Comment prendre en compte les usages professionnels dans un contrat ?

Dans un arrêt rendu le 4 octobre 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle que l’usage professionnel peut régir la relation entre le professionnel du secteur d’activité concerné avec des personnes étrangères à celui-ci dès lors que le cocontractant en a eu connaissance et l’a accepté.

L’article 1194 nouveau du code civil, selon lequel « les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donnent l’équité, l’usage ou la loi », ne donne pas lieu à une jurisprudence pléthorique ces derniers mois. Comme l’écrivent certains auteurs, « le code civil invite-t-il l’interprète à combler les lacunes du contrat en prenant appui sur les suites que lui attache l’équité, l’usage ou la loi » quand la convention est silencieuse sur une question au cœur d’un litige entre les parties (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022,  p. 715, n° 613) ?

Parmi le triptyque de l’article 1194, l’usage fait figure de cas particulier tant sa force obligatoire peut parfois paraître délicate à cerner dans bien des situations (v. par ex., P. Malinvaud et N. Balat, Introduction à l’étude du droit, 22e éd., LexisNexis, coll. « Manuel », 2022, p. 187, n° 196).

L’arrêt rendu le 4 octobre 2023 par la chambre commerciale de la Cour de cassation permet de parfaitement s’en rendre compte en matière d’usages professionnels.

Les faits ayant donné lieu au pourvoi sont les suivants. En novembre 2017, une société accepte un devis établi par une société spécialisée dans la confection d’armatures pour un montant de 80 456 €, somme payée le 8 décembre 2017. Le devis portait sur la fabrication spécifique et la pose d’armatures en acier en vue de la construction d’une plate-forme logistique. Le 8 janvier 2018, un nouveau devis est émis pour le même chantier avec des quantités et des prix différents sans pour autant être accepté. La société ayant accepté le premier devis résilie le contrat en avançant que les conditions de celui-ci avaient été unilatéralement modifiées. Elle demande à son partenaire économique le remboursement des sommes versées en décembre 2017. La société ayant dressé le devis adresse une lettre recommandée à son cocontractant en précisant qu’elle retiendra une indemnité forfaitaire de 64 364,80 € en application de l’article 4.6 des Usages professionnels des armaturiers (désignés APA dans la pratique et dans l’arrêt) en joignant donc un chèque de 16 091,20 €. Nous l’aurons compris, la société demandant la résiliation pense que les usages professionnels et les conditions générales des armaturiers ne lui étaient pas opposables. Elle assigne donc la société d’armatures en remboursement de la somme retenue.

En cause d’appel, les juges du fond déclarent que les usages professionnels et les conditions générales de 2017 de l’APA sont opposables au demandeur et donc que la société d’armatures était justifiée à retenir une somme de 64 364,80 €.

La société ayant commandé la fabrication des armatures en acier, ainsi déboutée, se pourvoit en cassation reprochant à ce raisonnement une violation de l’article 1194 du code civil. Son pourvoi sera finalement rejeté par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans l’arrêt du 4 octobre 2023. Une solution qui mérite d’être remarquée.

La méthodologie employée pour l’intégration de l’usage

Le rejet du pourvoi est motivé à l’aide d’une formule présente au point n° 6 de l’arrêt commenté selon lequel « les usages élaborés par une profession ont vocation à régir, sauf convention contraire, non seulement les relations entre ses membres, mais aussi celles de ces derniers avec des personnes étrangères à cette profession dès lors qu’il est établi que celles-ci, en ayant eu connaissance, les ont acceptées » (nous soulignons). Il faut louer le sens de la formule, assez générale pour être un principe méthodologique en matière contractuelle quand un usage pose difficulté entre les parties. Il comporte deux entrées qu’il faut bien différencier selon les situations.

  • Cette phrase reprend en effet, sans le dire, une jurisprudence bien assise désormais quand deux professionnels du même secteur d’activité contractent ensemble (v. not., Com. 9 janv. 2001, n° 97-22.668, RTD civ. 2001. 870, obs. J. Mestre et B. Fages  ; concernant la production de profilés). Quand les professionnels sont du même secteur d’activité, il n’existe guère de difficultés sur l’intégration de l’usage dans l’interprétation du contrat.
  • La complexité est plus importante pour les usages élaborés par une profession régissant également des rapports contractuels avec des personnes étrangères à ladite profession. Pour ceux-ci, la prise en compte de l’usage se durcit naturellement. L’usage régit la relation si et seulement si les personnes étrangères à l’activité en ont eu connaissance et les ont acceptées. Ceci revient, en réalité et plus simplement, à admettre l’intégration dans la sphère contractuelle de l’usage, motif bien connu en droit des contrats.

Le rapport avec l’article 1194 du code civil se renforce alors car, bien souvent, cette intégration de l’usage professionnel dans la sphère contractuelle n’est pas expressément prévue. C’est une difficulté que l’article précité permet alors de dépasser puisque dans le silence du contrat, le juge peut lui donner toutes les suites que cet usage pourrait impulser. La convention peut, selon ce même énoncé, venir empêcher l’usage de s’appliquer par effet de miroir.

Le principe posé, il ne restait plus qu’à vérifier si le raisonnement suivi par les juges fond prêtait le flanc à une cassation.

L’application de la méthodologie à la motivation employée

Les juges du fond avaient bien remarqué que si les deux sociétés n’avaient pas le même secteur d’activité, il n’en restait pas moins que celle qui avait commandé les 50 tonnes d’armature devait nécessairement avoir des connaissances aiguisées dans le domaine. La cour d’appel avait retenu que le devis laissait à la charge de la société demanderesse « des prestations telles que le traçage des axes, le repiquage éventuel du béton et le redressage des armatures après un éventuel repiquage, les interventions sur les armatures de deuxième phase, de reprise ou sur élément préfabriqué ». Or, de tels énoncés ne sont pas tout à fait compréhensibles aisément pour des personnes n’ayant pas « une compétence certaine » en matière d’armatures, note l’arrêt frappé du pourvoi.

Ce serait peut-être un peu court si la décision attaquée n’avait pas également relevé que le devis du 15 novembre 2017, comme la facture proforma avaient bien indiqué que le contrat était soumis aux usages professionnels de l’APA et que ceux-ci sont déposés au greffe du Tribunal de commerce de Paris. Les juges du fond ont également retenu une donnée factuelle fort intéressante puisque la société ayant reçu le devis disposait de dix établissements et réalisait un chiffre d’affaires important. Elle devait donc savoir comment consulter le document de l’APA au greffe du tribunal de commerce. La taille de l’opérateur économique joue ici comme un des éléments du faisceau d’indices permettant de détecter si le contractant avait bien intégré l’idée selon laquelle l’usage professionnel pouvait régir la relation contractuelle.

S’il est exact que le premier argument sur la technicité des connaissances aurait été bien insuffisant, selon nous, à caractériser la connaissance des usages, la seconde série d’éléments retenus est, quant à elle, implacable. L’application des usages des armateurs étant indiquée sur les documents contractuels, on verrait mal comment l’article 1194 du code civil ne pourrait pas s’appliquer pour déterminer que l’indemnité forfaitaire résultant de ces usages était pertinente à la résiliation litigieuse. Le rejet du pourvoi repose donc sur une motivation très fine de l’arrêt d’appel.

Voici donc une décision publiée au Bulletin digne d’être soulignée. Elle permet de montrer la vivacité des usages en matière contractuelle et, chemin faisant, de l’utilité toujours plus importante de règles d’interprétation comme celle de l’article 1194 du code civil.

 

© Lefebvre Dalloz