Clause d’anti-steering d’Apple : troisième condamnation, la première au titre du DMA

Il se dégage d’une lecture conjointe de la décision de la Commission européenne dans l’affaire Spotify du 4 mars 2024, du jugement américain rendu par la juridiction californienne du 30 avril 2025 et de la première décision de la Commission européenne rendue au titre d’une violation de l’article 5 (4) du DMA le 23 avril 2025, sanctionnant tous trois la clause d’anti-steering imposée par Apple aux éditeurs d’application, un véritable esprit infractionnel persistant en dépit de l’évidence.

Après des années de relative tranquillité sur le front des enquêtes concurrence et réglementaires sur ses comportements, Apple fait désormais face à des décisions sanctionnant ses agissements en Europe et aux États-Unis. Face à cela, Apple semble adopter une position très « confrontationnelle » confinant à la « défense de rupture » déniant quasiment toute légitimité au système juridique européen, et à tout le moins à toute contrainte lui imposant de modifier sa manière de gérer son activité.

Dans une décision en date du 23 avril 2025 (DMA.100109), la Commission européenne a condamné Apple pour avoir violé l’article 5(4) du règlement (EU) 2022/1925 du 14 Septembre 2022 sur les marchés numériques (DMA) à une amende de 500 millions d’euros, en raison des restrictions apportées à la faculté des éditeurs d’applications d’offrir aux utilisateurs des produits ou services hors-app, gratuitement, selon les modalités de leur choix (anti-steering). 

Cette décision est la première émise au titre d’une violation du DMA mais ce n’est pas la première décision condamnant la clause d’anti-steering contenue dans le contrat de licence développeur d’Apple qui permet de distribuer une application dans l’App Store d’iOS. Dans l’affaire Spotify, la Commission européenne avait déjà sanctionné ce mécanisme sous l’angle de l’abus de position dominante dans le secteur du streaming musical, dans une décision de sanction de plus d’1,8 milliard d’euros du 4 mars 2024, soit trois jours avant l’entrée en vigueur pleine et entière du DMA le 7 mars 2024. 

Le mécanisme d’anti-steering avait par ailleurs déjà été jugé illégal par la juge Yvonne Gonzalez Rogers en Californie dès 2021, mais à l’instar de la Commission européenne, Apple n’a pas cru bon d’apporter la moindre modification à ce dispositif et s’est vu sanctionner par ladite juge dans un jugement en date du 30 avril 2025 dans lequel il est fait injonction à Apple de supprimer la clause d’anti-steering et de supprimer toute commission, restriction ou tout frais imposé aux éditeurs d’application. 

La lecture combinée de ces décisions permet de reconstituer le positionnement d’Apple et sa ligne de défense, tant la décision de la Commission européenne du 23 avril 2025 et le jugement américain du 30 avril 2025 sont motivés. La décision de la Commission est en outre riche d’enseignements procéduraux et substantiels sur la manière dont elle met en œuvre le DMA et la mesure dans laquelle le comportement d’Apple viole ce dernier.

Au commencement, une violation

Dès la lecture des faits, il est extrêmement intéressant de relever dans la décision de la Commission qu’Apple a choisi en premier lieu et par principe de ne pas se conformer au DMA s’agissant de l’interdiction d’imposer une clause d’anti-steering. Cela s’est matérialisé par le maintien de ses conditions générales originelles qui contenaient la restriction, ce qu’Apple n’a d’ailleurs pas nié dans le cadre de la procédure DMA ayant donné lieu à la décision du 23 avril 2025. 

Il ressort en effet de la décision qu’alors qu’Apple venait d’être sanctionné pour cette même clause sous l’angle du droit de la concurrence, Apple a choisi de se « conformer » au DMA en maintenant ses conditions illégales (les conditions générales originelles), en ajoutant des conditions générales nouvelles non cumulatives dans lesquelles Apple imposait de nouvelles restrictions à l’anti-steering et des conditions propres au secteur du streaming musical imposant également des restrictions et des commissions.

Le 7 mars 2024, date d’entrée en vigueur pleine et entière du DMA en Europe, Apple a donc choisi de présenter une accumulation de conditions générales mutuellement exclusives, dans laquelle les infractions sanctionnées quelques jours plus tôt étaient maintenues, tandis que de nouvelles avaient été créées en dépit de l’existence de l’article 5 (4) du DMA qui vise très spécifiquement ce point. 

