Clauses abusives d’un prêt et restitutions

Dans un arrêt rendu le 15 juin 2023, la Cour de justice de l’Union européenne répond à une question préjudicielle posée par une juridiction polonaise au sujet des conséquences de la nullité d’une clause abusive et notamment concernant les restitutions.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu deux arrêts le 15 juin 2023 au sujet de la directive 93/13/CEE sur les clauses abusives. Le premier portait sur les mesures provisoires que le juge peut octroyer dans l’attente de la décision au fond (CJUE 15 juin 2023, aff. C-287/22, à paraître au Dalloz actualité). Le second, qui est l’arrêt sur lequel nous allons nous attarder aujourd’hui, permet de s’intéresser aux conséquences de l’éradication des clauses abusives au sein d’un contrat et notamment sur l’étendue des restitutions qui sont consécutives à la technique utilisée pour ce faire. Ces restitutions, quand elles se font au détriment du consommateur, peuvent pousser ce dernier à hésiter à saisir le juge. C’est une difficulté récurrente en droit économique de l’Union et notamment dans le contentieux des clauses abusives. La Cour de justice doit donc livrer une interprétation dynamique sous l’angle du principe d’effectivité pour rappeler que la directive 93/13/CEE exige un degré haut de protection. Il faut noter que l’arrêt C-520/21 dispose d’un communiqué de presse, signant son importance toute particulière.

Les faits débutent en Pologne avec un contrat de prêt hypothécaire conclu entre un couple et une banque le 25 juillet 2008. La convention comportait une clause d’indexation sur le franc suisse en prévoyant que les mensualités devaient être acquittées en zlotys polonais avec conversion en application du cours de vente du franc suisse. Par avenant du 6 septembre 2011, les emprunteurs se voient accorder la possibilité contractuelle de régler la somme directement en francs suisses. Le 31 mai 2021, l’un des emprunteurs sollicite de son créancier le paiement d’une somme de 800 euros augmentée des intérêts au taux légal jusqu’à la date du paiement. Il estime, en effet, que le contrat comporte des clauses abusives. Le Sąd Rejonowy dla Warszawy – Śródmieścia w Warszawie (le Tribunal d’arrondissement de Varsovie, en Pologne) hésite sur la solution, et ce en raison d’une jurisprudence nationale qui « n’est pas encore unanime sur la question des effets de la présence de telles clauses de conversion abusives dans un contrat de prêt hypothécaire » (pt n° 19 de l’arrêt, nous soulignons). Il rappelle encore que la jurisprudence n’est pas fixée sur le montant de ce que peuvent réclamer les parties, à savoir les sommes prêtées pour le créancier et celles remboursées par l’emprunteur. La juridiction précise qu’il conviendrait d’empêcher le créancier qui a inséré de telles clauses abusives de tirer profit de ce comportement en obtenant plus que le capital prêté au titre des restitutions. Or, si tel n’était pas le cas, le consommateur pourrait préférer abandonner l’idée d’une action en justice visant à éradiquer les clauses abusives du contrat dans la mesure où la nullité pourrait avoir des conséquences financières graves à son détriment. C’est pour toutes ces raisons que le tribunal décide de surseoir à statuer et de poser la question suivante traduite ainsi en français à la Cour de justice de l’Union européenne :

