Compatibilité, actions de préférence et avantages particuliers : un beau cocktail en SAS

Dans un arrêt très riche d’enseignements du 13 mars 2024, la chambre commerciale apporte des indications inédites, mais parfois lapidaires, sur deux problématiques sensibles dans les sociétés par actions : celle de la procédure des avantages particuliers à la constitution et les conditions de la régularisation de son non-respect ; celle du nombre d’actions de préférence pouvant être privées du droit de vote. La solution revêt un enjeu supplémentaire : rendue à propos d’une SAS, elle nourrit la réflexion concernant la notion de « compatibilité » entre les règles concernant les SA avec celles propres aux SAS, au sens de l’article L. 227-1, alinéa 3, du code de commerce.

1- Le contexte. En 2015, une SAS est constituée entre un père et son fils. Deux catégories d’actions sont créées : des actions de catégorie A, détenues par le fils, qui empruntent le régime des actions de préférence (ADP), chaque action donnant accès à 100 droits de vote ; des actions de catégorie B, ordinaires, chacune dotée d’un seul doit de vote. Il en résulte que le fils, titulaire de 25 actions, soit de 1,11 % du capital social, dispose d’une majorité de 52,91 % des voix, tandis que le père, titulaire de 2 225 actions, soit de 98,89 % du capital social, dispose de 47,09 % des voix.

2- En juin 2016, le père décède et laisse pour lui succéder son épouse et cinq enfants. Cette dernière et quatre de ses enfants (les consorts A) sollicitent la nullité des clauses des statuts contenant les droits particuliers attachés aux ADP du fils associé « survivant », ainsi que la nullité d’apports de biens immeubles effectués par le père. En appel, ces demandes sont rejetées, mais est ordonnée la signature des actes nécessaires à la régularisation de la procédure des avantages particuliers qui n’avait pas été pleinement respectée. On comprend en effet que, pour les besoins de l’émission des ADP, un commissaire aux avantages particuliers avait bien été désigné et qu’il avait établi un rapport, conformément à l’article L. 225-8, alinéa 1er, du code de commerce. En revanche, les statuts ne contenaient manifestement pas l’évaluation desdits avantages, pas plus que ne leur était annexé ledit rapport comme l’exige pourtant l’article L. 225-14, alinéa 2, du code de commerce, alors applicable aux SAS.

3- La discussion. Un pourvoi principal est formé par les consorts A, et un pourvoi incident par la SAS et le fils associé survivant. Le débat porté devant la Cour de cassation s’articule autour de deux grandes thématiques : en premier lieu, l’applicabilité de la procédure des avantages particuliers aux SAS constituées avant l’entrée en vigueur, le 21 juillet 2019, de la loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019, dite « Mohamed-Soilihi », ayant depuis modifié l’article L. 227-1, alinéa 3, pour exclure du droit des SAS l’article L. 225-14, alinéa 2 ; en second lieu, l’interprétation de la formule « actions de préférence sans droit de vote » au sens de l’article L. 228-11, alinéa 3, du code de commerce.

La question des avantages particuliers

4- Compatibilité. Comme souvent dans les SAS, tout part, ou presque, de l’article L. 227-1, alinéa 3. Ce texte, qui livre la méthode pour déterminer le droit applicable aux SAS, procède en deux temps. D’abord, il rend applicable aux SAS, sous réserve de textes qu’il exclut expressément, les règles concernant les SA, mais, c’est important, dans la mesure où ces règles rendues applicables aux SAS sont compatibles avec celles qui leur sont propres : « les dispositions particulières prévues par le présent chapitre » VII du livre II du code de commerce. Une fois ce « test de compatibilité » opéré, l’article L. 227-1, alinéa 3, dernière phrase, dispose que, pour la mise en œuvre de ces règles concernant les SA rendues applicables aux SAS, les prérogatives normalement dévolues au conseil d’administration ou à son président (comprenons depuis 2001, son DG) sont exercées par le président de la SAS ou celui ou ceux des organes désignés à cet effet. Cette phase, qui invite à adapter les règles concernant les SA à la particularité de la gouvernance des SAS, ne nous retiendra pas. Seule était en cause, en l’espèce, la première étape et elle l’était à deux reprises. Une première fois s’agissant de l’application de la procédure des avantages particuliers aux SAS (A) ; une seconde fois concernant la procédure de régularisation de ces avantages particuliers irrégulièrement octroyés (B).

