Congés payés : des rappels et des précisions, vers de nouvelles questions ?
Les contours des effets de l’important revirement de jurisprudence opéré par les arrêts du 13 septembre 2023 (nos 22-17.340, 22-17.638, 22-14.043 et 22-11.106), ainsi que de la réforme législative du droit des congés payés du 22 avril 2024 (Loi n° 2024-364 portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière d’économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole), continuent à se dessiner, comme dans l’affaire présentée à la Cour de cassation dans l’arrêt du 2 octobre 2024 commenté.
En l’espèce, une salariée a été embauchée en qualité d’employée commerciale à compter du 13 octobre 2006. La salariée a été en arrêt de travail pour maladie non professionnelle du 10 novembre 2014 au 30 décembre 2014, soit durant une période de près de cinquante jours. Au cours de l’exécution de son contrat de travail, la salariée a également été en arrêt de travail, cette fois-ci pour accident du travail, du 31 décembre 2014 au 13 novembre 2016, soit durant une période de près de deux ans. Enfin, la salariée a été en arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle du 19 novembre 2016 au 17 novembre 2019, soit pendant près de trois ans.
Elle se pourvoit à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel de Bourges du 18 novembre 2022 qui l’avait déboutée de sa demande d’indemnité compensatrice de congés payés notamment au titre de l’arrêt maladie pour accident de travail dépassant un an.
Dans le cadre de cette affaire, la Cour de cassation avait soumis les articles L. 3141-3 et L. 3141-5 du code du travail à l’épreuve de la constitutionnalité, transmettant une question prioritaire de constitutionalité au Conseil constitutionnel, portant sur le respect du droit au repos et du principe d’égalité, protégés par la Constitution. Ces articles disposent en effet, (dans leur rédaction antérieure à la loi du 22 avr. 2024), pour le premier que « le salarié a droit à un congé de deux jours et demi ouvrables par mois de travail effectif chez le même employeur », quand le second définit les périodes de travail effectif en y assimilant notamment, les périodes d’absence pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, dans la limite d’une durée ininterrompue d’un an. Dans cet état du droit, un salarié ne pouvait donc acquérir des congés payés pendant une période où son contrat de travail était suspendu pour maladie non professionnelle, ou pour maladie professionnelle ou accident du travail au-delà d’un an.
Le Conseil constitutionnel, par une décision du 8 février 2024 (n° 2023-1079 QPC, Dalloz actualités, 14 févr. 2024, obs. L. Malfettes ; Dr. soc. 2024. 287, obs. C. Radé
; RDT 2024. 166, étude B. Bauduin
; ibid. 191, chron. C. Mathieu
), a écarté les deux griefs qui étaient présentés, visant à considérer que les deux articles précités étaient contraires au droit au repos prévu par le onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, et/ou au principe d’égalité prévu par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789.
Cette question prioritaire de constitutionnalité traitée, la Cour de cassation a été amenée, dans l’arrêt commenté, à se prononcer sur les autres questions de droit posées, à savoir :
- la transmission d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union Européenne quant à l’interprétation de l’article 7, § 1, de la directive 2003/88/CE et de l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
- l’interprétation des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, du code du travail (dans leur rédaction antérieure à la loi du 22 avr. 2024) à la lumière de l’article 7 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 permet-elle de considérer que ces articles ne font pas obstacle à ce qu’un travailleur acquiert des congés payés même au-delà d’un an, pendant une période de suspension de son contrat de travail pour arrêt maladie d’origine professionnelle ou non ?
- la possibilité de l’invocation de l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, nouvellement à hauteur de cassation ;
- l’invocation directe de l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne afin de faire échec à l’application des articles L. 3141-3 et L. 3141-5, 5°, quant à l’acquisition des congés payés pendant un arrêt maladie ayant pour origine une maladie professionnelle ou un accident de travail, supérieur à une durée d’un an.
L’arrêt est ici intéressant puisqu’il s’agit d’une contestation de décision de cour d’appel prise le 18 novembre 2022, soit antérieure tant au revirement de jurisprudence du 13 septembre 2023 qu’à la réforme législative du 22 avril 2024.
La loi du 22 avril 2024, qui n’était pas entrée en vigueur au moment de la décision d’appel faisant l’objet du pourvoi, ne s’applique pas
La loi n° 2024-364 du 22 avril 2024 prévoit une application rétroactive d’une partie des nouvelles règles, à compter du 1er décembre 2009, date correspondant à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui donne la valeur de traité et donc sa force contraignante à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Les dispositions concernées par la rétroactivité sont :
- l’acquisition de 2 jours ouvrables par mois en cas de maladie simple ;
- les règles de report ;
- l’obligation d’information ;
- la règle de calcul du 1/10e au titre de la période d’absence.
