Confirmation de l’autonomie relative de l’action en aggravation
Une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue et le préjudice initial déterminé.
La décision rendue par la deuxième chambre civile, le 11 juillet 2024, vient confirmer la solution retenue en mars (Civ. 2e, 21 mars 2024, n° 22-18.089, Dalloz actualité, 25 avr. 2024, obs. A. Cayol ; D. 2024. 952
, note P. Bouathong
), selon laquelle l’autonomie de l’action en aggravation d’un préjudice au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial doit être relativisée. Certes, ces décisions commencent par rappeler que l’action en aggravation est autonome, cette dernière étant d’ailleurs soumise à un nouveau délai de prescription de dix ans à compter de la consolidation du dommage aggravé (C. civ., art. 2226). Cette autonomie est toutefois relative, la deuxième chambre civile affirmant ensuite qu’« une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue » (formule reprise dans les deux espèces, préc.) « et le préjudice initial déterminé » (précision ajoutée par la décision du mois de juillet). Une telle analyse rejoint celle de la première chambre civile (Civ. 1re, 14 janv. 2016, n° 14-30.086, Dalloz actualité, 3 févr. 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 256, obs. S. Carval
; «Une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage et le préjudice initialement indemnisé ont pu être déterminés »).
L’espèce
La victime de deux accidents de la circulation, en 1967 et en 1994, a invoqué une aggravation de ses préjudices liés aux deux accidents, survenue à partir de 2001, pour assigner l’assureur (chez lequel les véhicules impliqués dans les accidents auraient tous deux été assurés) aux fins d’indemnisation. La cour d’appel rejette sa demande au titre de l’aggravation du préjudice neurologique consécutif à l’accident de 1967. Elle retient que l’action en indemnisation de l’aggravation de ses préjudices « supposait que soit établi un dommage initial, ce qui n’était pas le cas s’agissant de l’accident de 1967 » (pt 6) pour lequel aucune demande en indemnisation d’un dommage initial n’avait jamais eu lieu. Les juges du fond précisent qu’il « n’existe un rapport d’expertise constatant un dommage et fixant une date de consolidation qu’en ce qui concerne l’accident de 1994 » (pt 7).
La victime forme un pourvoi en cassation en invoquant une violation de l’article 2226 par la cour d’appel. Elle soutient que « l’action en aggravation d’un préjudice est autonome au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial de sorte que l’absence de demande de réparation du dommage initial est sans effet sur la recevabilité de la demande de réparation de l’aggravation de celui-ci au regard des règles de prescription » (pt 4).
Rejetant son pourvoi, la deuxième chambre civile rappelle, dans un attendu de principe, que « s’il résulte de l’article 2226 du code civil que l’action en indemnisation de l’aggravation d’un préjudice corporel est autonome au regard de l’action en indemnisation du préjudice initial, en ce qu’un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter de la consolidation de l’aggravation, une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue et le préjudice initial déterminé » (pt 5). Elle considère que la cour d’appel a valablement pu statuer comme elle l’a fait, dès lors qu’elle a fait ressortir, par une appréciation souveraine des faits qui lui étaient soumis, l’inexistence d’un préjudice initial déterminé consécutif à l’accident de 1967 (pt 8).
Le fondement de la solution ou l’inutile référence à l’autorité de la chose jugée
La décision rendue au mois de mars avait expressément fondé la solution retenue sur deux fondements distincts : d’une part, le respect de l’autorité de la chose jugée et, d’autre part, l’article 2226 du code civil relatif à la prescription. L’arrêt commenté ne fait, quant à lui, aucune référence à l’autorité de la chose jugée. Ceci s’explique aisément en ce qu’aucune décision de justice n’avait été préalablement rendue en l’espèce concernant la demande en indemnisation du préjudice initial, une telle demande n’ayant justement jamais eu lieu, tandis que dans l’affaire soumise à la Cour de cassation au mois de mars la demande initiale avait été jugée prescrite.
Le fait de retenir l’autorité de la chose jugée comme fondement de la solution avait, plus avant, pu être à juste titre critiqué. Ce principe permettrait, certes, d’expliquer qu’une action en aggravation ne puisse pas aboutir lorsqu’aucune responsabilité n’a pu être établie lors de la demande en indemnisation du préjudice initial : accepter d’indemniser le préjudice aggravé reviendrait, en effet, inévitablement à revenir sur ce qui a déjà été jugé concernant la responsabilité du défendeur. Comme cela a été très justement souligné (N. Hoffschir, Gaz. Pal. 2 juill. 2024, n° 22, p. 36), « il s’agit alors d’un recours à l’autorité positive de la chose jugée qui sera tirée des motifs de la décision qui avait été rendue sur la responsabilité » (sur cette notion, J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., 2019, LGDJ, nos 370 s.).