L’application de la procédure des avantages particuliers aux SAS constituées avant le 21 juillet 2019

5- Notion d’avantages particuliers. D’emblée, il convient d’indiquer que la notion d’avantage particulier ne faisait pas débat ici, dans la mesure où la procédure qui en encadre l’instauration est rendue obligatoire en cas d’émission d’ADP « au profit d’une ou plusieurs personnes nommément désignées » (C. com., art. L. 228-15).

Cette précision est importante car les ADP ne confèrent pas forcément à leur porteur un avantage particulier tel que la doctrine l’entend généralement (la loi ne définit pas la notion). Ainsi, il s’agit de tout « droit préférentiel, de nature pécuniaire ou non, accordé intuitu personae à une ou plusieurs personnes dénommées, actionnaires ou non, qui ne peut donc se transmettre et s’éteint, soit avec le retrait du bénéficiaire s’il était actionnaire, soit avec la disparition de celui-ci s’il était tiers » (J.-J. Daigre, F. Basdevant et F. Monod, Dr. sociétés – Actes pratiques n° 32, mars 1997, p. 2 s., spéc. n° 14 ; A. Couret et A. Dargent, Dr. sociétés – Actes pratiques n° 47, sept. 1999, p. 23 s., spéc. nos 11 s. ; v. réc., ANSA, n° 10-047, considérant comme avantage particulier un droit de préemption réservé à un ou plusieurs associés d’une SAS seulement). Dit autrement, l’avantage particulier suppose que son bénéficiaire, lorsqu’il est associé, profite de quelque chose et que cela emporte une rupture d’égalité avec les autres associés. Or, concernant les ADP, si les droits particuliers qui leur sont attachés peuvent être de toute nature, pécuniaire ou non, ces droits particuliers ne sont pas, en revanche, nécessairement constitutifs d’avantages pour leur porteur : il suffit d’évoquer la privation du droit de vote sans aucune contrepartie patrimoniale ou financière.

6- Enjeu. Cette précision effectuée, la question posée était celle de l’applicabilité de la procédure encadrant l’octroi de ces avantages à l’hypothèse de l’émission d’ADP au profit « d’une ou plusieurs personnes nommément désignées » lors de la constitution d’une SAS. Dans leur pourvoi incident, la SAS et le fils associé survivant soutenaient que cette procédure n’était pas applicable aux SAS au motif que les articles L. 225-8, alinéa 1, et L. 225-14, alinéa 2, étaient incompatibles avec les règles propres aux SAS. En jugeant le contraire, la cour d’appel avait prétendument violé l’article L. 227-1, alinéa 3, par fausse application.

7- Solution. La réponse de la Cour de cassation est claire. Il n’y a aucune incompatibilité, puisque l’article L. 227-1, alinéa 3, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi Mohamed-Soilihi, n’excluait pas du droit applicable aux SAS l’article L. 225-14, alinéa 2. En d’autres termes, s’il a fallu qu’une réforme ultérieure, non applicable à la cause, neutralise l’application du texte aux SAS, c’est bien qu’il n’y avait pas d’incompatibilité.

8- Test de compatibilité. Une première analyse de la solution pourrait laisser entendre que, pour la Cour de cassation, la réserve d’incompatibilité entre les règles concernant les SA et celles propres aux SAS édictée par l’article L. 227-1, alinéa 3, serait cantonnée aux seules hypothèses dans lesquelles les premières seraient expressément exclues du droit applicable aux SAS.

À bien y regarder toutefois, ce n’est pas ainsi, à notre avis, que la Cour raisonne. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer qu’au moment d’apprécier la procédure de régularisation à suivre, elle écarte expressément des règles applicables aux SAS, celles prévues pour la constitution des SA avec offre au public de titres financiers, précisément parce qu’une SAS ne peut être ainsi constituée en application de l’article L. 227-2 (v. infra I, B). Aussi, et conformément à la méthode à laquelle invite l’article L. 227-1, alinéa 3, la Haute juridiction suggère bien que la détermination du droit applicable aux SAS suppose de procéder en deux temps : s’assurer de ce que le texte en cause n’est pas expressément écarté du droit applicable aux SAS, d’abord ; vérifier sa compatibilité avec les règles qui lui sont propres, ensuite.

