Comment la justice travaille avec le fisc et la Sécurité sociale

Il est fréquent que les actions en justice, pénale comme civile, puissent révéler des fraudes fiscales et sociales. Pourtant, les magistrats ne les signalent pas systématiquement aux organismes concernés. Les raisons sont multiples.

Cet été, la presse a révélé une expérimentation menée en Isère. Le procureur de la République de Grenoble, Éric Vaillant, a signalé plusieurs jugements de personnes condamnées pour trafic de drogue à la Caisse des allocations fiscales. Les revenus illicites n’ayant pas été déclarés, les personnes percevaient des prestations comme le RSA. La CAF a récupéré son indu et a ajouté une pénalité de 3 000 €. 61 autres jugements sont en cours d’étude par la CAF.

Près de 300 millions redressés

Il est fréquent qu’une procédure judiciaire révèle qu’une personne percevait des revenus illicites, qu’elle ne déclarait ni au fisc, ni à la Sécurité sociale. La personne se retrouve alors en infraction. Mais il n’y a pas que le juge pénal qui peut être témoin de fraudes : les juges aux affaires familiales ou les tribunaux de commerce peuvent également les constater.

L’article L. 101 du livre des procédures fiscales impose à tout magistrat de communiquer toute indication recueillie à l’occasion d’une procédure judiciaire, de nature à faire présumer une fraude fiscale. En contrepartie, le fisc doit rendre compte de l’état d’avancement des dossiers ainsi signalés.

En 2023, l’autorité judiciaire a transmis, spontanément ou sur demande, 1 294 informations aux services de la Direction générale des finances publiques (contre 1 354 en 2022). Et l’an dernier, 579 dossiers venus de la justice ont fait l’objet d’une mise en recouvrement par les impôts, représentant 294 millions d’euros de droits et pénalités (- 7 % en 1 an). À 42 %, il s’agissait de fraudes à l’impôt sur le revenu. Si pour Bercy, ces chiffres démontrent « l’intérêt et la qualité de la coopération avec l’autorité judiciaire », ils pourraient être supérieurs. Les 1 294 affaires signalées en 2023 sont à comparer aux 1,9 millions de décisions civiles et commerciales rendues l’an dernier et au million d’auteurs poursuivis pénalement.

La Cour des comptes vient de rendre un rapport sur la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF). Au vu des enjeux parisiens, la DNEF a établi un Bureau des liaisons fiscales (BLF), composé de quatre agents physiquement présents au sein du Tribunal judiciaire de Paris et au tribunal de commerce. L’objectif : fluidifier la relation avec leurs magistrats et greffiers. Mais pour la Cour, « les signalements proviennent de manière inégale des tribunaux parisiens ». Entre 2020 et 2022, 274 provenaient du parquet, 131 du greffe du tribunal de commerce, 82 du parquet national financier et 91 du siège.

Pour la Cour, « la relation avec les parquets parisiens semble mature », même si les liens avec la criminalité organisée ou le pôle santé publique pourraient être renforcés. Mais le rapport regrette la faiblesse des signalements du siège qui provenaient « exclusivement de trois chambres pour les années 2020 à 2022 : 63 des juges aux affaires familiales (JAF), 27 des juges d’instruction et un des juges d’exécution des peines ». Quatre des vingt-quatre JAF parisiens concentraient à eux seuls plus de la moitié des signalements. Pour la Cour des comptes, il est « étonnant » que les chambres du pôle patrimoine et immobilier, notamment celle chargée des successions, « n’aient pas connaissance de dossiers entachés de suspicion de fraude fiscale ». Avec les magistrats du tribunal de commerce, les relations sont également jugées « distendues ».

Selon le ministère de la Justice, « à notre connaissance, la DGFiP [Direction générale des finances publiques], avec laquelle la DACG [Direction des affaires criminelles et des grâces] entretient des relations étroites, n’a jamais fait état de difficultés particulières ou localisées dans l’exercice de l’obligation ou du droit de communication de l’autorité judiciaire à l’administration fiscale, fondées sur les articles L. 101 et L. 82 C du LPF. » La nécessité ou l’opportunité de ces transmissions sont régulièrement rappelées aux parquets locaux.

Il n’existe pas de bureau de liaisons fiscales dans les tribunaux de province, alors même qu’ils représentent 88 % des informations transmises par l’autorité judiciaire à l’administration fiscale. Toutefois, d’autres dispositifs existent. Selon Éric Vaillant, « nous avons des occasions de partage d’information. D’abord dans les CODAF [Comité opérationnel départemental anti-fraude] qui est le lieu de l’échange d’information entre les administrations ». Par ailleurs, trois agents de la Direction départementale des finances publiques sont placés au sein des services de police et de gendarmerie. « Ils sont saisis au quotidien et font la jonction avec leur administration d’origine ».

L’absence de relations avec les CAF et la Sécurité sociale

Les liens avec la Sécurité sociale semblent plus distendus. La mise en place de l’expérimentation à Grenoble, issue d’initiatives individuelles, est une exception, alors même que la loi autorise les parquets à communiquer avec les organismes de protection sociale.

Dans son rapport sur la fraude sociale, le Haut conseil du financement de la protection sociale (Dalloz actualité, 1er oct. 2024, obs. P. Januel) a mis en évidence des freins légaux. Le régime juridique des activités illicites n’est pas explicité en matière sociale, contrairement à ce qui est prévu pour le fiscal. Pour que les revenus illégaux soient explicitement taxés au titre de la CSG/CRDS et que les prestations non contributives (RSA) soient récupérées, il faudrait faire évoluer la loi.

Mais changer la législation ne sera pas le plus difficile : il faudra surtout fluidifier les relations pour que la justice, déjà surchargée, informe systématiquement des condamnations les organismes de sécurité sociale. Pour un magistrat, les échanges qui ont lieu aujourd’hui avec le fisc restent chronophages et viennent en plus de nombreuses autres missions : « il faut chercher les documents, les mettre en forme et savoir à qui on les envoie ». Pour une autre, « plus les services d’enquête sont spécialisés, plus cela fonctionne. Mais l’écofi est une denrée rare. » Pourtant, pour Éric Vaillant, « le jeu en vaut la chandelle. Si pour l’instant nous l’avons limité au trafic de stupéfiant cela peut s’adapter à d’autres infractions ».

 

© Lefebvre Dalloz