Condamnation par la CEDH du refus de régularisation d’un dépôt de pièce par la Cour de cassation : où commence le formalisme excessif ?
La Cour de cassation a commis un excès de formalisme en déclarant irrecevable le pourvoi du requérant qui avait annexé un mauvais jugement de première instance et n’avait corrigé son erreur que postérieurement au délai de dépôt du mémoire ampliatif. Par cette extension de sa jurisprudence sur le formalisme excessif, initialement bien reçue par la Cour de cassation, la Cour européenne des droits de l’homme illustre toute la difficulté de l’appréciation de ces notions indéterminées par ailleurs si séduisantes.
Il n’y a que pour ceux qui ont reçu au moins une initiation au droit que le formalisme n’est pas teinté d’une coloration péjorative. Là où le juriste sait que le formalisme subordonne la validité d’un acte au respect de formes prescrites, garantissant aux acteurs prévisibilité et égalité, le profane y voit un attachement aux apparences superficiel. Tout le monde tombera cependant d’accord pour condamner le formalisme excessif. Qui, après tout, pourrait défendre l’excès, sinon par goût de la provocation ? Toute la difficulté commence lorsqu’il faut, face à un cas concret, établir si le formalisme est ou non excessif. Le présent arrêt illustre cela, rappelant que, face à une telle notion indéterminée, le raisonnement juridique atteint bien vite ses limites.
En l’an 2000, dans le cadre d’un partage successoral, la requérante obtient la pleine propriété d’une villa occupée par son frère. Le 13 juin 2006 (les dates sont importantes pour la suite), un tribunal de grande instance condamne le frère à payer des arriérés de loyer et fixe le montant des loyers postérieurs. L’occupant succombe en appel. Le 29 avril 2013, un tribunal d’instance déboute la propriétaire d’une nouvelle demande visant à obtenir le paiement d’une partie des indemnités d’occupation, décision confirmée en appel le 19 mai 2015.
La propriétaire de la maison forme un pourvoi en cassation le 8 avril 2016. Le 2 mai, son avocat dépose un mémoire ampliatif accompagné de l’arrêt de la cour d’appel du 19 mai 2015, qui lui fait grief, ainsi que d’une copie du jugement du tribunal de grande instance du 13 juin 2006. Le 17 novembre, après l’écoulement du délai de dépôt des pièces, le greffe de la Cour de cassation signale à l’avocat de la propriétaire son erreur et demande copie du jugement du tribunal d’instance du 29 avril 2013. L’avocat s’exécute le jour même, permettant la désignation d’un rapporteur le 1er décembre. Il mentionnera le 12 janvier 2017 que la procédure lui paraît régulière et l’affaire en l’état d’être jugée, avant d’être remplacé par un collègue, qui, le 1er mars 2017, informe la demanderesse que la Cour de cassation entend relever d’office le moyen tiré du défaut de production du jugement de première instance dans le délai imparti. Une décision d’irrecevabilité du pourvoi est donc rendue (Civ 3e, 11 mai 2017, n° 16-15.119).
La requérante saisit la Cour européenne des droits de l’homme : en se voyant appliquer le délai et la sanction y afférant, tous deux prévus par le code de procédure civile, aurait-elle subi une atteinte à la substance de son droit au procès équitable (Conv. EDH, art. 6, § 1), ou à son espérance légitime d’obtenir le règlement de ses créances (art. 1 du 1er Protocole) ?
La Cour européenne donne satisfaction à la requérante sur son premier argument, voyant dans la sanction appliquée un excès de formalisme, et reste muette sur le second. Sur le plan de la réparation, la Cour refuse d’indemniser la perte de chance d’obtenir gain de cause si l’instance en cassation avait pu se tenir, et condamne seulement la France à réparer le dommage moral subi par la requérante ainsi qu’à la prise en charge des frais de procédure par le biais de la satisfaction équitable. Il faut signaler, soit dit en passant, que la Cour est consciente du caractère faiblement satisfactoire d’une telle sanction, soulignant très récemment que « dans le cas d’une violation de l’article 6 de la Convention, le requérant devrait autant que faire se peut être placé dans la position où il aurait été si l’exigence du droit au procès équitable n’avait pas été négligée » (CEDH 26 nov. 2024, n° 6035/17, § 138, nous traduisons).