En revanche, le recours à l’autorité négative de la chose jugée ne convainc pas lorsque l’action initiale était prescrite, les deux demandes étant autonomes, comme le rappelle paradoxalement la Cour de cassation. « L’irrecevabilité de l’action en réparation du préjudice initial – qui se heurte à l’autorité de la chose jugée – n’impliquait pas celle du préjudice aggravé dès lors qu’elle avait pour objet la réparation d’un préjudice distinct et était soumise à une prescription propre (C. civ., art. 2261). L’on aurait très bien pu concevoir que cette aggravation pouvait donner lieu à réparation indépendamment du préjudice initial » (V. Mazeaud, Gaz. Pal. 21 mai 2024, n° 17, p. 9).
Par ailleurs, la plupart des commentateurs de l’arrêt du 21 mars 2024 avaient relevé que l’autorité de la chose jugée ne pourrait pas utilement servir de fondement dans l’hypothèse où aucune demande en indemnisation du préjudice initial n’aurait été faite par la victime (V. Rivollier, Panorama de droit du dommage corporel, Lexbase droit privé, 25 avr. 2024, n° 982 ; N. Hoffschir, obs. préc., p. 36).
« S’il fallait choisir entre les deux fondements, la condition tenant à la reconnaissance préalable de la responsabilité, y compris par voie de transaction, [semblait donc] plus opportune » (V. Rivollier, obs. préc.). Ce fondement est tout à la fois suffisant (comme le démontre l’arrêt du 11 juill. 2024) et d’application plus large que l’autorité de la chose jugée.
Le caractère discutable d’une solution conduisant à une divergence entre les deux ordres de juridictions
À suivre la Cour de cassation, il résulterait de l’article 2226 du code civil que la recevabilité de l’action en aggravation est subordonnée à la reconnaissance préalable de la responsabilité de l’auteur du dommage et à la détermination du préjudice initial. Une telle analyse semble toutefois discutable. Tandis que cet article consacre expressément l’autonomie de l’action en aggravation concernant le délai de prescription applicable, l’interprétation retenue par la Cour revient à en limiter fortement la portée, l’action en aggravation étant alors conçue comme dans la nécessaire dépendance d’une action initiale. Suzanne Carval avait relevé, dès 2016 (S. Carval, Préjudice (action en aggravation) : subordination à l’exercice d’une action préalable, D. 2016. 256
), que rien n’empêche de vérifier que les conditions de la responsabilité de l’auteur du dommage sont réunies au cours de l’action en aggravation (étant précisé que seule l’aggravation serait bien évidemment indemnisée en cas de prescription de l’action initiale).
Une telle position n’est, d’ailleurs, pas partagée par le Conseil d’État, lequel affirme que « si l’expiration du délai de prescription fait obstacle à l’indemnisation de ces préjudices, elle est sans incidence sur la possibilité d’obtenir réparation de préjudices nouveaux résultant d’une aggravation directement liée au fait générateur de dommage et postérieure à la date de consolidation. […] Le délai de prescription de l’action tendant à la réparation d’une telle aggravation court à compter de la date à laquelle elle s’est elle-même trouvée consolidée » (CE 1er juin 2016, n° 382490, pt 3, Dalloz actualité, 14 juin 2016, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon
; AJDA 2016. 1153
; confirmé par CE 20 nov. 2020, n° 434018, pt 4).
Notons, toutefois, qu’en matière d’accidents de la circulation, la loi Badinter ne semble envisager une réparation de l’aggravation du dommage que dans l’hypothèse où une indemnisation du dommage initial a eu lieu. Son article 22 dispose en effet que « la victime peut, dans le délai prévu par l’article 2226 du code civil, demander la réparation de l’aggravation du dommage qu’elle a subi à l’assureur qui a versé l’indemnité ». Cette règle ne saurait toutefois être étendue au-delà. Elle ne pouvait être mobilisée en l’espèce, la date de l’accident (1967) étant trop ancienne (Loi du 5 juill. 1985, art. 47, « les dispositions des articles 12 à 34 ne sont pas applicables aux accidents survenus avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi »).
Civ. 2e, 11 juill. 2024, F-B, n° 23-10.688
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