9- Temps 1 du test. Le premier temps n’appelle pas de longs développements car il est purement technique. Pour le comprendre, il faut rappeler qu’il existe, dans les SA, deux séries de textes intéressant la constitution de la société et le respect, à ce stade, de la procédure des avantages particuliers.

D’un côté, ceux afférents à la constitution avec offre au public de titre financiers (en simplifiant) : ce sont les articles L. 225-8, alinéas 2 à 4, et L. 225-10. Outre que cette hypothèse de constitution n’existe que sur le papier, elle est inapplicable aux SAS. En effet, l’article L. 227-2 interdit aux SAS de procéder à de telles offres (sous réserve de certaines offres), de sorte que même si l’article L. 227-1, alinéa 3, n’exclut pas ces textes du droit applicable aux SAS, ils sont manifestement incompatibles avec son droit spécial.

D’un autre côté, on trouve les règles relatives à la constitution d’une SA sans offre au public de titres financiers en application de l’article L. 225-12 : sont alors en cause les articles L. 225-8, alinéa 1 (sur renvoi de l’art. L. 225-12) et L. 225-14, alinéas 1 et 2. Comme précédemment, ces deux textes et donc la procédure qu’ils instaurent étaient, formellement avant la loi Mohamed-Soilihi, applicables aux SAS.

Formellement seulement, car, dans la logique de l’article L. 227-1, alinéa 3, ce n’est que si la mise en œuvre d’un texte rendu applicable à la SAS est compatible avec les règles qui lui sont propres, qu’il peut être effectivement appliqué.

10- Temps 2 du test. Or, c’est précisément sur le terrain de la compatibilité que l’hésitation a pu naître et que les demandeurs entendaient porter le débat. On croit comprendre que les auteurs du pourvoi voulaient faire dire à la chambre commerciale que la procédure des avantages particuliers prévue pour les SA était contraire à l’esprit libéral de la SAS. Sans véritable surprise, l’argument est rejeté.

Certes, au lendemain de la loi de 1994, pouvait être défendue par d’éminents auteurs l’idée en vertu de laquelle la compatibilité des règles concernant les SA devait aussi être mesurée en regard de l’esprit libéral des SAS (M. Jeantin, Constitution de la société par actions simplifiée, in La société par actions simplifiée, GLN Joly, coll. « Pratique des affaires », 1994, p. 11 s. ; J. Honorat, La société par actions simplifiée ou la résurgence de l’élément contractuel en droit français des sociétés (1re partie), LPA 16 août 1996).

Il reste que cette conception a vécu : la démocratisation et l’essor des SAS dans le paysage français des sociétés ne permet plus d’invoquer l’esprit libéral de cette forme sociale pour écarter des règles qui, non seulement ne sont pas exclues de son droit par l’article L. 227-1, mais plus encore, sont d’ordre public et ne sont pas contraires au droit spécial des SAS.

11- Sur ce dernier point, l’arrêt éclaire ce qu’il faut entendre par « dispositions particulières prévues par le présent chapitre » ; dispositions avec lesquelles le test de compatibilité doit être mené. Au-delà de la thèse de l’esprit libéral qui s’est étiolée, deux autres conceptions sont en concours.

Certains, dont nous sommes, considèrent que le droit spécial des SAS désigne, comme y invite clairement l’article L. 227-1, alinéa 3, uniquement les règles des articles L. 227-1 et suivants et désormais R. 227-1 et suivants (J. Delvallée, La compatibilité dans le droit des SAS, Lexbase Affaires, 11 janv. 2024, nos 16 s. ; v. égal., M. Germain et P.-L. Périn, SAS, Joly, 2023, n° 103).

D’autres vont plus loin et considèrent qu’il convient d’y inclure les règles issues des clauses statutaires de SAS (sur cette « conception textuelle élargie », v. J. Paillusseau, L’alerte du commissaire aux comptes dans la SAS. La notion de compatibilité dans le droit de la SAS, JCP E 2000. 1697, spéc. nos 23 s. ; J. Bouffard, L’appréciation de la compatibilité en droit des SAS, JCP N 2022. 1131, spéc. n° 9). À notre avis, l’arrêt rendu par la chambre commerciale s’écarte de cette dernière conception et retient une vision stricte du droit spécial des SAS.

