Contentieux de la protection sociale : vous avez dit « question(s) prioritaire(s) » ?
Le droit de la protection sociale a été ventilé « façon puzzle » entre le juge judiciaire et le juge administratif. De bonne ou de mauvaise foi, il y a matière à s’y perdre un peu. Le contentieux de l’aide sociale est l’occasion pour la Cour de cassation de rappeler la délimitation de l’office du juge judiciaire et de préciser les conditions de recevabilité d’une question prioritaire de constitutionnalité.
En l’espèce, des allocataires du revenu de solidarité active (RSA) s’opposent à la restitution d’un indu et au paiement d’une pénalité administrative de 1 765 € pour manœuvres frauduleuses, qui ont été notifiés par le directeur d’une caisse d’allocations familiales.
Les demandeurs soutiennent qu’il ne leur était aucunement fait obligation de déclarer les aides financières accordées par la famille ou les proches au titre des ressources à prendre en compte pour le calcul des droits sociaux. Un juge de la sécurité sociale est saisi – première erreur ; la disposition légale critiquée, qui ne serait pas conforme aux droits et libertés que la constitution garantit, n’est pas en rapport avec le chef de critique – seconde erreur.
L’arrêt, qui est promis au Bulletin, mérite de retenir l’attention en raison, d’une part, de la ventilation du contentieux des prestations sociales entre les juges judiciaire et administratif qui est rappelée et, d’autre part, de l’exception d’inconstitutionnalité dont les conditions de recevabilité sont précisées.
Le contentieux de l’aide sociale et la compétence exclusive du juge administratif : rappel
Les demandeurs, qui contestent les modalités de calcul de leurs droits aux prestations sociales, saisissent le juge judiciaire chargé du contentieux de la sécurité sociale. C’est une erreur. Pour mémoire, le RSA étant une prestation légale d’aide sociale accordée par le conseil départemental, il importait – peu importe que les règles idoines soient rassemblées dans le code de la sécurité sociale – au seul juge administratif d’en connaître, après que la commission départementale d’aide sociale a été saisie, RAPO (recours administratif préalable obligatoire) oblige (CASF, art. L. 262-47). C’est le sens de l’article L. 134-1 du code de l’action sociale et des familles et des articles L. 211-1 et R. 312-1 du code de justice administrative qui affectent le contentieux de l’admission à l’aide sociale à la juridiction administrative.
Dans le cas particulier, et c’est une variable qui a dû compliquer l’appréhension de l’affaire, le juge judiciaire a été saisi, d’une part, d’une contestation tirée des modalités de calcul des droits sociaux (compétence du juge administratif) et, d’autre part, d’une contestation tirée de la notification d’une pénalité administrative prise en conséquence (compétence du juge judiciaire). En toute rectitude, il appartenait au juge chargé stricto sensu du contentieux de la sécurité sociale de relever in limine litis son incompétence et de suspendre l’instance par un sursis à statuer le temps que son homologue se prononce sur les modalités de calcul des droits sociaux litigieux (C. pr. civ., art. 49, al. 2 et 378 ensemble CJA, art. R. 771-2-1 ; v. réc., sur les compétences respectives des juges administratif et judiciaire pour connaître du contentieux de la sécurité sociale, Civ. 2e, 9 janv. 2025, n° 23-18.592, Dalloz actualité 22 janv. 2025, obs. J. Bourdoiseau). Chose faite, soit le juge administratif annule la délibération prise par le président du conseil départemental et la saisine du juge judiciaire est dépourvue de tout objet, auquel cas une décision de non-lieu à statuer est rendue. Soit le tribunal administratif territorialement compétent – éclairé au besoin par le Conseil constitutionnel relativement à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article L. 262-3 du code de la sécurité sociale – valide l’analyse de la caisse et rend l’allocataire possiblement justiciable de la pénalité administrative, à charge alors pour le juge judiciaire, qui a ordonné la reprise de l’instance, de procéder à un contrôle de légalité.
Où l’on constate dans le cas particulier que le dualisme juridictionnel n’est ni de nature à faciliter l’accès au juge ni de nature à assurer que le droit soit dit dans un bref délai. Ce constat est d’autant plus fâcheux que l’urgence est caractérisée. Aux termes de l’article L. 262-1 du code de l’action sociale et des familles, le « revenu de solidarité active a pour objet d’assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d’existence, de lutter contre la pauvreté et de favoriser l’insertion sociale et professionnelle », considérations qui souffrent fort mal un tel enchevêtrement. L’approche tant uniciste que pragmatique du juge judiciaire s’inscrivait très possiblement en réponse à cette problématique. L’affaire aurait pu en rester là. Mais, saisie, la Cour de cassation n’avait certainement pas le pouvoir de modifier la répartition du contentieux telle que décidée par le législateur. C’est ce que la deuxième chambre civile rappelle formellement en l’espèce.