L’étude de la motivation de notre affaire suscite à première lecture l’approbation, mais plonge dans les affres du doute lorsque l’on s’interroge plus globalement sur la caractérisation de l’excès dans le formalisme.
L’approbation de la neutralisation de la formalité excessive
« La règle procédurale a donc été appliquée comme une barrière empêchant de trancher une affaire pourtant prête à être jugée (…), une application particulièrement rigoureuse de la règle » (§§ 48 et 49). Porterait donc atteinte au droit d’accès au juge, premier panneau du triptyque du droit au procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention et dégagé par la Cour de Strasbourg, l’application d’une règle de procédure clairement énoncée.
Cette application de la jurisprudence de la Cour sur l’excès de formalisme se place dans un contexte de développement rapide de cet outil de contrôle, et de bonne réception de celui-ci dans l’ordre interne. Sa première application à la France remonte à l’arrêt dit « Henrioud », déjà une condamnation pour excès de formalisme de la Cour de cassation dans son exigence en matière de transmission des pièces (CEDH 5 nov. 2015, n° 21444/11, Dalloz actualité, 18 nov. 2015, obs. F. Mélin ; D. 2016. 1245
, note G. Bolard
). Plus récemment, l’arrêt Xavier Lucas (CEDH 9 juin 2022, n° 15567/20, Dalloz actualité, 16 juin 2022, obs. C. Bléry ; Lucas c/ France, AJDA 2022. 1190
; D. 2022. 2330, obs. T. Clay
; ibid. 2023. 571, obs. N. Fricero
; AJ fam. 2022. 353, obs. F. Eudier
; Dalloz IP/IT 2022. 352, obs. E. Nalbant
), qui sanctionnait le rejet d’un recours en annulation d’une sentence arbitrale transmis sur papier tandis que le texte exigeait une transmission électronique, alors que l’interface ne prévoyait pas d’onglet idoine, a fait grand bruit. Sa réception par la Cour de cassation, tout particulièrement par la deuxième chambre civile, ne s’est pas fait attendre, celle-ci revirant sa jurisprudence établie qui sanctionnait l’emploi des mots « dire et juger » dans les conclusions (Civ. 2e, 13 avr. 2023, n° 21-21.463), ou, plus récemment, pour sanctionner une cour d’appel ayant rejeté des conclusions dont l’en-tête mentionnait le tribunal judiciaire alors qu’il était manifeste que leur contenu était adressé aux juges du second degré (Civ. 2e, 3 oct. 2024, n° 22-16.223, Dalloz actualité, 23 oct. 2024, obs. R. Laffly ; AJ fam. 2024. 539, obs. F. Eudier
). Le même jour, l’accueil de cette lutte contre le formalisme excessif par le gouvernement était manifesté par une décision de la Cour européenne rayant du rôle la requête d’une société dont l’appel avait été privé d’effet dévolutif en raison du fait que les chefs du jugement critiqués étaient visés dans une annexe et non dans la déclaration elle-même. En effet, le gouvernement avait ici reconnu l’excès de formalisme et proposé une indemnisation à la victime, son refus n’empêchant pas la Cour européenne de renoncer à se prononcer sur la question (CEDH 3 oct. 2024, n° 33851/23, Dalloz actualité, 20 nov. 2024, obs. R. Laffly).