12- Non-réactivation de l’article L. 225-14 par l’article L. 228-15, même après la loi Mohamed-Soilihi. On pourrait considérer qu’avec l’adoption de la loi Mohamed-Soilihi, la question de la compatibilité entre l’article L. 225-14, alinéa 2, et les règles propres aux SAS ne devrait plus se poser : l’article L. 227-1, alinéa 3, écarte désormais expressément ce texte. Pourtant, toutes les discussions ne sont pas closes, en tous les cas, en doctrine. Et sur ce terrain, l’arrêt du 13 mars 2024 vient utilement clarifier la question et avec elle, une problématique plus large aux SAS.

13- Ce qui est certain, c’est que la procédure des avantages particuliers doit être respectée toutes les fois qu’en cours de vie sociale de tels avantages sont stipulés (C. com., art. L. 225-147) ou des ADP sont émises au profit d’une ou plusieurs personnes nommément désignées (C. com., art. L. 228-15, à moins que l’émission ne porte sur une catégorie déjà créée).

De même, il est certain que les avantages particuliers purement statutaires (intuitu personae) consentis à la constitution d’une SAS à compter du 21 juillet 2019, donc non attachés à la création d’ADP, échappent à la procédure et même à la désignation d’un commissaire (ANSA, avis n° 20-032, 9 sept. 2020, qui relève que ces avantages doivent tout de même être mentionnés dans les statuts ; C. com., art. R. 224-2, 5°).

14- En revanche, ce qui est encore discuté, c’est la question de savoir si la procédure doit être respectée en cas d’émission d’ADP réservée dans une SAS et ce, même après l’entrée en vigueur de la loi Mohamed-Soilihi. Le débat est bien connu et ne se limite pas à la seule procédure des avantages particuliers. Il se pose chaque fois qu’un texte expressément exclu du droit des SAS par l’article L. 227-1, alinéa 3, est susceptible d’être réactivé parce qu’un autre texte y renvoie… Dans notre hypothèse, tel est le cas : certes, l’article L. 225-14, alinéa 2, est exclu du droit applicable aux SAS par l’article L. 227-1, alinéa 3. Mais l’article L. 228-15, applicable à toutes les sociétés par actions, donc aux SAS aussi, renvoie à l’article L. 225-14 en cas d’émission d’ADP à une ou plusieurs personnes nommément désignées.

Partant, est-ce que le renvoi opéré par l’article L. 228-15 à ce texte pourtant exclu du droit des SAS est de nature à en réactiver l’application ?

Selon l’ANSA, la réponse est positive, l’autonomie de régime des ADP devant ici primer sur la règle spéciale de l’article L. 227-1, alinéa 3, (ANSA, avis n° 20-032, 9 sept. 2020, 2e question). Pour d’autres, s’agissant d’apprécier le droit applicable aux SAS, il convient de livrer une analyse à partir de l’article L. 227-1, alinéa 3. Dans ce dernier cas, le texte des SA étant exclu du droit applicable aux SAS, sa réactivation par l’article L. 228-15 serait incompatible avec l’article L. 227-1, alinéa 3, qui l’exclut (M. Germain et P.-L. Périn, op. cit., n° 116).

15- Fin d’un débat. À notre avis, l’arrêt du 13 mars 2024 confirme, au moins implicitement, que lorsqu’un texte est exclu par l’article L. 227-1, alinéa 3, il ne saurait, sauf cas particulier, être réactivé par d’autres textes applicables à la SAS, qui y renvoient. Pour bien comprendre en quoi l’arrêt ici commenté fournit cette clé de lecture, il faut se souvenir qu’avant que la loi Pacte n° 2019-486 du 22 mai 2019 ne vienne expressément modifier l’article L. 228-11 et, ainsi, autoriser dans toutes les sociétés par actions non cotées l’émission d’ADP à vote multiple, un débat existait sur la réactivation dans les SAS des articles L. 225-122 et L. 225-123.