Sous réserve toutefois :
- des décisions de justice passées en force de chose jugée ou,
- de stipulations conventionnelles plus favorables en vigueur à la date d’acquisition des droits à congés.
La modification du 5° de l’article L. 3141-5 du code du travail, supprimant la limite d’un an à l’acquisition de congés payés en cas de suspension du contrat de travail pour cause de maladie d’origine professionnelle ou d’accident du travail n’est en revanche pas visée par cette rétroactivité. Ceci est précisément relevé par la Cour de cassation dans sa décision.
Le législateur a ainsi fait une application rétroactive d’une partie des textes « sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée ou de stipulations conventionnelles plus favorables en vigueur à la date d’acquisition des droits à congés […] ».
La nouvelle loi a en conséquence vocation à se substituer à la jurisprudence de la Cour de cassation mais cela ne contrevient ni ne remet en cause le principe de la non-application de la loi nouvelle devant la Cour de cassation, ainsi que rappelé par l’avocat général dans son avis. Ainsi, lorsqu’une disposition législative n’était pas applicable en cause d’appel, elle ne peut être appliquée par la Cour de cassation, et ce peu important que le législateur lui ait conféré un effet rétroactif ou non.
La décision est donc rendue sous l’empire des dispositions applicables au moment où la Cour d’appel a statué, soit au 18 novembre 2022.
Ce principe est justifié par le rôle de la Cour de cassation, limité au jugement des décisions qui lui sont déférées, et non au fond des litiges en question (Civ. 3e, 23 janv. 1973, n° 71-13.169 ; Com. 16 déc. 1975, n° 74-13.361 ; 23 nov. 1976, n° 75-12.025 P).
La Cour de cassation se replace donc dans la situation dans laquelle elle était au moment de prendre les décisions du 13 septembre 2023, et confirme sa jurisprudence sur tous les points, y compris sur le fait que les salariés ayant été en arrêt maladie pour accident du travail ou maladie professionnelle doivent acquérir des congés payés, pendant toute la durée d’absence, même au-delà d’un an.
Il est intéressant de noter que l’arrêt vient acter précisément l’absence de rétroactivité de la loi sur le point spécifique de la suppression de la limite d’un an concernant l’acquisition des congés payés en cas d’arrêt de travail pour maladie professionnelle ou à la suite d’un accident du travail. Elle vient rappeler ce point sans pour autant en tirer aucune conséquence, dès lors qu’elle ne peut pas statuer à l’aune de cette loi puisqu’elle doit se positionner en l’état du droit applicable au moment de la décision de la cour d’appel.
On peut s’interroger sur l’intérêt de ce rappel. Aurait-il une visée pédagogique, pour rappeler cette absence de rétroactivité du nouvel article L. 2141-5, 5°, qu’elle ne peut en tout hypothèse appliquer mais que la cour d’appel de renvoi elle, devra appliquer ?
Confirmation de la jurisprudence du 13 septembre 2023
Replacée dans la même situation qu’au 13 septembre 2023, la Cour de cassation confirme en tous points sa jurisprudence.
La société demandait la transmission d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne formulée comme suit « L’article 7, § 1, de la directive 2003/88/CE et l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à des dispositions nationales qui limitent l’obtention et le bénéfice des droits à congés payés à une période d’un an lorsqu’un travailleur est placé en arrêt de travail pendant plusieurs périodes de référence consécutives ? ».
La Cour de cassation a alors repris la jurisprudence de la Cour de justice jugeant :
- que le droit au congé annuel payé conféré par la directive précitée à tous les travailleurs ne pouvait être subordonné par un État membre à l’obligation d’avoir effectivement travaillé pendant la période de référence établie par ledit État (CJUE 20 janv. 2009, Schultz-Hoff, aff. C-350/06, pt 41, AJDA 2009. 245, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert
; RDT 2009. 170, obs. M. Véricel
; RTD eur. 2010. 673, chron. S. Robin-Olivier
; Rev. UE 2014. 296, chron. V. Giacobbo-Peyronnel et V. Huc
; 24 janv. 2012, Dominguez, aff. C-282/10, pt 20, Dalloz actualité, 24 févr. 2012. obs. L. Perrin ; D. 2012. 369
; ibid. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta
; JA 2012, n° 454, p. 12, obs. L.T.