« Convient-il d’interpréter l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13 […] ainsi que les principes d’effectivité, de sécurité juridique et de proportionnalité en ce sens qu’ils s’opposent à l’interprétation juridictionnelle d’une réglementation nationale selon laquelle, lorsqu’un contrat de prêt conclu entre une banque et un consommateur est considéré comme nul et non avenu en raison de la présence de clauses contractuelles abusives, les parties peuvent réclamer, outre le remboursement des sommes versées en exécution de ce contrat (s’agissant de la banque, le principal du prêt et s’agissant du consommateur, les échéances, les frais, les commissions et les primes d’assurance) ainsi que les intérêts moratoires au taux légal à compter de la mise en demeure, toute autre prestation, y compris des créances (notamment une rémunération, une indemnité, un remboursement de frais ou une adaptation de la prestation) au titre des situations suivantes :
1. la personne qui exécute la prestation en espèces a été temporairement privée de la possibilité d’utiliser son argent, perdant de ce fait la possibilité de l’investir et de réaliser ainsi un gain,
2. la personne qui exécute la prestation en espèces a supporté les coûts de la gestion du contrat de prêt et du transfert de l’argent à l’autre partie,
3. le bénéficiaire de la prestation en espèces a eu la possibilité d’utiliser temporairement l’argent d’autrui, notamment la possibilité de l’investir, et de réaliser ainsi un gain,
4. le bénéficiaire de la prestation en espèces a pu temporairement utiliser gratuitement l’argent d’autrui, ce qui aurait été impossible aux conditions du marché,
5. le pouvoir d’achat de la monnaie s’est déprécié avec le temps, ce qui signifie une perte réelle pour la personne qui exécute la prestation en espèces,
6. la mise à disposition temporaire d’une somme d’argent en vue de son utilisation peut être assimilée à la fourniture d’un service pour lequel la partie fournissant la prestation en espèces n’a pas reçu de rémunération. »

Après une demande de réouverture des débats sur laquelle nous passerons, nous analyserons les observations liminaires formulées par la Cour avant d’examiner le fond de la solution. Une telle méthodologie employée par l’arrêt du 15 juin 2023 montre à quel point l’interprétation livrée se révèle importante pour la directive 93/13/CEE.

Le rappel des objectifs de la directive

La solution dessinée dans l’arrêt commenté a nécessité pour la Cour d’opérer des rappels qu’elle peut généralement distiller dans la réponse à la question posée dans d’autres affaires. Ces « observations liminaires » des paragraphes nos 54 à 62 peuvent intéresser le lecteur, car elles montrent l’effort de pédagogie supplémentaire dans la décision commentée. Le but de la directive 93/13/CEE est celui de pallier la « situation d’infériorité » existant entre le consommateur et le professionnel (§ n° 54). C’est ce qui explique la solution retenue par le texte en présence de telles clauses qui doivent être purement et simplement écartées soit par une nullité, comme c’est le cas en Pologne, soit par une technique plus ou moins proche, à savoir le réputé non écrit en France. Mais il est acquis que si les clauses abusives ne lient pas le consommateur, c’est uniquement dans le respect des conditions fixées par les droits nationaux. C’est sur ce point que des débats subsistent.

Tout l’intérêt de ce paragraphe liminaire reste d’expliquer le point posant difficulté dans l’arrêt C-520/21 dans la mesure où dans un contrat de prêt, les restitutions consécutives à la disparition du contrat peuvent avoir pour effet pernicieux de décourager le consommateur d’agir. C’est pour cette raison que la CJUE précise que l’éradication de la clause abusive doit se faire « notamment en fondant un droit à restitution des avantages indûment acquis, à son détriment, par le professionnel sur le fondement de ladite clause abusive » (n° 61 de l’arrêt commenté, nous soulignons).

Il existe dans la question préjudicielle posée un effet de miroir au reflet asymétrique. Il était à la fois demandé si le consommateur pouvait n’obtenir que le remboursement des mensualités versées et des frais payés ou si le juge pouvait aller au-delà d’une part et, d’autre part, si le même juge pouvait octroyer en faveur du créancier un remboursement plus important que celui du capital versé au titre de l’exécution du contrat litigieux. Cette question est récurrente dans tout contrat de prêt fondé sur l’idée même d’un remboursement d’une somme prêtée. L’annulation de ce contrat aboutit à une situation complexe qui peut donner l’impression d’être enfermé dans un cabinet aux miroirs où la technique d’anéantissement rétroactif de la convention ne produit pas les effets escomptés.

La solution donnée reste dans le parfait esprit de la directive sur les clauses abusives.