Les termes de la discussion étaient identiques à ceux retenus pour la réactivation de la procédure des avantages particuliers. D’un côté, les articles L. 225-122 et L. 225-123, qui ne permettent que la création d’actions à droit de vote double, étaient (et sont toujours) écartés du droit des SAS par l’article L. 227-1, alinéa 3. De l’autre, l’article L. 228-11, qui renvoyait à ces textes, pouvait avoir pour effet de les réactiver dans les SAS toutes les fois qu’elles émettaient des ADP. Résultat, pour émettre des actions à vote multiple (au-delà d’un vote double) dans une SAS, il aurait fallu recourir à des actions de catégories statutaires, mais non à des ADP (sur la question, v. G. de Ternay, SAS et actions de préférence : modus operandi, JCP E 2005. 615 ; P. Le Cannu, Sur les actions de préférence dans les SAS, BJS 2006, p. 1311).

Dans l’arrêt commenté, la question nous paraît tranchée, puisque la Cour de cassation valide, implicitement au moins, l’émission d’ADP à 100 droits de vote à une époque, 2015 ici, où, pourtant, les articles L. 225-122 à L. 225-125 étaient bien applicables à l’émission d’ADP. Or, si en 2015, date de constitution de la SAS litigieuse, l’article L. 228-11 ne réactive pas pour l’émission d’ADP l’article L. 225-123 exclu par l’article L. 227-1, alinéa 3, il doit en aller de même en 2024 de l’article L. 228-15 qui ne saurait réactiver l’article L. 225-14, alinéa 2, désormais exclu.

La régularisation du non-respect de la procédure des avantages particuliers

16- Deux voies de régularisation étaient envisagées devant la Cour de cassation, mais avec deux logiques distinctes.

17- Régularisation par la loi nouvelle. En premier lieu, la SAS et l’associé survivant soutenaient que l’entrée en vigueur de la loi Mohamed-Soilihi aurait emporté régularisation du défaut de mention et d’annexion du rapport relatif aux avantages particuliers dans les statuts.

L’argument est jugé non fondé par la Cour de cassation au motif que l’instauration d’avantages particuliers lors de la création de la société constitue une situation définitivement réalisée avant l’entrée en vigueur de la loi du 19 juillet 2019, de sorte que l’exclusion du respect de cette procédure pour l’avenir ne saurait emporter régularisation.

La solution ne peut être qu’approuvée. C’est en effet au jour de l’octroi des avantages particuliers, c’est-à-dire au jour de l’acte juridique les instaurant (signature des statuts ou décision sociale modificative des statuts), qu’il faut se placer pour déterminer les règles et la procédure applicables. Ce n’est là qu’une déclinaison du principe de survie de la loi ancienne. Imaginerait-on, à l’inverse, que l’obligation nouvelle de respecter telle procédure rendrait désormais irréguliers des actes antérieurement accomplis sans suivre ladite procédure ?

18- Refaire ce qui l’a mal été. En second lieu, était en discussion la question de la procédure à suivre pour valablement régulariser. En l’occurrence, les consorts A reprochaient à la cour d’appel d’avoir ordonné la simple signature d’actes par tous les fondateurs (ou leurs ayants droit), outre la mention du rapport et son annexion aux statuts. Selon les demandeurs au pourvoi, dès l’instant où l’irrégularité de la procédure de vérification des avantages particuliers ne pouvait être couverte que par une assemblée générale à laquelle le bénéficiaire, ici l’associé titulaire des ADP, ne pouvait participer, la cour d’appel avait violé les articles L. 225-8 et L. 225-10 du code de commerce.

À raison, l’argument est rejeté. Certes, pour valablement régulariser il convient de refaire ce qui l’a mal été. Mais encore faut-il s’accorder sur la procédure d’octroi des avantages particuliers qui devait être suivie lors de la constitution. Et, sur ce terrain, ce ne sont pas les articles L. 225-8, alinéas 2 à 4, et L. 225-10 qui étaient applicables, comme le soutenaient les consorts A ; c’est-à-dire, notamment, la tenue d’une assemblée générale constitutive à laquelle le bénéficiaire de l’avantage ne pouvait prendre part. Partant, on ne saurait interdire à un associé de SAS bénéficiaire d’un avantage particulier octroyé à la constitution de participer à une « assemblée générale » de régularisation, tout bonnement parce qu’il n’y pas eu d’« assemblée générale » constitutive…

