Condamnation solidaire ou individuelle, chaque préjudice constaté doit être réparé

Le fait, pour une partie civile, de solliciter une condamnation solidaire des prévenus pour la réparation de ses préjudices ne dispense pas la cour d’appel, qui estime que les prévenus ne peuvent être condamnés solidairement, de rechercher les préjudices subis par ladite partie civile en raison des faits commis par chacun des intéressés afin de les condamner individuellement au paiement de cette somme.

Contexte de l’affaire

La caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) des Hauts-de-Seine  a déposé plainte à l’encontre de quatre infirmiers, leur reprochant d’avoir procédé à des cotations et facturations irrégulières d’actes et de déplacements.

Ces quatre individus ont été condamnés en première instance pour escroqueries au préjudice d’un organisme de protection sociale. Statuant sur l’action civile, le tribunal correctionnel a déclaré les prévenus solidairement responsables des conséquences de leur faute pénale et les a ainsi condamnés à réparer solidairement les préjudices financier et moral subis par la CPAM. Les prévenus ainsi que le ministère public ont alors relevé appel de cette décision.

En appel, les juges du fond ont infirmé le jugement de première instance et, par conséquent, rejeté les demandes de la CPAM, refusant ainsi de réparer les préjudices constatés, au motif que les prévenus ne pouvaient pas être déclarés solidairement responsables des conséquences de leur faute pénale.

La CPAM, partie civile, s’est pourvue en cassation contre l’arrêt en arguant, d’une part, qu’il appartenait à la cour d’appel d’ordonner la réparation de ses préjudices subis et, d’autre part, que la condamnation solidaire des prévenus pouvait être retenue en l’espèce.

Sur le préjudice subi

Il ressort des articles 2 et 3 du code de procédure pénale et 1240 du code civil que les juges du fond doivent, dans l’exercice de leur pouvoir souverain d’appréciation, rechercher l’étendue des préjudices découlant des infractions commises par les prévenus reconnus coupables afin d’ordonner la réparation sollicitée par les parties civiles, dans la limite des conclusions formulées par celles-ci, de manière intégrale, sans perte ni profit (conformément à la jurisprudence constante, v. Crim. 20 août 1996, n° 95-84.139 P ; 15 juin 1997, n° 96-82.264 P ; Civ. 2e, 23 janv. 2003, n° 01-00.200 P,GMF c/ Pezet, D. 2003. 605 ; 5 juill. 2001, n° 99-18.712 P ; v. pour plus d’ex., Rép. civ., Dommages et intérêts, spéc. nos 15 s., par P. Casson ; v. égal., développements analogues, Rép. pén., Violences volontaires, spéc. nos 803 s., sur la réparation des dommages, par Y. Mayaud).

En l’espèce, les juges du fond ont confirmé le jugement sur la culpabilité de chacun des prévenus pour les faits d’escroquerie par l’emploi de manœuvres frauduleuses et l’abus de qualité vraie d’infirmier libéral commis au préjudice de la CPAM. Pour autant, la cour d’appel a dans le même temps débouté la partie civile de ses demandes d’indemnisation, après avoir estimé que chacun des prévenus ne pouvait « être condamné à réparer solidairement et de manière indifférenciée la totalité du préjudice subi par la CPAM ».

Les propres constatations de la cour d’appel sur la culpabilité des prévenus auraient pourtant dû aboutir à la réparation de l’intégralité des préjudices subis par la partie civile. En effet, les juges du fond admettaient que la CPAM souffrait personnellement des dommages directement causés par les infractions, en ce qu’ils reconnaissaient que les préventions établissaient distinctement et précisément, pour chacun des prévenus, les préjudices de la CPAM issus des actes frauduleux commis par chacun d’eux.

Ainsi, la chambre criminelle a cassé la décision rendue au visa des articles 2 et 3 du code de procédure pénale et 1240 du code civil. La Cour de cassation a justifié sa décision au regard du constat de l’existence de préjudices subis par la CPAM effectué par les juges du fond. Cette reconnaissance obligeait les juges du fond, dans l’exercice de leur pouvoir souverain d’appréciation et dans la limite de la somme totale demandée, à rechercher le préjudice subi par la partie civile en raison des faits commis par les prévenus et de les condamner au paiement de cette somme.

Dès lors que les préjudices financier et moral étaient établis et que le lien direct entre ceux-ci et les infractions commises par les prévenus était reconnu, les juges du fond ne pouvaient débouter la partie civile de ses demandes d’indemnisation.

Certes, cette dernière avait uniquement sollicité une condamnation solidaire des individus alors que la cour d’appel soutenait que les prévenus ne remplissaient pas les conditions pour être déclarés solidairement responsables. Pour autant, ce refus d’indemnisation ne pouvait être valablement justifié puisque le constat des préjudices résultant de la commission des infractions suffisait pour ordonner leur réparation. En l’absence de condamnation solidaire, la cour d’appel devait donc rechercher le préjudice subi par la partie civile en raison des faits commis par chacun des prévenus afin de les condamner individuellement au paiement de cette somme.