L’importance d’un régime des restitutions conforme à la directive 93/13/CEE

La Cour de justice commence donc par rappeler que la directive ne prévoit aucune règle expressément sur la question (point n° 64 de l’arrêt commenté). C’est certainement, dans une certaine mesure, une lacune du texte, car beaucoup de contrats concernés par la protection des clauses abusives sont des prêts où se posent ces difficultés. Mais, quoi qu’il en soit, la décision précise que le but de la directive reste en premier lieu de dissuader les professionnels d’utiliser de telles clauses. Le paragraphe n° 68 de l’arrêt du 15 juin 2023 en est sa colonne vertébrale quand la Cour rappelle que « la compatibilité avec le droit de l’Union de règles nationales régissant les conséquences pratiques de la nullité d’un contrat de prêt hypothécaire en raison de la présence de clauses abusives dépend de la question de savoir si ces règles, d’une part, permettent de rétablir en droit et en fait la situation du consommateur qui aurait été la sienne en l’absence de ce contrat et, d’autre part, ne compromettent pas l’effet dissuasif recherché par la directive 93/13 » (nous soulignons). Elle étudie donc les deux pans de la question, à savoir le remboursement en faveur du consommateur d’une part puis en faveur du créancier d’autre part, sous cette optique précise.

Il ne sera guère étonnant de rappeler que concernant la possibilité pour le consommateur d’obtenir davantage que le remboursement des mensualités versées, la Cour note qu’une telle possibilité ne compromet pas l’objectif précité de la directive. Cette faculté permet même de dissuader le professionnel d’autant plus car le consommateur peut alors obtenir bien davantage que ce qu’il a versé effectivement. On ne saurait y voir une inflexion de la sécurité juridique puisqu’il ne s’agit que de la mise en œuvre concrète de l’interdiction de la directive 93/13/CEE. Tout ceci doit se faire sous l’angle du principe de proportionnalité (pt n° 73 de l’arrêt). Les restitutions accordées au consommateur ont pour but d’arriver au niveau de protection de la directive et non d’aller au-delà, ce qui signe l’idée selon laquelle le consommateur ne doit pas s’enrichir non plus sur cette situation. En somme, il peut obtenir bien évidemment remboursement des mensualités versées, mais également les intérêts de retard au taux légal à compter de la mise en demeure. C’était le nerf de la guerre devant la juridiction de renvoi.

Il ne sera pas plus étonnant de noter que sur la possibilité pour le professionnel d’obtenir davantage que la restitution de la somme prêtée, la Cour se montre bien plus sévère puisqu’une telle solution impliquerait de diminuer l’effet dissuasif de la directive. Une spectaculaire application de l’adage nemo auditur propriam turpitudinem allegans se trouve dans le paragraphe n° 81 de l’arrêt en rappelant que le professionnel ne saurait tirer profit économique de son comportement illicite. C’était l’avis de l’avocat général M. Collins dans ses conclusions (dont le document est consultable ici, v. spéc. n° 58). Ce dernier parle à ce titre d’un « principe généralement admis », ce qui signe la transcendance de cette idée selon laquelle une partie ne peut pas tirer d’avantage du comportement illicite qu’elle commet. Le degré élevé de protection de la directive sur les clauses abusives peut ainsi se déployer librement sans être gênée par la stabilité des marchés financiers qui était avancée par la banque puisque le texte de l’Union vise à protéger le consommateur en premier lieu. La préservation de la stabilité des marchés financiers ne saurait être un argument viable pour contourner la protection (§ n° 83 de l’arrêt commenté). C’est une solution bienvenue dans la mesure où la directive n’aurait alors plus beaucoup d’effets précis dans le cas contraire.

Voici donc un arrêt présentant un miroir au double reflet. Si le consommateur peut obtenir une somme supérieure à celles qu’il a remboursées, le professionnel, lui, n’a pas cette possibilité pour le capital, et ce dans la mesure où l’effet dissuasif de la directive est utilisé comme pivot de la solution. L’arrêt C-520/21 reste donc important pour la pratique, ce qui explique sans doute que la Cour ait voulu l’accompagner d’un communiqué de presse. La décision s’inscrit par conséquent dans un cadre plus général, celui d’une quête d’interprétation dynamique de la directive 93/13/CEE afin de conforter sa dimension protectrice.

 

© Lefebvre Dalloz