19- À présent, il faut bien insister sur le fait que la régularisation suppose de ne parfaire que ce qui est irrégulier ou n’a pas été accompli. Or, au cas particulier, la procédure n’était que partiellement irrégulière, puisque n’était pas en cause la nomination du commissaire et l’évaluation des avantages. Il est donc bienvenu que la cour d’appel ait seulement ordonné de signer les actes nécessaires à l’insertion de l’évaluation des avantages dans les statuts, outre l’annexion du rapport du commissaire aux statuts. De ce point de vue, l’arrêt d’appel, approuvé par la chambre commerciale, ne fait qu’appliquer les articles L. 210-7, alinéa 2, et R. 210-13 du code de commerce.

20- Autres régularisations. Terminons par relever que la régularisation de la procédure dont il était question ici ne doit pas être confondue avec celle des décisions sociales prises subséquemment au non-respect de la procédure. La difficulté, bien identifiée, vient de l’article L. 225-16-1 selon lequel « les droits de vote et les droits à dividende des actions ou coupures d’actions émises en violation de la présente sous-section [C. com., art. L. 225-14, al. 2, et L. 225-8, al. 1, en particulier] sont suspendus jusqu’à régularisation de la situation. Tout vote émis ou tout versement de dividende effectué pendant la suspension est nul ».

Concrètement, cela signifie que les décisions collectives auxquelles a participé et voté l’actionnaire (dont les droits de vote sont suspendus), sont elles-mêmes susceptibles d’être annulées. Susceptibles seulement, d’une part, parce que la nullité est facultative (C. com., art. L. 235-2-1), et on peut imaginer qu’il faudra, pour celui qui agit, démontrer que l’irrégularité du vote a été de nature à influer sur le résultat du processus de décision (Com. 15 mars 2023, Larzul 2, n° 21-18.324 FS-B, Dalloz actualité, 28 mars 2023, obs. J. Delvallée ; D. 2023. 671 , note A. Couret  ; ibid. 1922, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau  ; Rev. sociétés 2023. 377, note L. Godon  ; RTD com. 2023. 381, obs. A. Lecourt  ; ibid. 391, obs. J. Moury ) ; d’autre part, parce qu’une régularisation est, là encore possible, mais cette fois dans les conditions des articles L. 235-3 et suivants du code de commerce.

La question des droits de vote attachés aux ADP

21- La seconde thématique dont la Cour de cassation était saisie est tout aussi essentielle que la première : il s’agissait de savoir comment calculer le pourcentage des « ADP sans droit de vote » au sens de l’article L. 228-11, alinéa 3, qu’une société non cotée peut émettre.

22- Pourvoi. En l’occurrence, les consorts A adoptaient un raisonnement original : ils entendaient tirer argument de l’interdiction formulée par ce texte pour obtenir l’annulation ou le réputé non écrit (C. com., art. L. 228-11, al. 4, prévoit une nullité facultative) des clauses octroyant aux ADP un vote multiple. Selon les demandeurs, l’octroi de 100 droits de vote par action de catégorie A, qui ne représentaient qu’à peine plus de 1 % du capital social, était de nature à rendre dérisoire le droit de vote unique attaché aux actions de catégorie B représentant pourtant près de 99 % du capital social. En somme, il convenait d’assimiler les actions ordinaires assorties d’un droit de vote unique et dérisoire par rapport aux ADP à vote multiple, à des actions privées du droit de vote.

23- Solution. Selon la chambre commerciale, il résulte de l’article L. 228-11, alinéa 3, du code de commerce que « seules les actions privées de tout droit de vote sont prises en compte pour le calcul du plafond de la moitié du capital social ». C’est la toute première fois que la Cour de cassation se prononce sur l’interprétation de cet alinéa 3. Deux enseignements en résultent.

La disproportion entre les droits de vote attachés aux ADP et ceux attachés aux actions ordinaires n’équivaut pas à une privation du droit de vote de ces dernières

24- L’arrêt écarte l’idée selon laquelle l’importance du nombre de voix attachées aux ADP emporte privation indirecte du droit de vote des actions ordinaires et cela est heureux. D’abord, parce que les actions ordinaires ne sont pas des ADP.

