Compte-rendu de l’énième audience devant la Cour de cassation sur le dossier « Bismuth »

La chambre criminelle examinait mercredi 6 novembre les pourvois des trois condamnés dans l’affaire dite également « des écoutes » : Nicolas Sarkozy, son avocat et ami Thierry Herzog, et l’ancien magistrat Gilbert Azibert. Délibéré le 18 décembre 2024.

Visiblement porté sur les euphémismes, le conseiller-rapporteur évoque dans les premières minutes d’audience « un contexte procédural un peu complexe ». On se trouve effectivement à l’intersection de plusieurs (retentissants) dossiers, tels que celui du « financement libyen » de la campagne présidentielle de 2007 (audiencé en janvier prochain à Paris), ou l’affaire Bettencourt (définitivement jugée en 2019, après que l’ancien président a d’ailleus bénéficié d’un non-lieu). Sans compter la désormais célèbre enquête préliminaire « 306 », ouverte par le Parquet national financier (PNF) à propos de fuites au sein du Barreau parisien, puis classée sans suite, mais qui a occasionné des remous jusque devant le conseil supérieur de la magistrature (CSM), et même la Cour de justice de la République (CJR).

Plusieurs de ces volets sont d’ailleurs déjà « montés » jusqu’en cassation : la dernière fois en date, c’était au début de l’année 2024, avec une série de trois QPC, que la chambre criminelle n’a finalement pas transmises au Conseil constitutionnel, pour défaut de caractère sérieux (F. Charlent, Exploitation des fadettes des avocats et respect des droits de la défense, Dalloz actualité, 14 mars 2024). C’est d’ailleurs le même pourvoi suspensif (n° 23-83.178), visant l’arrêt de condamnation (Paris, 17 mai 2023), qui a occasionné cette nouvelle audience du Quai de l’Horloge. Pour rappel, tous trois étaient poursuivis pour corruption et trafic d’influence, auxquels s’ajoutaient, pour l’avocat, la violation du secret professionnel, et pour l’ancien magistrat, son recel. Et tous trois avaient (notamment) écopé en première instance (Paris, 1er mars 2021) de trois ans d’emprisonnement dont un ferme, confirmés en appel.

« Une décision que le magistrat ne pouvait pas ne pas avoir »

« Voilà une affaire singulière », entame l’avocat de Thierry Herzog (condamné en outre à 3 ans d’interdiction professionnelle) : « Singulière, parce qu’elle se fonde exclusivement sur des conversations tenues entre un avocat et son client, […] parce qu’on reproche à un avocat de parler à un magistrat […] à propos d’un dossier, [et] parce qu’on pense qu’un magistrat du parquet pourrait avoir une influence sur [ceux] du siège ». Selon lui, « il est temps aujourd’hui de mettre un terme à cette procédure qui n’aurait jamais dû voir le jour ». Son premier argument concerne l’impossibilité d’invoquer à proprement parler la nullité de l’enquête « 306 », laquelle n’a « pas été versée aux débats [devant la chambre de l’instruction] ni jointe [à l’information judiciaire] ».

« Cette enquête était connue depuis 2016, [et] elle a été demandée par moins de treize fois », ajoute-t-il. Elle avait finalement été versée, mais postérieurement à l’ordonnance de renvoi : il plaide donc que cette nullité n’a pu être purgée par l’ordonnance, suivant le raisonnement qui avait conduit, dans le cadre du dossier dit du « Pénélopegate », à la déclaration d’inconstitutionnalité (Cons. const. 28 sept. 2023, n° 2023-1062 QPC) de ce mécanisme (C. pr. pén., art. 385, al. 1er). « Si une pièce est nulle, les parties doivent pouvoir faire valoir cette nullité », considère-t-il : « Le fait que la défense n’ait pas été en mesure de faire valoir correctement la nullité de la procédure ne [peut] certainement pas être pallié par le fait que cette procédure a [ensuite] été communiquée ».

Sur les qualifications elles-mêmes, il conteste toute violation du secret professionnel, dans la mesure où le magistrat Gilbert Azibert était en poste à la Cour de cassation (à la deuxième chambre civile, comme premier avocat général) au moment des faits. Or, il est reproché à Thierry Herzog de lui avoir transmis un arrêt de la chambre de l’instruction (CHINS) bordelaise frappé de pourvoi. « Lorsqu’un arrêt d’une CHINS est soumis à la Cour de cassation, il va de soi que l’ensemble des magistrats du siège et du parquet va avoir accès nécessairement à cette décision », estime-t-il : « On lui reproche [donc] d’avoir communiqué une décision que le magistrat ne pouvait pas ne pas avoir ».

« Les magistrats se parlent, encore heureux »

Après un passage obligé par le principe ne bis in idem, sur lequel on ne s’étendra pas, il estime que la cour d’appel de Paris « a commis au moins une erreur de droit », en retenant le trafic d’influence actif « de droit commun », ou plus exactement d’agent public (C. pén., art. 432-11), et non celui qui concerne plus spécifiquement les magistrats (C. pén., art. 434-9-1), alors d’ailleurs que cette qualité de magistrat a été retenue s’agissant de la corruption (C. pén., art. 434-9). Il ajoute que l’infraction n’est pas constituée, puisqu’il « faut que l’agent public, ou ici le magistrat, réalise un acte de sa fonction. [Or], le fait qu’il puisse parler à l’un de ses collègues ne peut constituer un acte de sa fonction. […] Les magistrats se parlent, encore heureux ».

