Compétence du juge répressif et responsabilité civile de l’État
Saisi de l’action civile, le juge pénal peut statuer sur la responsabilité de l’État au titre de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judicaire lorsque le fait susceptible de caractériser un dysfonctionnement du service public de la justice est lui-même l’objet de la poursuite.
Peu connu des praticiens bien que vieux de plus de 230 ans, l’agent judiciaire de l’État (anciennement agent judiciaire du Trésor) jouit d’un monopole légal de représentation devant les tribunaux de l’ordre judiciaire pour toute créance ou dette de l’État (Loi n° 55-366 du 3 avr. 1955, art. 38) : il peut notamment agir en demande contre les auteurs d’infractions subies par des fonctionnaires, et en défense en représentation de l’État dans le domaine des libertés publiques, par exemple pour des dommages causés par le fonctionnement défectueux du service public de la justice.
C’est de cette dernière situation que la chambre criminelle avait à connaître dans un arrêt rendu le 4 juin 2024.
En l’espèce, un homme en proie à un alcoolisme chronique, et fortement alcoolisé, était placé en garde à vue. Il décédait d’une hypoglycémie au cours de cette mesure. Un expert concluait que son état médical aurait dû justifier un examen lors de son placement en garde à vue et présumait que les conclusions de celui-ci auraient probablement penché vers l’incompatibilité de la mesure. De plus, il relevait l’absence de surveillance durant la nuit, laquelle aurait pu permettre une intervention précoce des secours.
L’officier de police judiciaire ayant placé l’homme en garde à vue a été renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef d’homicide involontaire. L’agent judiciaire de l’État était également cité en qualité de civilement responsable. Le prévenu a été déclaré coupable et, solidairement avec l’agent, condamné à payer aux parties civiles des dédommagements à titre de provision. Le représentant de l’État, estimant la juridiction pénale incompétente, a interjeté appel de la décision puis a formé un pourvoi en cassation au même motif.
L’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire et le juge judiciaire
Au titre du premier alinéa de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (anc. art. L. 781-1), l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Le législateur n’ayant pas « aiguillé » ce contentieux, c’est à la jurisprudence, et plus précisément au Tribunal des conflits, qu’il est revenu de répartir les litiges, tantôt vers le juge administratif, tantôt vers le juge judiciaire.
Le critère principal réside dans la source du dysfonctionnement du service public de la justice : lorsqu’il peut être rattaché à une faute commise dans l’exercice des fonctions de police administrative, la compétence échoit, assez naturellement, aux juridictions de l’ordre administratif (T. confl. 12 déc. 2005, Préfet de la région Champagne Ardenne c/ Reims, n° C3494, AJDA 2006. 60
; 19 oct. 1998, Mme Bolle Veuve Laroche c/ Etat, n° 03088 Lebon
; D. 1999. 3
) ; à l’inverse, lorsque le dommage est causé par des agents investis de pouvoirs de police judiciaire, il revient aux juridictions judiciaires de trancher les litiges (T. confl. 17 déc. 2012, Mérien (Mme) c/ Ministère du budget, n° 3877 Lebon
; AJ pénal 2013. 226, obs. G. Roussel
; RSC 2013. 587, obs. S. Detraz
; Civ. 1re, 9 mars 1999, n° 96-16.560 P, D. 2000. 398
, note H. Matsopoulou
). Le Tribunal des conflits a, ce faisant, eu l’occasion d’évoquer à plusieurs reprises la question de la garde à vue, qui « a le caractère d’une opération de police judiciaire [si bien] qu’il n’appartient qu’aux tribunaux judiciaires de connaître des litiges survenus à l’occasion d’un tel placement » (T. confl. 22 mars 2004, n° 04-03.390 ; v. égal., T. confl. 9 mars 2015, n° C3990 ; 11 avr. 2022, n° 4243, Lebon
).
Si la présente affaire revient logiquement à l’ordre judiciaire, ni le législateur, ni le Tribunal des conflits n’orientent plus spécifiquement ce contentieux au sein de cet ordre. Il faudra, dès lors, relever la compétence de principe de la juridiction civile pour trancher les litiges en matière de responsabilité (Rép. pr. civ., v° Responsabilités encourues pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, par S. Guinchard, n° 58).
