Condition d’application du règlement Bruxelles I bis et caractérisation de l’élément d’extranéité en présence d’une clause attributive de juridiction

L’élément d’extranéité, nécessaire à l’application du règlement Bruxelles I bis, est caractérisé en présence d’un litige stipulant une clause d’élection de for au profit des juridictions d’un État membre, et ce même si tous les éléments du litige sont localisés dans un autre État membre.

Tandis que tous les éléments du litige sont localisés dans un État membre, la seule stipulation d’une clause d’élection de for au profit des juridictions d’un autre État membre est-elle de nature à conférer au litige sa dimension internationale ?

C’est à cette question qu’a été confrontée la Cour de justice dans un arrêt du 8 février 2024, voué à une large diffusion.

I. En l’espèce, un résidant slovaque et une société établie dans ce même État, agissant l’un en qualité de prêteur et l’autre en qualité d’emprunteuse, ont conclu deux contrats de prêt de somme d’argent en 2016 et 2017, stipulant chacun une clause attributive de juridiction au profit des juridictions tchèques.

L’emprunteuse ayant fait défaut, la société Inkreal, cessionnaire aux termes d’une cession de créances issues des deux contrats de prêt d’argent, a sollicité devant les juridictions tchèques, d’une part le paiement des créances dues par l’emprunteuse et, d’autre part, qu’il soit donné effet, pour statuer au fond, aux juridictions tchèques désignées par la clause attributive de juridiction, soutenant à l’appui de cette demande que la clause est conforme aux dispositions de l’article 25, § 1, du règlement (UE) n° 1215/2012, dit « Bruxelles I bis » et qu’il n’existe pas d’autre compétence, spéciale ou exclusive, d’une juridiction en vertu de ce règlement.

C’est dans ce contexte que la Cour suprême de République tchèque a posé une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, visant à déterminer si, relève des dispositions de l’article 25 précité, une clause attributive de juridiction par laquelle les parties à un contrat établies dans un même État membre conviennent de la compétence des juridictions d’un autre État membre pour connaître de litiges nés de ce contrat, même si ledit contrat ne comporte aucun autre lien avec cet autre État membre.

En somme, la difficulté pouvait se résumer à la détermination de l’internationalité du litige sous l’empire du règlement Bruxelles I bis.

II. Pour répondre à la question, les juges luxembourgeois vont d’abord raisonner par analogie en se fondant sur le règlement (CE) n° 1896/2006 du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer, ce dernier et le règlement Bruxelles I bis relevant « tous les deux du domaine de la coopération judiciaire dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière » (pts 20 et 21).

Or, selon les dispositions du règlement de 2006, le litige transfrontalier est appréhendé comme celui dans « lequel au moins une des parties à son domicile ou sa résidence habituelle dans un État membre autre que l’État membre de la juridiction saisie ».

Ces éléments permettent à la Cour de constater que, en l’espèce, le litige répond à la notion de « litige transfrontalier » et ce dans la mesure où « les parties à ce litige sont établies dans un État membre autre que l’État membre de la juridiction qui a été saisie sur la base de la convention attributive de juridiction en cause » (pt 23).

Le même parallèle avait déjà pu être opéré par la Cour de justice concernant l’application de l’article 5, § 1, du règlement Bruxelles I bis. Ainsi, dans un arrêt du 3 juin 2021, les juges luxembourgeois avaient estimé que les notions de « litige transfrontière », mentionnées dans le préambule du règlement Bruxelles I bis, notamment aux considérants 3 et 26 et « litiges transfrontaliers » évoqué à l’article 3 du règlement du 12 décembre 2006 instituant une procédure européenne d’injonction de payer devaient être considérées comme équivalentes (CJUE 3 juin 2021, aff. C-280/20, Dalloz actualité, 29 juin 2021, obs. F. Mélin ; D. 2021. 1090  ; Rev. crit. DIP 2022. 78, note A. d’Ornano  ; JCP 2021. Actu. 962, obs. C. Nourissat).

L’analogie effectuée en l’espèce conduit donc la Cour à considérer que le litige transfrontalier est ici caractérisé par la seule stipulation de la clause d’élection de for, cette stipulation étant de nature à conférer au litige l’élément d’extranéité qui conditionne l’application des dispositions européennes.

Une telle solution contraste tout particulièrement avec les dispositions de la Convention de La Haye sur les accords d’élection de for du 30 juin 2005, dont on sait que le § 2 de l’article 1er énonce qu’une situation « est internationale sauf si les parties résident dans le même État contractant et si les relations entre les parties et tous les autres éléments pertinents du litige, quel que soit le lieu du tribunal élu, sont liés uniquement à cet État ».

Or, expliquent les juges luxembourgeois, la règle énoncée à la Convention de La Haye du 30 juin 2005 « reflète un choix propre aux auteurs de celle-ci, opéré au regard de la nécessité d’apporter une solution susceptible d’emporter une large adhésion au niveau international » (pt 37), un impératif que n’avait pas le législateur européen dans l’élaboration des règles relatives à la coopération judiciaire dans les matières civiles (pt 38).

Malgré ces justifications, on peut vraisemblablement craindre que la solution rendue en l’espèce se heurte à certaines critiques. Dans leur grande majorité, les auteurs estiment à cet égard que la dimension internationale du litige « ne saurait résulter du seul choix d’un tribunal étranger » (M.-L. Niboyet, G. de Geouffre de la Pradelle et S. Fulli-Lemaire, Droit international privé, 8e éd., 2023, p. 340, n° 443, et les réf. en note de bas de page n° 69) de telle sorte qu’il « paraîtrait anormal d’appliquer le droit communautaire à des relations internes, alors que le droit interne de la plupart des États membres est restrictif à l’égard des clauses modifiant la compétence territoriale » (P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 11e éd., 2014, p. 255, n° 363).

La solution sera peut-être d’autant moins bien accueillie que, sous l’empire des textes antérieurs, doctrine et jurisprudence retenaient une même perspective (Civ. 1re, 4 oct. 2005, n° 02-12.959, D. 2005. 2626  ; ibid. 2006. 1495, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke  ; Rev. crit. DIP 2006. 413, note M. Audit  ; RTD com. 2006. 252, obs. P. Delebecque  ; JDI 2006. 170, obs. J.-M. Jacquet).

 

CJUE 8 févr. 2024, aff. C‑566/22

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