; RDT 2012. 371, obs. M. Véricel
; ibid. 578, chron. C. Boutayeb et E. Célestine
; RFDA 2012. 961, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci
; RTD eur. 2012. 490, obs. S. Robin-Olivier
; ibid. 2013. 677, obs. F. Benoît-Rohmer
; Rev. UE 2014. 243, chron. E. Sabatakakis
) ; - que le cumul des droits au congé annuel payé d’un travailleur en incapacité de travail pendant plusieurs périodes de référence consécutives peut être limité au moyen d’une période de report définie si tant est qu’elle dépasse substantiellement la période de référence prévue pour l’acquisition des congés (CJUE 22 sept. 2022, Fraport et St. Vincenz-Krankenhaus, aff. C-518/20 et C-727/20, pt 33, RTD eur. 2019. 159, obs. L. Grard
; 22 sept. 2022, LB c/ TO, aff. C-120/21, pt 36, RDT 2022. 720, chron. M. Véricel
; RTD eur. 2023. 431, obs. F. Benoît-Rohmer
; 22 nov. 2011, KHS AG c/ Shulte, aff. C-214/10, JA 2012, n° 453, p. 12, obs. L.T.
; RDT 2012. 371, obs. M. Véricel
; RTD eur. 2012. 490, obs. S. Robin-Olivier
; Rev. UE 2014. 243, chron. E. Sabatakakis
; 3 mai 2012, Neidel, aff. C-337/10, D. 2012. 1269
; RFDA 2012. 961, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci
; RTD eur. 2012. 490, obs. S. Robin-Olivier
; ibid. 2013. 677, obs. F. Benoît-Rohmer
; Rev. UE 2014. 243, chron. E. Sabatakakis
).
Elle rappelle en revanche bien la distinction entre (i) la possibilité de limiter le cumul, offerte par le droit de l’Union européenne, et (ii) l’interdiction de limiter l’acquisition de congés payés au sein même de la période de référence.
La Cour de cassation a rappelé qu’elle avait précisément écarté pour ces motifs l’application de l’article L. 3141-5, 5°, du code du travail dans son arrêt du 13 septembre 2023 dans la mesure où il limitait cette acquisition des congés payés à une période d’absence ininterrompue d’une année.
Elle a donc, sans surprise, refusé de transmettre la question préjudicielle à la Cour de justice, faute de doute raisonnable sur l’absence de possibilité laissée par l’article 7, § 1, de la directive 2003/88/CE à la législation nationale pour limiter l’obtention des droits à congés à une période d’une année d’absence.
Il sera toutefois relevé que, pour motiver son refus de renvoyer une question préjudicielle à la Cour de justice, la Cour de cassation a non seulement visé l’article L. 3141-5 dans sa rédaction antérieure à la loi du 22 avril 2024 ayant fait l’objet de la décision du 23 septembre 2023 mais également la nouvelle rédaction issue de la loi, pourtant non applicable au litige pendant.
Au contraire, la Cour de cassation a accédé à l’un des trois moyens soulevés par la salariée qui reprenait le même argumentaire que celui présenté à la Cour de cassation le 13 septembre 2023 dans l’arrêt n° 22-17.638 et plus précisément l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui n’avait pas été soulevé en cause d’appel.
En effet, la Cour de cassation juge :
- que l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, précisant que « Tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés » peut être invoqué nouvellement à hauteur de cassation puisqu’il s’agit d’un moyen de pur droit (seul l’art. 21 de ladite charte, portant sur l’interdiction de toute discrimination, était invoqué devant les juges du fond) ;
- que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a valeur de traité et est donc invocable directement dans les litiges opposant un bénéficiaire du droit à congé à un employeur ;
- que l’application directe de la Charte de l’Union européenne permet d’interpréter le droit interne à la lumière de la directive 2003/88/CE et de son article 7, et si besoin de laisser une réglementation nationale inappliquée ;
- que l’article 7 de la directive 2003/88/CE prévoit un minimum de quatre semaines de congés payés annuels, sans aucune distinction entre les travailleurs qui sont absents du travail en vertu d’un congé de maladie pendant la période de référence, et ceux qui ont effectivement travaillé au cours de ladite période ;
- que l’article L. 3141-5 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi du 22 avril 2024 ne permet pas une interprétation conforme au droit de l’Union européenne tel que rappelé ci-avant ;
- qu’en cas d’impossibilité d’interpréter une règlementation nationale, de manière à en assurer la conformité avec l’article 7 de la directive 2003/88/CE et à l’article 31, § 2, précité, la juridiction nationale doit laisser ladite réglementation nationale inappliquée.
- que la limite d’un an prévue par l’article L. 3141-5, 5°, du code du travail limitant à une seule année le droit à l’acquisition de congés payés en cas de suspension du contrat de travail liée à un accident du travail ou à une maladie professionnelle est contraire au droit de l’Union européenne qui ne connaît aucune limite temporelle à l’acquisition de ce droit, et ce quelle que soit l’origine de l’accident ou de la maladie.
L’affaire ayant fait l’objet d’une cassation avec renvoi, il appartiendra à la cour d’appel de renvoi d’appliquer la loi nouvelle, et donc l’article L. 3141-5, 5°, dans sa nouvelle rédaction. Elle devra alors se prononcer sur la conformité de l’absence de rétroactivité de cet article à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Soc. 2 oct. 2024, FS-B, n° 23-14.806
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