Ensuite, parce qu’à suivre la logique des consorts A, il faudrait interpréter l’article L. 228-11, alinéa 3, comme instaurant un plafonnement du montant des votes pouvant être attachés aux ADP. Mieux, il faudrait considérer que le recours aux actions à vote plural ou multiple, de nature à conférer à leur porteur, minoritaire en capital, une majorité structurelle (détenir toujours plus de 50 % des voix), serait en tant que tel critiquable. Pourtant, rien dans les textes n’autorise cette lecture. Au contraire, à la différence de l’article 1844-1 du code civil en matière de bénéfices, aucun texte ne vient encadrer la disproportion entre montant du capital social et nombre de droits de vote (comp. sur le plafonnement des droits de vote attachés aux ADP réservées aux « fondateurs » d’une société en cas d’introduction en bourse afin de leur permettre de conserver le contrôle, v. not., J.-J. Daigre, Sociétés cotées : des droits de vote multiples libérés, mais des droits de vote multiples encadrés ?, D. 2022. 2172  ; A. Pietrancosta, Propositions françaises et européennes pour ouvrir le vote multiple aux sociétés entrant en bourse, BJS 2023, p. 63 ; B. Lecourt, Droits de vote multiples : proposition de directive, Rev. sociétés 2023. 124  ; T. Bonneau, Les actions à vote multiple, Rev. sociétés 2023. 135 ).

25- D’ailleurs, on relèvera que l’arrêt commenté est en parfaite cohérence avec la solution rendue par la Cour de cassation le 15 janvier 2022 (Com. 19 janv. 2022, n° 19-12.696, D. 2022. 342 , note A. Couret  ; ibid. 1875, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau  ; Rev. sociétés 2022. 493, note L. Godon  ; RTD com. 2022. 99, obs. J. Moury  ; RJDA 2022/347 ; JCP E 2022. 1091, note B. Dondero ; ibid. 1363, spéc. n° 5, obs. F. Deboissy et G. Wicker ; Dr. sociétés 2022. Comm. 42, note J.-F. Hamelin ; Gaz. Pal. 21 juin 2022, n° 21, p. 65, note M. Caffin-Moi ; sur renvoi, Paris, 4 avr. 2023, n° 22/05320, Dalloz actualité, 10 mai 2023, obs. J. Delvallée ; Rev. sociétés 2024. 36, note P.-A. Marquet et P. Lethenet ). On se souvient que la Haute juridiction a posé le principe en vertu duquel est illicite, même dans une SAS, la clause statutaire permettant l’adoption d’une décision collective à la minorité des voix. En revanche, et l’arrêt du 13 mars 2024 en est une illustration, des mécanismes existent pour confier à un associé pourtant minoritaire en capital un véritable pouvoir de décision.

Les actions « privées de tout droit de vote », c’est-à-dire ?

26- Le dernier enseignement de l’arrêt est plus direct : il livre une interprétation de la formule de l’article L. 228-11, alinéa 3, d’après lequel « Les actions de préférence sans droit de vote ne peuvent représenter plus de la moitié du capital social ». Comme dans les solutions précédemment exposées, la Cour de cassation se contente, sans plus d’explications, d’indiquer qu’« il résulte de l’article L. 228-11, alinéa 3, du code de commerce que seules les actions privées de tout droit de vote sont prises en compte pour le calcul du plafond de la moitié du capital social ». Pourtant, à la différence des cas précédents, on peut être plus réservé sur l’interprétation proposée dans la mesure où il n’est en rien évident qu’« il résulte » de l’expression « ADP sans droit de vote » au sens de l’article L. 228-11, que seules des ADP « privées de tout droit de vote » doivent être prises en compte. À ce propos, au lendemain de l’adoption de l’ordonnance n° 2004-604 du 24 juin 2004, plusieurs auteurs et praticiens s’étaient interrogés sur ce qu’il fallait inclure au numérateur et au dénominateur pour le calcul du pourcentage des « ADP sans droit de vote » au sens de l’article L. 228-11 (H. Le Nabasque, J.-M. Gaillard, P. Portier, R. Kaddouch et B. Solle, Actions de préférence – Les actions de préférence – Création. Droits particuliers attachés. Protection des droits des porteurs d’actions de préférence (1re partie), Actes pratiques n° 87, mai 2006, dossier 3). Or, si pour le dénominateur les choses sont assez claires (ils préconisaient d’y inclure « l’ensemble des titres de capital émis et existants au jour de l’émission », ibid.), elles le sont beaucoup moins pour le numérateur (réserve faite des ADPSDV et certificats d’investissement expressément inclus en application de l’art. L. 228-29-10 c. com.).