Se dégage de cet ensemble que la règle de forme doit poursuivre un objectif, et que, dès lors qu’elle est appliquée stérilement, elle bascule dans l’excès. La conséquence de cet excès est que la règle doit être écartée en l’espèce. C’est donc un standard qui est mis en place par la Cour européenne et accueilli dans l’ordre interne, celui de l’excès dans le formalisme, dans le but de faire application de la sagesse populaire professant que tout ce qui est excessif est insignifiant. Par cette notion molle ou indéterminée, est confiée au juge la charge de veiller non seulement à l’application de la règle de procédure, mais aussi de vérifier que celle-ci ne soit pas détournée de son but. On est tenté de voir dans cette création du juge strasbourgeois un exemple de plus de sa défense de droits « non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs » (CEDH 9 oct. 1979, n° 6289/73), manifestation de ce pragmatisme soucieux des droits des individus qui a permis, au fil des décennies, la correction de tant de branches des droits nationaux, et a conduit récemment la Cour à ériger l’effectivité en « principe général d’interprétation » de la Convention (CEDH 9 juill. 2021, n° 6697/18, AJDA 2021. 1907, chron. L. Burgorgue-Larsen
; RTD civ. 2021. 848, obs. J.-P. Marguénaud
).
Lue dans ce contexte, la présente décision peut convaincre. La Cour y soumet l’application de la règle à un classique test de proportionnalité, établissant d’abord la prévisibilité de la restriction au droit garanti (évidente puisqu’un texte clair a été appliqué) et la légitimité du but poursuivi (acquise, s’agissant de la bonne administration de la justice), avant de passer à une analyse plus factuelle pour l’étape de la proportionnalité stricto sensu. Il y est notamment retenu que l’erreur, corrigée avant la désignation d’un rapporteur, n’a pas pu provoquer de retard dans l’examen du pourvoi ; qu’elle relève d’une simple confusion, et non d’une désinvolture ou d’une tentative de dissimulation condamnable. La Cour en conclut que la finalité de la règle de procédure a été atteinte (il faut plutôt comprendre que cette finalité aurait été atteinte quand bien même la règle n’aurait pas été respectée).
Tous ces arguments sont convaincants en l’espèce. La solution choque d’autant moins qu’il semble que la Cour de cassation aurait pu sans mal réaliser une application de l’article 979 du code de procédure civile conforme à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. En effet, celui-ci permet la correction de l’erreur « en cas de transmission incomplète ou entachée d’erreur matérielle de l’un [des] documents ». Si la Cour européenne discerne une pratique jurisprudentielle établie de la Cour de cassation de relever d’office l’irrecevabilité du pourvoi en raison de la production tardive des pièces, elle le fait en citant six décisions qui renvoient toutes à des situations où aucun document n’a été produit en temps utile. Or, en l’espèce, un document a été produit, il n’était simplement pas le bon document (il est facile d’imaginer l’erreur de copier-coller). Rien n’empêchait d’y voir une transmission « entachée d’erreur matérielle » au sens de l’article précité, et d’accepter en conséquence la régularisation. Il ne revenait certes pas à la Cour européenne de se prononcer sur cette autre interprétation possible du texte.
Cette digression était cependant nécessaire pour exposer que, si l’on retient au contraire, avec la Cour européenne, que la Cour de cassation a fait application d’un texte clair, cet arrêt se démarque alors des précédents évoqués. En effet, dans ces premiers cas de sanction d’un formalisme excessif, c’était plus l’interprétation excessivement sévère des textes que leur sévérité intrinsèque qui était condamnée. Cet arrêt serait alors le signe d’une plus grande exigence dans l’appréciation du formalisme excessif, qui ne viendrait plus seulement pousser le juge à la clémence et à la compréhension, mais aussi contrôler le législateur. Cela n’est pas critiquable en soi, les règles nationales étant soumises au respect de la Convention, mais cela ne manque pas d’interroger quant à la détection de l’excès dans le formalisme.
