Clause de forclusion et lutte contre les clauses abusives

Dans un arrêt rendu le 11 octobre 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation vient rejeter un pourvoi dirigé contre un arrêt ayant déclaré forcloses et irrecevables des demandes de dommages et intérêts formées contre un expert-comptable en application d’une clause des conditions générales du contrat.

Les experts-comptables sont décidément sous le feu des projecteurs dans cette seconde moitié de l’année 2023. Après un premier arrêt rendu il y a quelques semaines concernant l’impossible application de l’article 1165 nouveau du code civil aux honoraires de cette profession eu égard aux obligations prévues par des textes réglementaires (Com. 20 sept. 2023, n° 21-25.386 FS-B, Dalloz actualité, 27 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1783 , note T. Gérard ), la chambre commerciale de la Cour de cassation continue sur sa lancée avec ce second arrêt portant sur des questions intéressant notamment le droit de la consommation. Plus précisément, c’est de clauses abusives dont il s’agit dans le contexte d’une clause des conditions générales prévoyant un délai de forclusion particulièrement court pour intenter une action en dommages-intérêts.

Reprenons les faits rapidement pour positionner le problème. Par une lettre de mission en date du 7 juillet 2005, une société d’ambulances confie à un cabinet d’experts-comptables une mission de présentation de ses comptes annuels et d’établissement des bulletins de paie de ses salariés. Le 13 octobre 2016, la société ayant sollicité la prestation argue que son cocontractant a commis plusieurs erreurs dans le compte des heures supplémentaires de ses salariés. Une action en justice est ainsi diligentée afin d’obtenir des dommages-intérêts après que plusieurs des salariés de l’entreprise concernée ont saisi, en 2013, le conseil de prud’hommes en raison de ces erreurs. Mais voici que le cabinet d’experts-comptables avance, dans le contentieux avec la société d’ambulances, que l’article 5 des conditions générales d’intervention prévoyait qu’une demande de dommages-intérêts ne pouvait être introduite que « dans les trois mois suivant la date à laquelle le client aura eu connaissance du sinistre ». En appel, les juges du fond considèrent ainsi forcloses les demandes en relevant que la date du sinistre était celle où la société d’ambulances avait pris conscience de la faute commise par son cocontractant et non celle du jour où elle avait pu connaître l’étendue de son préjudice. C’est dans ce contexte que la société demanderesse déçue se pourvoit en cassation. Elle reproche à la fois un mauvais point de départ au délai de forclusion prévu contractuellement et, à titre subsidiaire, une méconnaissance de l’office du juge en droit de la consommation puisque la cour d’appel saisie du dossier aurait dû, selon elle, relever d’office l’article L. 132-1 dans sa rédaction applicable pour une forclusion aussi courte.

L’arrêt rendu le 11 octobre 2023 par la chambre commerciale aboutit au rejet du pourvoi. Nous allons analyser pourquoi une telle solution s’impose.

Sur le point de départ retenu pour le délai de forclusion de trois mois

Toute la difficulté du moyen pris en sa quatrième branche reposait sur le point de départ de la forclusion applicable eu égard à l’article 5 de la lettre de mission. Cette clause, dont la licéité était ensuite discutée du point de vue des clauses abusives, retenait en effet un délai de trois mois « suivant la date à laquelle (la société) avait connaissance du sinistre causé ». Nous l’aurons compris, il est question ici de savoir quelle interprétation donner à la connaissance du sinistre, formulation ambivalente ressemblant à celle de l’article 2224 du code civil sur lequel existe un contentieux abondant, voire massif en droit de la prescription extinctive (v. par ex., Com. 4 oct. 2023, n° 22-18.358 F-D, Dalloz actualité, 17 oct. 2023, obs. C. Hélaine ; Civ. 1re, 12 juill. 2023, n° 21-25.587 F-B, Dalloz actualité, 25 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; Com. 14 juin 2023, n° 21-14.841 F-B, Dalloz actualité, 20 juin 2023, obs. C. Hélaine ; 29 mars 2023, n° 21-23.104 F-B, Dalloz actualité, 7 avr. 2023, obs. C. Hélaine ; RTD civ. 2023. 370, obs. H. Barbier  ; sur l’art. 2225 c. civ., v. Civ. 1re, 14 juin 2023, n° 22-17.520 FS-B, Dalloz actualité, 19 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1180 ).

