Comment apprécier l’avantage manifestement excessif en matière de violence ?

Dans un arrêt rendu le 29 janvier 2025, la première chambre civile revient sur la notion d’avantage manifestement excessif au sens des articles 1141 et 1143 du code civil dans le cadre d’un protocole successoral.

Le droit patrimonial de la famille est au carrefour de bien des matières en raison de ses enjeux pluriels. Le droit des successions et des libéralités croise ainsi parfois le chemin du droit des obligations en suscitant de belles questions transversales (v. par ex., F. Terré et P. Simler, Régimes matrimoniaux et statut patrimonial des couples non mariés, 9e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2023, p. 4 s., n° 5). Un arrêt rendu le 29 janvier 2025 par la première chambre civile de la Cour de cassation en donne une brillante illustration dans le cadre d’un protocole transactionnel attaqué pour violence.

Les faits puisent leur origine dans un premier testament olographe du 21 février 2014 par lequel un de cujus institue trois légataires universels en son neveu et ses deux nièces. Le 20 septembre 2017, un second testament est pris afin de révoquer les dispositions antérieures. Aux termes de cet acte, la succession devait se régler selon les règles de la dévolution légale. Le 11 décembre suivant, la testatrice décède. Certains héritiers légaux renoncent à sa succession, à savoir son frère et sa sœur, parents de ceux qui avaient été désignés légataires universels en 2014. Un doute se distille sur la validité du testament du 20 septembre 2017 de sorte qu’une action en nullité est envisagée. Il s’agit, évidemment, du nerf de la guerre car si cette libéralité n’existe plus, on devrait en revenir au testament de 2014 instituant les légataires universels. Il y aurait alors une modification dans la répartition des droits de chacun.

Les différents neveux décident de conclure le 14 février 2018 un protocole transactionnel afin de renoncer à l’annulation du testament olographe du 20 septembre 2017 et d’en revenir à la dévolution par ordre et degré. Dans le même acte, il est décidé que des actions de deux sociétés faisant partie de la masse successorale seraient cédées. Le neveu s’engage également à « rééquilibrer partiellement l’actif net successoral » au profit de ses deux cousines en leur versant chacune 5,845 % de l’actif net successoral. Tout ceci s’explique car cet héritier est le président d’une des deux sociétés en question.

Le lendemain, la cession des parts sociales concernées intervient. On aurait pu penser que l’histoire s’arrêterait là. Toutefois, les héritiers continuent de rencontrer des difficultés persistantes sur le règlement de la succession malgré le protocole conclu. Les nièces décident donc d’assigner leur cousin afin de faire prononcer le partage judiciaire de la succession mais également en exécution de l’accord du 14 février 2018. Or, voici que le défendeur estime que la transaction est nulle pour vice de violence au sens des articles 1141 et 1443 du code civil. Les juges du fond saisis en cause d’appel décident que l’avantage obtenu par les demanderesses, aux termes de cet accord, n’est pas manifestement excessif (Paris, 17 mai 2023, n° 21/13746, disponible sur Judilibre). Déçu de cette solution, l’héritier opposant la nullité se pourvoit en cassation.

L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 29 janvier 2025 aboutit au rejet du pourvoi. Étudions pourquoi une telle solution mérite qu’on y prête attention.

De l’appréciation de l’avantage manifestement excessif

Sous les apparences d’une décision empreinte de droit des successions, l’arrêt étudié est en réalité une petite leçon de droit des obligations à propos de la violence en tant que vice du consentement, ou plutôt en tant que « cause d’un tel vice » (G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations – Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, 3e éd., Dalloz, 2024, p. 329, n° 331). Les décisions sur le sujet ne sont pas très nombreuses chaque année mais, dès qu’elles sont publiées, celles-ci sont remarquées par les observateurs tant elles peuvent présenter de l’intérêt (v. déjà par ex., Com. 21 sept. 2022, n° 21-12.218 F-B, Dalloz actualité, 29 sept. 2022, obs C. Hélaine ; RTD civ. 2022. 884, obs. H. Barbier ; ibid. 947, obs. C. Gijsbers ; Civ. 2e, 9 déc. 2021, n° 20-10.096 F-P+B, Dalloz actualité, 13 déc. 2021, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 384 , note G. Chantepie ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; Just. & cass. 2022. 221, rapp. F. Besson ; ibid. 228, avis S. Grignon Dumoulin ; AJ fam. 2022. 8, obs. F. Eudier ; RTD civ. 2022. 121, obs. H. Barbier ). Le cours de droit civil de la première chambre civile est d’autant plus intéressant que le protocole date du 14 février 2018 et dépend donc du droit issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 telle qu’interprétée par la loi de ratification n° 2018-287 du 20 avril 2018. Les modifications apportées à l’article 1143 du code civil sont, en effet, applicables à un tel contrat puisque celles-ci sont indiquées comme interprétatives.