Ainsi, la demande de réparation solidaire formulée par la partie civile n’empêche pas de condamner individuellement les prévenus au paiement des dommages-intérêts, dès lors que les préjudices personnellement subis sont reconnus par la juridiction et résultent directement de la déclaration de culpabilité des auteurs du dommage.

Sur la condamnation solidaire pour infractions connexes

La difficulté résultait essentiellement du refus, par la cour d’appel, de prononcer la condamnation solidaire des prévenus (v. sur ce point, Rép. pén.,Solidarité pénale, par M. Redon) alors que la partie civile avait uniquement sollicité une condamnation solidaire des quatre individus pour la totalité de ses préjudices. En effet, les juges du fond estimaient qu’il n’y avait aucune forme de coaction entre les prévenus, ni de circonstance de commission des faits en réunion ou en bande organisée, ni même de complicité des uns avec les autres. Ils en ont ainsi conclu que « chacun des prévenus ne peut être condamné à réparer solidairement et de manière indifférenciée la totalité du préjudice subi par la CPAM du fait de l’ensemble des actes frauduleux commis par l’ensemble des prévenus ».

Pour autant, l’article 480-1 du code de procédure pénale n’exige pas que l’infraction soit commise en réunion, en bande organisée, en coaction ou avec un complice. Il prévoit seulement que les personnes condamnées pour un même délit sont tenues solidairement des restitutions et des dommages-intérêts. À cela, la jurisprudence a ajouté que la solidarité édictée par cet article s’appliquait également aux individus déclarés coupables de différentes infractions rattachées entre elles par des liens d’indivisibilité ou de connexité (Crim. 22 oct. 1997, n° 96-85.970 P, D. 1997. 264 ; 31 mai 2000, n° 99-84.507 P, D. 2000. 219 ; 14 janv. 2003, n° 02-81.491 ; v. M. Gobert, La connexité dans la procédure pénale française, JCP 1961. I. 1607 ; v. égal., A. Vitu, Chroniques de droit pénal général, RSC 1987. 704 ; ibid. 1988. 535 ; ibid. 1989. 311, ibid. 723 ; ibid. 726 ; ibid. 1991. 69). Ainsi, la CPAM faisait valoir que les individus avaient commis des infractions indivisibles ou connexes puisqu’il s’agissait d’escroqueries commises par quatre infirmiers libéraux associés d’un même cabinet, intervenant sur la même patientèle, ayant participé à la même opération de fraude au préjudice de la CPAM, en procédant sciemment aux mêmes irrégularités de facturation. Ces agissements pouvaient alors être qualifiés de connexes et d’indivisibles puisqu’ils procédaient d’une même conception, étaient déterminés par la même cause et tendaient au même but (ce qui correspond effectivement à une situation de connexité d’après la jurisprudence, Crim. 16 avr. 1970, n° 69-90.865 P ; 13 janv. 1977, n° 75-92.409 P, D. 1977. IR 104 ; 20 févr. 1979 P, D. 1979. IR 487 ; 30 nov. 1987, n° 87-80.737 P ; 7 avr. 1992, n° 91-82.210 P, JCP 1992. IV. 2583 ; 28 nov. 1996, n° 95-80.168 P, RTD com. 1997. 520, obs. B. Bouloc ; 5 févr. 2002, n° 01-82.100). En ce sens, la Cour de cassation a déjà admis la condamnation solidaire des prévenus, dans le cadre d’une escroquerie consistant en des placements fictifs proposés à une clientèle recrutée par divers intermédiaires, à réparer les préjudices subis par toutes les victimes, y compris celles qu’ils n’ont pas personnellement démarchées (Crim. 28 nov. 1996, n° 95-80.168 P, préc.). Plus généralement, la jurisprudence retient que la connexité s’étend aux cas dans lesquels il existe entre les faits des rapports étroits, notamment lorsque les faits présentent une identité d’objet et une communauté de résultats (Crim. 30 nov. 1987, n° 87-80.737 P, préc. ; 28 nov. 1996, n° 95-80.168 P, préc. ; 18 févr. 1991, n° 90-80.025 P).

Aussi la chambre criminelle a-t-elle ici aussi prononcé la cassation de l’arrêt en retenant que les juges du fond ne pouvaient donc juger, sans se contredire, que les prévenus ne pouvaient être condamnés solidairement à réparer les préjudices subis par la CPAM. En effet, dès lors qu’ils ont constaté que les prévenus, tous quatre infirmiers, travaillaient au sein d’un même cabinet et partageaient la même patientèle, qu’ils ont escroqué la CPAM en employant les mêmes manœuvres frauduleuses, que la quasi-totalité des patients pour lesquels des escroqueries ont été réalisées étaient traités par les quatre intéressés, avec des irrégularités analogues, ils devaient reconnaître la connexité entre ces infractions et, partant, admettre la condamnation solidaire entre les prévenus. En effet, lorsqu’un juge admet qu’il y a connexité, la condamnation solidaire peut s’imposer (Crim. 14 janv. 2020, n° 19-81.203).

 

Crim. 2 oct. 2024, F-B, n° 23-84.448

Lefebvre Dalloz