent des constats de violation à la requête d’un universitaire commentateur politique d’une émission de télévision, condamné pour diffamation aggravée envers un député européen (Almeida Arroja c/ Portugal, 19 mars 2024, n° 47238/19, Légipresse 2024. 215 et les obs. ), d’une ONG spécialisée dans le domaine des droits de l’homme et d’un juriste d’investigation qui avaient été plus particulièrement victimes d’une atteinte à leur droit de recevoir des informations entraînée, pour la première, par le refus de la Cour constitutionnelle de lui communiquer le calendrier de réunion de ses juges (Siec Obywatelska Watchdog Polska c/ Pologne du 21 mars 2024, n° 10103/20) et, pour le second, par l’impossibilité d’obtenir des informations sur l’identité des bénéficiaires de subventions accordées par des fondations (Zöldi c/ Hongrie, 4 avr. 2024, n° 49049/18).

18. Actualité du principe de non-discrimination

Dans l’affaire française Allouche (supra, n°6), une combinaison de l’article 14 qui consacre le principe de non-discrimination avec l’article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée a permis de stigmatiser le refus des autorités de donner à une menace de mort la qualification antisémite qui lui convenait et en faisait une circonstance aggravante. Dans le même esprit, mais par combinaison de l’article 14 avec l’article 3 qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants, l’arrêt Karter du 11 avril 2024 (n° 18179/17) a condamné l’Ukraine parce que son code pénal ne faisait pas du caractère homophobe des agressions verbales ou physiques une circonstance aggravante.

L’arrêt Zaicescu et Falicineanu c/ Roumanie du 23 avril 2024 (n° 42917/16) rendu à la requête de deux ressortissants roumains, juifs et survivants de l’Holocauste, choqués de ce que n’ait pas été rendue publique la révision des procès de militaires roumains condamnés dans les années 1950 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité en raison de leur participation à l’extermination des juifs, fait une application particulièrement éclatante du principe de non-discrimination.

Certes, la combinaison de l’article 14 avec l’article 3 par laquelle les requérants entendaient faire condamner l’insuffisance de l’enquête des autorités roumaines sur le pogrom de Iasi et le placement des juifs dans les ghettos a été frappée d’irrecevabilité car ces faits, cela irait presque sans dire, étaient antérieurs à la Convention que la Roumanie n’a d’ailleurs ratifiée qu’en juin 1994. En revanche la Cour a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 parce que le fait d’avoir découvert fortuitement la révision des procès ayant conduit à l’acquittement de compatriotes qui avaient contribué à leurs souffrances, avait pu leur inspirer un sentiment de vulnérabilité et d’humiliation. En outre la Cour, qui décidément aime bien confronter les États aux épisodes les moins glorieux de leur histoire (v. supra, n° 3), s’est permise de faire observer que les décisions d’acquittements des militaires roumains survenues en 1998 et 1999 n’étaient que des excuses ou des efforts visant à brouiller les responsabilités et à rejeter sur une autre nation la faute de l’Holocauste contrairement à des principes bien établis et des faits historiques.

19. Actualité du droit au respect des biens

En dehors des deux arrêts cités (supra n° 3 et n° 11), l’article 1er du Protocole qui d’habitude est souvent mobilisé n’a été signalé ces deux mois-ci que dans deux affaires Nina Dimitrova c/ Bulgarie du 16 avril 2024 (n° 40669/16) et Energyworks Cartagena S. L. c/ Espagne du 26 mars 2024 (n° 75088/17).

Dans la première, une jeune femme qui avait acheté un appartement au moyen d’un emprunt garanti par une hypothèque se plaignait de la rapidité avec laquelle la banque qu’elle n’avait pas pu rembourser avait fait vendre aux enchères l’appartement en question. Le constat de violation de l’article 1er du Protocole n° 1 qu’elle a obtenu parce que les règles régissant l’émission et la contestation des injonctions de payer immédiatement exécutoires en faveur des banques, telles qu’elles étaient en vigueur à l’époque des faits, ainsi que la manière dont ces règles lui avaient été appliquées avaient rompu le juste équilibre entre ses droits et ceux de la banque, et lui avait fait supporter une charge disproportionnée excessive, pourrait sans doute être médité par les spécialistes de droit du crédit de tous pays européens.

Dans la seconde un fournisseur d’énergie s’est heurté à une décision d’irrecevabilité en apprenant que les subventions qui lui avaient été refusées n’étaient pas des biens au sens de l’article 1 du Protocole n° 1.

20. Éléments de procédure européenne

Mis à part l’arrêt quasi pilote relatif à l’internement des enfants privés de soins parentaux (supra, n° 8), on peut signaler un arrêt Nikolay Kostandinov c/ Bulgarie du 2 avril 2024 (n° 21743/15) qui, sur le fondement de l’article 41 de la Convention, a attribué une satisfaction équitable de 80 000 € à la victime de la prise de contrôle frauduleuse d’une société. Il faut aussi noter une nouvelle modification de l’article 39 du règlement de la Cour et de l’instruction pratique l’accompagnant relatifs aux mesures provisoires, intervenue le 28 mars 2024. Une attention particulière sera enfin accordée à l’arrêt Boskocevic c/ Serbie du 5 mars 2024 (n° 37364/10). Après avoir estimé que l’employé d’un parc national qui avait vainement demandé l’annulation d’un accord portant sur le montant de son salaire ne pouvait se plaindre d’une violation de son droit à un procès équitable parce que, en inversant l’ordre des recours qui étaient à sa disposition, il n’avait pas rempli la condition d’épuisement des voies de recours internes, cet arrêt a conclu qu’il avait été victime d’une violation de son droit de recours individuel consacré par l’article 34 parce que son employeur avait menacé de le licencier… s’il saisissait la Cour européenne des droits de l’homme.

 

© Lefebvre Dalloz