Concurrence déloyale et activité de démarchage : deux concurrents, une même clientèle et aucune faute

L’activité de démarchage met à rude épreuve les concurrents ; a fortiori lorsque le nouveau concurrent est un ancien collaborateur du concurrent initial.

Si aucune clause de non-démarchage de clientèle n’a été prévue, tous les coups sont permis dès lors que ces coups ne sont pas déloyaux. Cela étant, même si un concurrent s’estime victime d’un acte déloyal, encore faut-il le prouver. En l’espèce, une société d’assurance, s’estimant victime du vol de son fichier clients par une société concurrente nouvellement créée, intente une action en concurrence déloyale à son encontre. La Cour d’appel de Toulouse, considérant que la faute invoquée n’a pas été prouvée, la déboute de sa demande dans un arrêt du 21 janvier 2025. Tout en ne s’écartant aucunement des sentiers battus en matière de concurrence déloyale, l’arrêt en présence fournit une nouvelle illustration des difficultés qu’occasionne la preuve de la faute pour la partie qui l’invoque, à savoir un acte déloyal.

La preuve de la faute, consistant dans les faits constitutifs de manœuvres déloyales, constitue « le cœur du contentieux de la concurrence déloyale » (M.-A. Frison-Roche et J.-C. Roda, Droit de la concurrence, 2e éd., Dalloz, 2022, n° 913). L’arrêt du 21 janvier 2025, rendu par la Cour d’appel de Toulouse, fournit une nouvelle illustration de la difficulté tenant à sa démonstration pour assurer le succès de l’action en concurrence déloyale.

En l’espèce, une société d’assurance est titulaire d’un portefeuille de courtage qui a pu être développé grâce à un service de démarchage téléphonique. Les contrats conclus grâce à ce démarchage ont été placés auprès d’une société tierce par l’entremise d’un interlocuteur travaillant en son sein. Ce dernier a constitué sa propre société de courtage en assurance et a, par la suite, mis fin à son contrat de travail avec la société tierce. Seulement, la société d’assurance initiale a perdu plusieurs clients. Estimant que cette perte était liée à l’activité de démarchage de la société nouvellement créée, elle a intenté une action en concurrence déloyale aux fins de réparation devant le Tribunal de commerce de Toulouse.

Dans un jugement du 25 mars 2024, le tribunal de commerce a fait droit aux prétentions de la société requérante, conduisant la société défenderesse à interjeter appel. Pour fonder son action, la société requérante affirme que la société défenderesse s’est rendue coupable d’actes de concurrence déloyale sanctionnés au titre de l’article 1240 du code civil. Elle estime, d’une part, que la société défenderesse a volé son fichier clients et s’est trouvée en possession d’informations qu’elle n’aurait pu obtenir autrement et, d’autre part, qu’elle a cherché à convaincre ses clients de résilier leurs contrats par le biais de manœuvres mensongères. De son côté, la société défenderesse oppose que, dans le cadre du démarchage de nouveaux clients, elle a eu recours à un prestataire extérieur disposant de ses propres fichiers clients, sans qu’il n’y ait eu vol ou captation de ces fichiers auprès de la société demanderesse.

Le problème soulevé par l’affaire en présence est de savoir si le fait, pour une société nouvellement créée, de détenir un fichier clients semblable à celui de sa concurrente pour se livrer à une activité de démarchage est constitutif d’un vol de fichier susceptible de caractériser un acte de concurrence déloyale.

La Cour d’appel de Toulouse, dans un arrêt du 21 janvier 2025, répond par la négative et infirme le jugement rendu en première instance. Tout en rappelant que la concurrence déloyale implique la démonstration d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité en vertu de l’article 1240 du code civil, elle estime, en l’espèce, qu’une telle faute n’est pas rapportée. En effet, le vol de fichier argué par la partie demanderesse ne peut être rapporté à partir des éléments de preuves qu’elle a fournis.

Tout en rappelant le principe selon lequel le démarchage de la clientèle d’autrui est libre en l’absence d’actes déloyaux, elle préserve, en l’espèce, cette liberté, faute de preuve de la faute alléguée.

Le principe : la liberté de démarchage de la clientèle d’autrui limitée par l’accomplissement d’actes déloyaux

Toute activité mettant en situation de concurrence plusieurs acteurs est soumise à la libre concurrence. Tel est le cas de l’activité de démarchage. Cette liberté ne connaît pas de nuance, y compris lorsque la personne qui s’y adonne a, auparavant, travaillé pour une société tierce avec qui elle est, désormais, dans une situation de concurrence. La seule limite serait l’existence d’une clause de non-démarchage de la clientèle – dont le régime est calqué sur la clause de non-concurrence depuis un arrêt de 2009 (Soc. 27 oct. 2009, n° 08-41.501, Dalloz actualité, 13 nov. 2009, obs. L. Perrin ; Foncia République (Sté) c/ Barrou, AJDI 2010. 655 , obs. D. Tomasin ; Dr. soc. 2010. 120, obs. J. Mouly ) – à laquelle serait soumis un ancien salarié. En l’espèce, l’ancien interlocuteur de la société requérante n’étant pas soumis à une telle clause, il était alors libre de démarcher sa clientèle.

Là où le bât blesse, c’est si ce démarchage a eu lieu par l’accomplissement d’actes déloyaux. C’est ce que soulève, en l’espèce, la société requérante, considérant que le démarchage fait par la société nouvellement créée a été rendu possible par le vol de son fichier clients.