Une procédure d’enquête sur ces conditions a été ouverte très rapidement par la Commission – dès le 24 mars 2024 – et il aura fallu un an pour qu’Apple soit finalement sanctionné. Entre temps, au mois d’août 2024, Apple a présenté à la consultation du public un nouveau jeu de conditions générales qu’elle n’a finalement jamais appliquées à ce jour et que la Commission a choisi de ne pas analyser dans sa décision.

Puis le maintien d’un contrôle strict sur les éditeurs d’application

Dans sa décision, la Commission a pris le soin de décrire l’analyse qu’elle a faite de chacune des conditions générales imposées par Apple et de détailler les arguments de cette dernière. 

Apple ne nie pas que les conditions générales originelles ne respectent pas le DMA, il s’agit d’ailleurs là d’un des éléments retenus contre elle au titre de la gravité de l’infraction par la Commission européenne.

L’analyse des nouvelles conditions (hors streaming musical) a permis de mettre en lumière plusieurs éléments infractionnels. Apple a tout d’abord imposé trois commissions différentes pouvant être cumulatives en fonction du business model de l’application et du nombre de téléchargements. S’agissant du streaming musical, Apple a imposé un jeu de conditions générales additionnelles optionnelles, prévoyant une commission à 27 %.

Il s’agit là du même niveau de commission décidé directement par Tim Cook vis-à-vis d’Epic Games dans le procès américain et dont la juge Gonzalez Rogers a indiqué que parmi toutes les options possibles, il s’agissait de la plus anticoncurrentielle. Et alors que l’article 5 (4) du DMA prévoit que l’offre des éditeurs hors app doit pouvoir être faite sans frais.

Cette notion a fait l’objet d’un vif débat sur le point de savoir s’il fallait considérer – comme Apple le soutient –, que la gratuité ne devrait s’appliquer qu’à la promotion et la communication d’une possibilité d’achat à l’utilisateur final, mais pas à la conclusion du contrat et donc la transaction qui en découle, à laquelle Apple applique ses commissions.

En outre, Apple a interdit tout autre lien qu’un lien vers le site web de l’éditeur (à l’exclusion de webview), imposé un lien par site, l’ouverture d’une nouvelle fenêtre sur le navigateur par défaut ainsi qu’une fenêtre pop-up d’alerte dont le design et la formulation ont été choisis par Apple. Cette dernière a enfin refusé l’insertion de tout lien URL au prétexte de devoir s’assurer de l’usage des données, alors même – comme le rappelle la Commission –, que le règlement général sur la protection des données existe en Europe et fixe le cadre juridique de ces liens sans qu’il soit nécessaire qu’un opérateur économique prétende se faire fort d’appliquer ses critères hors de ce cadre.

Il est essentiel de relever dans la décision de la Commission que celle-ci condamne notamment le fait qu’Apple a imposé le design et la formulation de la fenêtre (elle aussi imposée) aux éditeurs d’application. La Commission a ainsi jugé que le design de la fenêtre (imposant) et la formulation choisie (qualifiée de « scary » [alarmante] dans le jugement américain) ne sont pas neutres, ni objectifs. 

Elle souligne que le principe de l’introduction d’une fenêtre en soi n’est pas sanctionné mais la circonstance qu’Apple impose qu’elle s’affiche chaque fois que l’utilisateur est renvoyé vers un environnement hors app est non neutre et non objectif. Cela ne contribue pas à informer l’utilisateur mais au contraire à renforcer Apple, outre que cela impose un processus en multiples étapes au parcours du consommateur. Cela restreint inutilement la capacité de l’utilisateur à tirer pleinement le bénéfice de la suppression de l’anti-steering. La Commission juge donc qu’il ne faut pas que cette fenêtre s’affiche chaque fois et que le design et la formulation soient choisis par l’éditeur d’application et non Apple. 

Cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler la décision récente de l’Autorité de la concurrence (Aut. conc. 31 mars 2025, n° 25-D-02, Dalloz actualité, 20 mai 2025, obs. G. Gaulard) condamnant Apple pour l’imposition de sa fenêtre ATT, dans son design, dans son ordonnancement au cours du parcours de l’utilisateur, dans sa formulation, au prétexte d’une prétendue meilleure protection des données des utilisateurs que celle conférée par le RGPD et la directive ePrivacy, ce qui s’est avéré faux dès lors qu’Apple a été sanctionné par la CNIL le 29 décembre 2022 pour non-respect de cette même réglementation.