L’hésitation quant à la caractérisation de l’excès de formalisme
Si la lecture de la décision peut convaincre, il en est de même de l’opinion dissidente du juge Stéphane Pisani, qui représente un État au système proche du nôtre, le Luxembourg, et qui a été formé au droit en France. Pour lui, « il n’y a pas eu ici de formalisme excessif, mais l’application d’une règle de droit, qui aurait pu être différente [mais qui] (…) est ce qu’elle est, connue de tous, simple à mettre en œuvre » (§ 15). Il souligne tout le danger qu’il y a à faire céder le formalisme dès lors que le non-respect de la règle de droit peut être perçu comme n’étant pas important. Plus encore, en l’espèce, il relève que l’application de ce critère conduit à ce que la règle soit moins sanctionnée lorsque les juridictions sont surchargées, étant donné que le retard provient alors de la congestion de la juridiction et non de l’absence de réalisation de la formalité en temps utile, questionnant le respect de l’égalité entre les justiciables.
La lecture de cette opinion plonge dans le doute, un sentiment certes favorable à la démarche scientifique, mais beaucoup moins à celle de dire le droit. En condamnant l’excès dans le formalisme, en vient-on à condamner le formalisme ? Est-il évitable de glisser sur cette pente, en faisant une application toujours plus large et exigeante de la notion ? Derrière cette question, c’est en réalité la notion de procès équitable elle-même qui se trouve interrogée : l’équité réside-t-elle dans le traitement d’une partie par rapport à l’autre, ou, comme ce serait le cas ici, dans l’appréciation du traitement d’une partie prise isolément ? Mais l’équité peut-elle s’apprécier autrement que dans la relation et la comparaison ?
Toutes ces questions, auxquelles il est manifeste qu’il n’y a pas de réponse satisfaisante à apporter, ne peuvent manquer d’éclore dès lors que l’on recourt au standard ou à la notion à contenu indéterminé. Cela se manifeste ici pour le formalisme excessif, mais les mêmes questions se posaient il y a un siècle lorsque Pound a fait émerger la notion, ou que Al-Sanhoury l’a acclimatée à notre système. Le premier définissait le standard comme « ne requérant pas une connaissance de la règle juridique exactement appliquée » (R. Pound, An introduction to the philosophy of law, Yale University Press, 1922, p.118, nous traduisons), tandis que le second ajoutait que « c’est au juge qu’incombe la tâche délicate de déterminer dans telles circonstances quelle est la meilleure façon de se conduire », ou, dans notre affaire, où commence l’excès de formalisme (A. Al-Sanhoury, Le standard juridique, in Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de François Gény, t. II, Sirey, 1934, p. 145). Plus récemment, il a été dit que le standard fait « référence à une valeur, à ce qui devrait être » (M. Bodin, Les notions relatives en droit civil, thèse, Bordeaux IV, 2011, n° 34).
Dès lors, il découle de la notion même de standard que nul ne peut raisonnablement critiquer abstraitement un standard (sauf semble-t-il celui du bon père de famille), mais que, en dehors des cas extrêmes (tels que les premières applications du formalisme excessif), il est très difficile de faire consensus sur le contenu à lui donner. De plus, il est sans doute de la mécanique du standard que d’être toujours analysé avec une plus grande exigence, tout particulièrement dans le contexte d’un droit conventionnel « vivant et à interpréter (…) à la lumière des conditions de vie actuelles » (CEDH 25 avr. 1978, n° 5856/72), dans une démarche téléologique. In fine, l’appréciation faite in casu d’une notion à contenu variable ne relève pas du raisonnement juridique, et elle ne peut donc susciter que la satisfaction ou le malaise plutôt que l’approbation ou la désapprobation.
Cette condamnation de la France manifeste une extension du contrôle du formalisme excessif par la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci ne surprend guère, le recours à cette notion à contenu indéterminé portant naturellement, pour son application aux cas d’espèce, à une exigence croissante. On peut y voir, au choix ou en même temps, une invitation du juge strasbourgeois à celui du quai de l’Horloge à développer encore son « petit supplément d’âme » (S. Amrani-Mekki, Un peu de douceur dans ce monde procédural abrupt, Gaz. Pal. 2021, n° 27, p. 40) rendant la procédure plus humaine, ou une source inquiétante d’imprévisibilité mettant en péril l’égalité entre les justiciables.
CEDH 21 nov. 2024, n° 78664/17
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