Afin de répondre à cette question, la Cour d’appel de Toulouse adopte une approche pédagogique, voire didactique, en ce qu’elle formule certains rappels propres au droit de la concurrence déloyale. Au visa des articles 1240 et 1241 du code civil, elle rappelle qu’un concurrent peut engager sa responsabilité civile pour concurrence déloyale si une faute, un préjudice et un lien de causalité peuvent être rapportés par la partie qui s’estime en être la victime. Il s’agit donc d’une responsabilité pour faute en ce qu’elle réside dans l’accomplissement d’un acte déloyal, ce qui signifie que la faute ne peut être présumée (Y. Picod, Concurrence déloyale et responsabilité civile, in Mélanges Louis Vogel, LGDJ, 2024, p. 613). La jurisprudence a eu l’occasion de préciser que l’appropriation d’informations confidentielles relatives à l’activité d’un concurrent et de sa clientèle constitue une manœuvre déloyale et est, en ce sens, punissable au titre de la concurrence déloyale (Com. 1er juin. 2022, n° 21-11.921). Un vol de fichier clients tel que celui invoqué en l’espèce pourrait donc parfaitement constituer un acte de concurrence déloyale. Or, la partie demanderesse échoue à prouver la faute de son concurrent ; attestant, par là même, que la démonstration de la faute occasionne des difficultés récurrentes dans le contentieux de la concurrence déloyale.

L’application : la liberté de démarchage de la clientèle d’autrui préservée face à l’absence de preuve d’actes déloyaux

Avant de livrer sa réponse sur le fond, la Cour d’appel de Toulouse a jugé de la recevabilité des attestations qui ont été fournies par la partie intimée, l’autre partie ayant demandé que celles-ci soient écartées des débats en ce qu’elles ne remplissaient pas les conditions prévues par l’article 202 du code de procédure civile. Il s’avère que, en l’espèce, ces attestations ne pouvaient pas être qualifiées comme telles au sens de la disposition précitée. Cela étant, la matière commerciale étant régie par la liberté de la preuve (C. com., art. L. 110-3), la cour d’appel considère que ces éléments de preuve n’ont pas à être rejetés dans la mesure où les modes de preuve en matière commerciale ne se limitent pas aux seules attestations.

Sur le fond, elle considère que la société défenderesse ne s’est pas rendue coupable d’actes de concurrence déloyale, le fait d’avoir fait appel à un prestataire extérieur n’ayant aucune incidence sur l’issue du litige. C’est donc fort logiquement qu’elle déboute la société requérante de sa demande en garantie formulée en sus de la demande d’indemnisation au titre de la concurrence déloyale.

S’agissant, d’abord, de la preuve de la faute alléguée, les juges du fond estiment que les preuves rapportées par la partie requérante sont insuffisantes pour démontrer le vol de fichier invoqué. En l’espèce, cette dernière fourni un constat d’huissier démontrant la concordance pour 459 clients entre son listing de clients perdus et le listing de clients de la société défenderesse, ainsi que des attestations relatant les actes de démarchage concernés. D’après la requérante, cette concordance suffit à établir le vol de fichier, le démarchage de ses clients n’ayant pu avoir lieu que par le vol de son fichier. La cour d’appel ne l’entend pas ainsi et estime que « la seule concordance entre les fichiers clients des deux sociétés ne suffit pas à rapporter la preuve d’un vol ». Au demeurant, l’ancien interlocuteur de la société requérante, fondateur de la société défenderesse, n’était pas son salarié de sorte que rien ne permet d’établir qu’il a pu avoir accès à ce fichier clients.

S’agissant, ensuite, du fait, pour la société défenderesse, d’avoir eu recours à un prestataire extérieur, cette circonstance ne permet pas d’établir que celui-ci ait été en possession de ce fichier. En effet, ce prestataire est tout à fait en mesure d’utiliser les mêmes contacts clients au bénéfice de plusieurs sociétés différentes s’il n’est lié par aucune exclusivité. Sur ce point, la société requérante avait également tenté d’arguer que la société défenderesse avait fourni à son prestataire extérieur ledit fichier clients. Seulement, le vol de fichier allégué n’étant pas prouvé, les juges du fond ne peuvent pas davantage accueillir les prétentions de la société requérante, tant sur la concurrence déloyale que sur la demande en garantie.

Ainsi, à défaut de preuve d’actes de concurrence déloyale, la cour d’appel en a déduit que le démarchage réalisé par la société défenderesse relevait de la libre concurrence et a infirmé le jugement rendu en première instance.

En conclusion, l’arrêt en présence n’est rien d’autre qu’un arrêt d’espèce qui reprend une solution bien établie en matière de démarchage (Com. 29 janv. 2013, n° 11-21.011 et n° 11-24.713, D. 2013. 2487, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; Légipresse 2013. 135 et les obs. ; ibid. 142 et les obs. ; 10 sept. 2013, n° 12-19.356, Dalloz actualité, 18 sept. 2013, obs. E. Chevrier ; Gescore (Sté) c/ Odin, D. 2013. 2165, obs. E. Chevrier ; ibid. 2812, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; D. avocats 2013. 359, obs. L. Dargent ; ibid. 417, obs. D. Piau ; 14 févr. 2018, n° 15-25.346, D. 2018. 2326, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ). Cela étant, c’est aussi grâce à la casuistique propre à ce type d’arrêts que l’on se rend compte que « [l]e cercle vertueux de la liberté de la concurrence s’esquisse à l’aune de la loyauté » (Y. Picod, Concurrence déloyale et responsabilité civile, in Mélanges Louis Vogel, op. cit., p. 612). Une formule à laquelle nous serions tentée d’ajouter que la loyauté se dessine en creux, tant qu’aucun acte de déloyauté ne vient en troubler les contours.

 

par Rebecca Armand-Toureuh, Docteure en droit privé et sciences criminelles, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Toulouse, 21 janv. 2025, n° 24/01062

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