L’avocate de Gilbert Azibert enchaîne : « On a beau avoir donné […] de ces deux délits [la corruption et le trafic d’influence] une acception assez extensive, il y a quand même la notion de ce que les prestations réciproques sont des contreparties, […] voulues comme telles […] dans l’esprit des personnes mises en cause ». Selon elle, la motivation de l’arrêt de 2023 repose sur ce point (au chapitre du pacte de corruption) sur seulement « quatre mots » des interceptions : lorsque Thierry Herzog lui a indiqué que « la démarche à Monaco [pour appuyer sa nomination dans la principauté] a[vait] été faite » (ce qui n’a d’ailleurs semble-t-il pas été le cas), le magistrat a répondu « Oui, bah c’est sympa ». « Pour caractériser [ces infractions] à l’encontre d’un magistrat », estime-t-elle, « c’est peut-être un peu faible ».

La même poursuit sur le recel de violation du secret professionnel, en contestant qu’un arrêt de CHINS soit véritablement couvert par le secret de l’instruction, dans la mesure où il s’agit d’une « décision juridictionnelle », « communiquée aux parties », et qui aurait donc « un statut à part » : « Je pense très sincèrement qu’elle ne fait pas partie de la procédure à proprement parler ». Elle ajoute que « tout avocat général [près la Cour de cassation], qui n’est qu’un bras armé du procureur général, est parfaitement légitime à prendre connaissance de toutes les décisions frappées de pourvoi », et ce quelle que soit la chambre à laquelle il est affecté. Elle estime enfin que « l’informé, quand il reçoit une information qu’il n’aurait pas dû recevoir, eh bien il n’y peut rien ».

L’avocat de Nicolas Sarkozy se concentre pour sa part sur la discordance (relevée « par l’ensemble de la doctrine », précise-t-il) entre les jurisprudences nationale et européenne s’agissant des interceptions de conversations entre un avocat et son client : « Pour la Cour européenne des droits de l’homme, les écoutes incidentes ne sont pas contraires à la Convention […] à la condition que la transcription ne soit pas utilisée contre le client », paraphrase-t-il (CEDH 16 juin 2016, Versini-Campinchi et Crasnianski c/ France, n° 49176/11, § 79). Il souligne que « vous avez statué sur la régularité de ces écoutes incidentes et jugé qu’elles n’étaient pas nulles » (S. Fucini, Affaire Paul Bismuth : régularité des écoutes téléphoniques, Dalloz actualité, 24 mars 2016), mais que cette décision « est par nature antérieure de quelques mois » à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Il ajoute qu’il n’y a « aucune incompatibilité de principe entre le rejet de la nullité des écoutes et l’interdiction de leur utilisation », et qu’elles auraient donc dû être « écartées des débats ».

« Ne lui imposez pas un recours devant la CEDH »

Dans la mesure où l’arrêt de la Cour européenne précise que « ce qui importe [est] que les propos ainsi transcrits ne soient pas utilisés contre lui dans la procédure dont il est l’objet », l’avocat aux conseils prend soin d’indiquer que son client « est connu et reconnu comme avocat habituel de Nicolas Sarkozy et constitué dans tous les dossiers le concernant », et qu’il était en particulier son conseil dans l’affaire Bettencourt. Or, c’est dans ce cadre que s’inscrivaient ces échanges, « qui ont tous trait à l’exercice de sa défense », puisqu’il était question du « suivi du pourvoi » (portant sur la saisie des agendas de l’ancien président) formé en marge de ce dossier (dans lequel, rappelons-le, Sarkozy avait préalablement bénéficié d’un non-lieu). « Vous ne pouvez pas mettre votre jurisprudence en porte-à-faux avec celle de la [CEDH] », conclut l’avocat : « Ne lui imposez pas l’exercice d’un recours devant les juges de Strasbourg ».

L’avocate générale commence par répondre sur un autre grief : celui invoquant une forme de partialité de la présidente de la chambre des appels correctionnels parisienne, Sophie Clément. Dans le cadre d’un article du Monde de janvier 2009, soit quatorze ans avant de rendre sa décision dans ce dossier, celle qui était alors à l’instruction au pôle financier avait pris position contre la suppression du juge d’instruction voulue par le « PR ». Selon elle, il revient aux justiciables de combattre une forme de « présomption d’impartialité » des juridictions, ce qui implique davantage qu’un « simple soupçon ». Elle ajoute que, « sauf à interdire aux magistrats de prendre la parole publiquement sur telle réforme de la justice, il paraît évident que l’énoncé de son point de vue [par l’un d’eux] n’est pas de nature en lui-même à faire naître un doute raisonnable sur son impartialité ».

Sur la question de la régularité de l’enquête « 306 », elle souligne que « cet argument a été mobilisé dans les mêmes termes depuis 2016 devant la CHINS », et donc que « l’ignorance [du contenu] de l’enquête préliminaire classée sans suite est sans conséquence sur la régularité de l’information [judiciaire] ». Elle soutient sans surprise qu’un arrêt de CHINS est bien couvert par le secret professionnel et le secret de l’instruction. Mais aussi que la requalification opérée en trafic d’influence par agent public (et non par magistrat) « ne viole aucun texte ». Enfin, sur l’influence des parquetiers, elle rétorque à l’avocat de Thierry Herzog que « j’ai la prétention de penser que l’intervention de l’avocat général est bien de nature à influencer les décisions » des magistrats du siège.

L’arrêt sera rendu le mercredi 18 décembre 2024.

 

© Lefebvre Dalloz