Pour pouvoir régler la situation qui lui est soumise, l’arrêt examiné pose un principe plutôt général en précisant que « dans un contrat synallagmatique, l’obtention d’un avantage manifestement excessif au sens des articles 1141 et 1143 du code civil doit s’apprécier aussi au regard des avantages obtenus par l’autre partie » (pt n° 8, nous soulignons). La notion d’avantage manifestement excessif pose d’inévitables difficultés tant elle peut être complexe d’approche (sur cette notion, F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 360, spéc. n° 324). Quand le contrat comporte des prestations réciproques, l’appréciation d’un tel avantage doit se faire de manière globale en interrogeant à la fois ce qui est obtenu par celui qui se prévaut de l’engagement conclu que par celui qui oppose la nullité. En somme, un avantage peut ne pas être manifestement excessif dans certaines situations où le demandeur à la nullité tire lui-même un profit certain de ladite situation.

Le moyen décrit la situation factuelle qui est à l’origine d’une telle crispation et permet de comprendre toute la portée de la difficulté. Le soir de la conclusion du protocole, les héritières auraient menacé leur cousin d’une action en nullité du testament du 20 septembre 2017 (pt n° 7, 2e branche du moyen). Dans le droit ancien, le spectre d’une action en justice pouvait être la source d’une violence sous certaines conditions, la jurisprudence ayant précisé que « la menace de l’emploi d’une voie de droit ne constitue une violence au sens des articles 1111 et suivants du code civil que s’il y a abus de cette voie de droit soit en la détournant de son but, soit en en usant pour obtenir une promesse ou un avantage sans rapport ou hors de proportion avec l’engagement primitif » (Civ. 3e, 17 janv. 1982 P, nous soulignons). Une telle position a pu être partiellement codifiée au sein de l’article 1141 du code civil sur les menaces de voie de droit, ce qui explique sa présence dans l’énoncé précité (v. sur les insuffisances de la codification opérée, G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations  Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, op. cit., p. 333, n° 335).

L’énoncé de la Cour de cassation invite donc à une prise en compte globale de la situation. Le résultat du rejet du pourvoi s’explique par une mise en œuvre raisonnée de tels principes par la cour d’appel dont l’arrêt était frappé du pourvoi.

Application pratique

Les juges du fond avaient réalisé un travail précis concernant la situation factuelle complexe qui leur était présentée dans le cadre de cette succession. En étudiant les pièces du dossier, ils avaient considéré que le protocole d’accord n’était pas seulement avantageux pour les deux nièces puisqu’il l’était également pour celui qui se prévalait de la nullité. Après versement de la somme de 2 354 912,82 € à chacune de ses cousines, le cohéritier a pu en effet obtenir 13 913 564 € là où il n’aurait eu droit qu’à une somme sensiblement inférieure en cas d’annulation du testament soit 10 155 590 € (pt n° 9 ; v. égal., Paris, 17 mai 2023, n° 21/13746, partie sur l’annulation de l’acte). Difficile de détecter un avantage manifestement excessif pour les deux nièces en pareil cas quand on applique la méthodologie donnée par la première chambre civile tendant à la comparaison des avantages obtenus par toutes les parties.

En somme, même s’il existe certainement un avantage certain pour les demanderesses initiales à l’action en partage judiciaire, le défendeur opposant la nullité ne réunissait pas les conditions nécessaires pour considérer que l’on avait abusé de sa dépendance par la menace d’une action en justice au sens des articles 1141 et 1143 du code civil. La prise en compte globale qu’impose la première chambre civile s’explique, sans doute, par les termes utilisés au sein des dispositions précitées. La notion d’excès doit être contrebalancée par la comparaison avec la contrepartie reçue par celui qui s’en plaint. Le signal donné tend probablement volontairement vers une appréciation restreinte de la notion d’avantage manifestement excessif, et ce, afin d’éviter que la force obligatoire d’un accord soit trop facilement anéantie.

Le droit des successions vient créer un laboratoire d’étude particulièrement favorable à ce genre de problématiques. Les profondes rancœurs que peuvent entretenir des héritiers entre eux brouillent les avantages acquis par chacun, l’un pensant parfois que son propre lot est inférieur à celui obtenu par son cohéritier. C’est à l’aune du droit des obligations que ces difficultés sont tranchées afin de déterminer si le protocole dessiné par les parties doit être annulé ou non. Voici donc une belle intersection entre ces deux matières du droit civil patrimonial. La généralité du principe posé permettra de continuer à clarifier le régime de la violence au sein du code civil.

 

Civ. 1re, 29 janv. 2025, F-B, n° 23-21.150

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