Le caractère non fondé du moyen s’explique par une étude assez fine, opérée par les juges du fond, de la situation factuelle. Celle-ci s’était déroulée de manière progressive puisque l’erreur de comptabilité a été connue, en son principe, le 14 novembre 2012 lors d’un rendez-vous entre la société et son expert-comptable. À la suite de cet entretien, la société d’experts-comptables a communiqué le même jour un rectificatif. Mais les salariés, observant toujours des erreurs sur leurs bulletins de salaires même rectifiés, ont saisi un conseil de prud’hommes le 18 mars 2013 de sorte que l’affaire a été renvoyée finalement devant le bureau de jugement le 11 avril suivant. Le contentieux noué entre les salariés et l’employeur a permis à la cour d’appel de mettre en exergue que le point de départ du délai contractuellement prévu devait nécessairement se situer au 11 avril 2013.

C’est une solution conforme à l’économie de la stipulation contractuelle prévue puisqu’à cette date s’est formalisé la conséquence de l’erreur ayant pu conduire à l’action en justice des salariés. Or, l’assignation introductive d’instance contre l’expert-comptable a été délivrée le 13 octobre 2016… soit plus de trois ans plus tard ! Le moyen tentait de récupérer la situation à l’aide d’une argumentation autour du caractère incertain du quantum de la condamnation. Par conséquent, sans connaître « le sort des litiges prud’homaux », le délai de trois mois n’avait pas pu s’écouler selon le demandeur. Il est heureux que le moyen ne soit pas fondé car dès lors que le conseil de prud’hommes a pu être saisi, le délai de forclusion de trois mois avait bien pu commencer à courir puisque la « connaissance du sinistre causé » était alors nécessairement actée, peu importe le montant de la condamnation car ne faisait pas de doute que les bulletins de salaires comportaient des erreurs. Ce fait constant dans la cause permettait de dater avec certitude ce point de départ.

La question de la clause abusive posait une difficulté plus rapide à traiter.

Sur la question du contrôle des clauses abusives

Il est vrai que le délai prévu par les parties, trois mois seulement, ne laissait que peu de temps pour agir. On aurait pu penser à l’article 2254 du code civil qui interdit la réduction du délai de prescription à moins d’un an par le biais d’un contrat entre les parties mais l’article 2220 du même code prévoit que « les délais de forclusion ne sont pas, sauf dispositions contraires prévues par la loi, régis par le présent titre ». L’argumentation était donc inopérante de ce point de vue s’agissant d’un délai de forclusion ainsi qualifié par les juges du fond. Le moyen pris en sa cinquième branche reprochait à l’arrêt d’appel de ne pas avoir relevé d’office le mécanisme de lutte contre les clauses abusives. Il était ainsi soutenu que la clause prévoyant un délai de forclusion aussi court ne pouvait que créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, signant ainsi le caractère abusif au sens des textes applicables du code de la consommation.

On remarquera avec la chambre commerciale de la Cour de cassation que le caractère de « non-professionnel » exigé par le texte faisait défaut dans la mesure où la lettre de mission litigieuse « avait un rapport direct avec l’activité » du cabinet d’expert-comptable (pt n° 11 de l’arrêt). Il est bien difficile de remettre en question cette qualité puisque celui-ci agissait dans le cadre direct de sa profession. Deux professionnels contractaient donc ensemble, ce qui excluait le mécanisme faute d’une relation consommateur/professionnel ou non-professionnel/professionnel exigée par l’ancien article L. 132-1 ou par les nouveaux articles L. 212-1 et L. 212-2 du code de la consommation. L’exclusion du mécanisme des clauses abusives est donc parfaitement justifiée faute d’un litige où cette protection s’applique. La lettre de mission datant du 7 juillet 2005, l’article 1171 nouveau du code civil ne s’appliquait pas en l’espèce. Une situation postérieure au 1er octobre 2016 conduirait certainement à questionner son usage ici (v. le très important arrêt rendu en 2022, Com. 26 janv. 2022, n° 20-16.782 F-B, Dalloz actualité, 1er févr. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 539 , note S. Tisseyre  ; ibid. 725, obs. N. Ferrier  ; ibid. 1419, chron. S. Barbot, C. Bellino, C. de Cabarrus et S. Kass-Danno  ; ibid. 2255, obs. Centre de droit économique et du développement Yves Serra (EA n° 4216)  ; ibid. 2023. 254, obs. R. Boffa et M. Mekki  ; RTD civ. 2022. 124, obs. H. Barbier ).

Voici donc un arrêt aux intérêts pluriels qui intéressera la vie des affaires.

 

© Lefebvre Dalloz