Gloser sur de prétendues ambiguïtés et prétexter un manque de lisibilité

Il est frappant à la lecture de la décision de la Commission de découvrir combien Apple s’est employé à discuter de la notion de gratuité, de son objet, de sa finalité, à faire appel à toutes les versions linguistiques du DMA pour reprocher le manque de clarté et les ambigüités d’un texte pour faire échec à l’évidente illicéité, d’ailleurs partiellement non contestée de la clause d’anti-steering

Ce qui est plus surprenant c’est que l’argument du manque de lignes directrices a également été soulevé par Apple devant la juge américaine, et écarté d’un revers dans son jugement. La juge Gonzalez Rogers ayant clairement indiqué que la gratuité s’entend de l’absence totale de tous frais ou commissions de quelque nature. Fait notable, Apple s’est conformé au jugement américain dans les vingt-quatre heures et a modifié ses conditions générales de licence originelles en excluant les États-Unis des zones dans lesquelles l’anti-steering est appliqué. Les éditeurs d’application américains n’ont donc plus aucun frais ni d’ailleurs aucune restriction applicable à proposer et offrir des produits ou services hors app.

Au niveau européen, Apple s’est vu enjoindre de modifier ses conditions générales pour se conformer totalement à l’article 5 (4) du DMA car aucune des conditions n’est conforme et il n’existe pas d’exception liée à la sécurité permettant de justifier une telle non-conformité, même à la lecture combinée des nombreux textes et articles mobilisés par les équipes d’Apple. 

La Commission a imposé un délai de 60 jours calendaires à compter de la notification de la décision pour qu’Apple se mette en conformité, à défaut elle encourt une astreinte journalière. Le jour de l’expiration de ce délai le 23 juin 2025, Apple a publié un communiqué de presse indiquant qu’elle avait modifié ses conditions générales appliquées aux éditeurs d’application.

Ces nouvelles conditions imposent toujours des commissions et des restrictions, elles n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse des services de la Commission, pas plus que de l’imposition d’une astreinte journalière. Les mauvais esprits pourraient y voir la volonté de faire échec du moins de retarder la mise en œuvre des mécanismes et pénalités associées aux injonctions, lesquelles n’étaient pas conditionnées à une analyse de conformité de la Commission.

Dans le même temps que l’annonce de l’imposition de ces nouvelles conditions in extremis, Apple a également annoncé qu’en janvier 2026 soit à nouveau dans six mois, les conditions générales seraient complètement refondées en une seule plutôt que trois. Cela pose notamment la question de la pertinence de l’analyse approfondie des conditions semestrielles de « juin 2025 » quand il est établi qu’elles seront remplacées par de nouvelles conditions semestrielles de « janvier 2026 ». À l’instar du parcours de l’utilisateur final perturbé par la multiplicité des fenêtres imposées, le moins que l’on puisse dire est que la tâche de la Commission est complexifiée par ces changements permanents et successifs, dont la persistance dans la possible illégalité semble elle, être une constante si l’on en croit les trois décisions successives intervenues en à peine deux ans.

Une analyse différenciée de la gravité UE et USA

Face à la persistance d’Apple dans l’illicéité, la juge américaine a rendu un jugement implacable dénonçant notamment le caractère parfaitement délibéré des agissements d’Apple qui ressort des documents obtenus dans le cadre de la procédure de discovery

La juge a notamment souligné que chaque fois qu’Apple a eu le choix de modifier son comportement, il a systématiquement choisi l’option la plus anticoncurrentielle, et ce, au niveau le plus élevé de son management en la personne de Tim Cook qui aurait par exemple tranché en faveur de la commission à 27 %.

Plus tempérée, la décision de la Commission européenne retient que le comportement d’Apple a été commis « au moins par négligence » car Apple n’a même pas changé les conditions générales originelles, ce qui a potentiellement affecté un très grand nombre d’éditeurs d’applications en Europe.

C’est ce constat qui a conduit la Commission à retenir qu’Apple a commis une infraction sérieuse au DMA, ce que cette dernière conteste. Apple n’a pas hésité à ouvertement défendre qu’elle ne devrait se voir imposer aucune sanction financière, entreprise dont il est rappelé dans la décision qu’elle réalise 360 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel et est la plus forte capitalisation boursière.

À noter que la Commission retient une circonstance atténuante liée à ce nouveau cadre juridique qu’est le DMA.

Apple a fait appel de la décision de la Commission européenne dans cette affaire, car elle estimerait que la décision de la Commission européenne et son amende, vont bien au-delà de ce que la loi exige. Affaire à suivre donc…

 

Comm. UE, 23 avr. 2025, DMA.100109 (en anglais)

par Fayrouze Masmi-Dazi, Avocat à la Cour

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