27- D’un côté, les auteurs ont rapidement convenu qu’il fallait exclure du numérateur les « actions ordinaires provisoirement démunies du droit de vote », que ce soit en raison d’une sanction (non-déclaration des franchissements de seuils, non-respect de la procédure des avantages particuliers…), de la prévention d’un conflit d’intérêts (vote d’approbation sur les conventions réglementées dans les SA), de la règlementation applicable aux actions auto-détenues ou aux participations croisées, etc. Dans ces cas, il ne s’agit pas d’ADP, mais d’actions ordinaires (v. H. Le Nabasque et al., préc., nos 90 s. ; A. Couret, H. Le Nabasque, M.-L. Coquelet, T. Granotier, D. Poracchia, A. Reynouard, A. Reygrobellet et D. Robine, Droit financier, 3e éd., Dalloz, 2019, nos 484 s.). Manifestement, en retenant que ce sont les actions privées de tout droit de vote, la Cour de cassation rallie cette analyse.

28- D’un autre côté, ces auteurs préconisent d’inclure « toutes les actions de préférence dont le droit de vote aurait été "aménagé", ou "suspendu", ou "supprimé", pour calculer le seuil prévu par la loi, peu important, selon nous, l’objet ou les modalités de cet aménagement ou de cette suspension » (A. Couret, et al.op. cit., nos 487 s., spéc. n° 489, avec les deux interprétations possibles de l’art. L. 228-11). Certes, cette lecture s’éloigne de la lettre du texte, qui invite à ne prendre en compte que les « actions totalement démunies du droit de vote » ; mais elle est la seule qui « offre des perspectives de lisibilité et de sécurité satisfaisantes » (ibid.).

29- Que déduire de la formule selon laquelle « seules les actions privées de tout droit de vote sont prises en compte pour le calcul du plafond de la moitié du capital social » ? Certainement que la Cour de cassation opte pour une lecture littérale du texte, de sorte qu’il semble bien qu’il faille exclure du décompte les ADP dont le vote est seulement « aménagé » ou « suspendu ».

Seraient alors incluses au numérateur les seules ADP totalement privées du droit de vote, qu’il s’agisse d’ADP qui en sont privées à l’émission ou d’ADP qui viendraient à l’être postérieurement (droit de vote « supprimé » au sens de l’art. L. 228-11, al. 2). Une lecture littérale de l’alinéa 4 de l’article L. 228-11 devrait par ailleurs conduire à se placer uniquement au jour de l’émission pour déterminer les ADP sans droit de vote déjà en circulation et permettre d’exclure du décompte celles qui, à terme, en seraient privées. Cela pourrait faire qu’in fine plus de 50 % des actions représentant le capital social seraient privées du droit de vote et ce en contrariété avec l’esprit du texte puisque le seuil des 50 % a pour but d’« assurer la représentativité en termes de capital des actionnaires dotés du droit de vote » (Rapport au président de la République accompagnant l’ord. n° 2004-604 du 24 juin 2004).

30- Si c’est ainsi qu’il faut comprendre l’arrêt, on rappellera qu’une telle analyse « peut servir de prétexte à tous les arrangements, car on ne peut exclure qu’une société l’invoque pour émettre, par exemple, 50 % d’actions démunies du droit de vote, et d’autres actions encore qui n’en seraient que facialement pourvues, soit que les droits de vote aient vocation à s’exprimer sur des résolutions « mineures », soit qu’ils soient suspendus pendant de longues années, soit qu’ils puissent s’exprimer pendant quelques années seulement, soit qu’ils ne puissent s’exercer qu’à certaines conditions » (A. Couret, et al.op. cit., n° 489).

 

Com. 13 mars 2024, F-B, n° 22-12.205

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