Pour autant, lorsque les faits en cause donnent lieu à un procès pénal, l’action civile tendant à la mise en jeu de la responsabilité de l’État peut-elle être exercée concomitamment devant ce même juge ?
L’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire et le juge répressif
L’agent judiciaire de l’État, cité en qualité de civilement responsable et condamné à verser une provision, se prévalait, en l’espèce, d’une exception d’incompétence du juge correctionnel pour se prononcer sur l’action en réparation du dommage causé par le dysfonctionnement du service public de la justice.
Néanmoins, à plusieurs reprises, pareille situation a pu se présenter devant la Cour de cassation, sans jamais que l’agent ne conteste la compétence de la juridiction répressive, semblant, dès lors, admettre tacitement la légitimité du juge pénal à connaître de cette action en réparation.
Et pour cause, le juge répressif tient de l’article 3 du code de procédure pénale la faculté de connaître de l’action civile lorsqu’elle est exercée en même temps que l’action publique. Plus encore, l’action est recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite.
Aussi, dans une affaire de 2017, la chambre criminelle était saisie d’un pourvoi formé par l’agent judiciaire de l’État, qui avait été cité en qualité de civilement responsable à la suite de violences subies lors d’une interpellation. Deux moyens de cassation étaient alors invoqués, mais en aucun cas n’était arguée l’incompétence de la juridiction pénale pour connaître de la responsabilité de l’État (Crim. 19 avr. 2017, n° 15-86.679). L’arrêt fut in fine cassé en raison de la mise en cause tardive de l’agent, qui n’avait pas été cité au procès lors du jugement en première instance.
Cette décision s’inscrivait dans la continuité de la position de la Cour de cassation, laquelle semble n’avoir jamais été saisie de moyens soulevant la question de la compétence du juge répressif dans ce cadre, eu égard à l’office que lui confère l’article 3 du code de procédure pénale (v. en ce sens, Crim. 19 mai 2015, n° 14-81.592).
L’agent ne semble pas davantage s’inquiéter de la compétence de la juridiction pénale dans des cas analogues, comme en témoignent les moyens de cassation généralement développés sur cette question (Crim. 14 juin 2005, n° 04-82.208, D. 2005. 2040
; ibid. 2006. 617, obs. J. Pradel
; 22 mai 2007, n° 06-81.259, AJ pénal 2007. 380, obs. G. Royer
).
Pourtant, la formulation usitée par la Cour de cassation dans un arrêt de 2018 paraît semer le trouble. En effet, dans une décision du 7 novembre 2018, la chambre criminelle examinait un pourvoi qui avait été formé par l’agent judiciaire de l’État contre un arrêt d’appel ayant fait droit à une demande de réparation fondée sur l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. Dans sa réponse, la Cour énonçait, au visa de celui-ci et de l’article 381 du code de procédure pénale, « que le juge correctionnel n’est pas compétent pour se prononcer sur l’action en réparation du dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice » (Crim. 7 nov. 2018, n° 18-80.176).
Toutefois, le dysfonctionnement allégué résultait ici de la seule durée de la procédure. Les prévenus, poursuivis du chef d’infractions à la législation sur les jeux, avaient fait citer, devant la juridiction correctionnelle, l’agent judiciaire de l’État aux fins de le faire condamner à réparer le préjudice dont ils faisaient état, consécutif à une procédure longue de treize années. Partant, le dommage résultant du dysfonctionnement du service public de la justice se trouvait distinct de l’objet de la poursuite. En conséquence, l’action civile ne pouvait, au vu de son caractère accessoire, être exercée concomitamment à l’action publique (et donc devant les mêmes juridictions).
Dans l’arrêt du 4 juin dernier, la chambre criminelle rappelle qu’aucune disposition légale n’interdit au juge pénal de statuer sur la responsabilité de l’État, pourvu que le fait susceptible de caractériser un dysfonctionnement du service public de la justice soit lui-même objet de la poursuite – ce qui était le cas en l’espèce.
Le raisonnement de la Cour de cassation, en plus d’être logique, répond pleinement à l’objectif à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice : qu’en serait-il si le justiciable se voyait privé de son droit procédural à faire connaître, par la juridiction pénale saisie de l’action publique, de ses demandes fondées sur l’action civile, eût-elle pour objet la mise en jeu de la responsabilité de l’État ?
Crim. 4 juin 2024, F-B, n° 23-83.506
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