Il y a plus intéressant encore de notre point de vue : se sachant perdus au vu des dispositions légales et réglementaires, les demandeurs s’aventurent à exciper le moyen tiré de l’inconstitutionnalité des textes régulateurs pour échapper à la restitution de l’indu et au paiement d’une pénalité financière appliquée par le directeur de la caisse en raison du caractère incomplet des déclarations qu’ils ont faites (CSS, art. L. 114-17).
Comprenons bien : les conditions d’ouverture du droit au RSA sont posées aux articles L. 262-3 et R. 262-6 du code de l’action sociale et des familles, qui disposent que l’ensemble des ressources du foyer, de quelque nature qu’elles soient, doivent être prises en compte pour le calcul des droits à prestations sociales. Et le code de lister à titre indicatif quelques ressources au nombre desquelles ne figurent certes pas formellement les aides financières accordées par la famille ou les proches mais qu’il importait à la caisse, qui en a eu connaissance, de prendre en compte conformément à l’économie générale de la loi.
Au fond, l’idée est la suivante : les allocataires ne sauraient valablement cumuler les solidarités et s’enrichir injustement aux dépens de la solidarité nationale, qui n’a vocation au titre du RSA à n’accorder que des prestations de residuo. Pour le dire autrement, le RSA est une allocation différentielle en ce sens que le montant versé au bénéficiaire est égal à la différence entre le montant maximal du RSA de base et les ressources du foyer.
Le contentieux constitutionnel et le moyen tiré de la violation du principe de fraternité : raté
Les demandeurs soutiennent que les textes applicables au litige porteraient atteinte aux droits et libertés que la constitution garantit. Par ordonnance, le tribunal judiciaire, qui estime être valablement saisi de toute l’affaire, transmet une question prioritaire de constitutionnalité rédigée en ces termes : « Les dispositions du 4° de l’article L. 262-3 du code de l’action sociale et des familles ainsi que celles de l’article L. 114-17 du code de la sécurité sociale, en ce qu’elles ne prévoient pas expressément que les aides financières accordées par la famille ou les proches, parents ou amis, à un allocataire de RSA sont exclues des ressources à prendre en compte pour le calcul des droits au RSA, méconnaissent-elles le principe de fraternité, dont découle d’une part la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire et d’autre part la liberté de solliciter l’aide d’autrui dans un but humanitaire, tels que garantis par le Préambule ainsi que les articles 2 et 72-3 de la Constitution ? ». Saisie, la Cour de cassation procède à l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité.
En raison de l’incompétence du juge judiciaire du fond relativement à la définition de l’assiette des ressources du foyer (CASF, art. L. 262-3), la Cour de cassation refuse de se prononcer sur les conditions de la saisine a posteriori du Conseil constitutionnel. Et de considérer que « le dispositif de la question prioritaire de constitutionnalité n’a ni pour objet ni pour effet de déroger aux règles régissant le partage des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif » (pt n° 9). C’est attendu. Cela étant dit, qu’il appartienne matériellement au juge administratif de se prononcer au fond est une chose ; que le juge judiciaire devant lequel l’exception d’inconstitutionnalité est excipée ne puisse pas renvoyer au Conseil constitutionnel le soin d’apprécier la conformité de la loi aux droits et obligations que la constitution garantit en est une autre. Le risque est alors pris de laisser perdurer en droit positif une disposition légale contra constitutionem pendant que le temps court contre les justiciables et que s’éloigne inévitablement le droit au procès équitable. Ce sans compter qu’il eût été des plus intéressants de lire l’analyse faite par le Conseil constitutionnel de la tension dialectique qui sévit en droit de la protection sociale et qui est mise en lumière dans cette affaire : sécurité sociale et solidarité versus action sociale et fraternité.
Quant à l’analyse de la constitutionnalité de l’article L. 114-17 du code de la sécurité sociale, qui est le siège de la pénalité administrative en cas de déclaration incomplète de situation par l’allocataire, elle est purement et simplement refusée : seule importe la gravité de la faute et non les ressources de ce dernier. Aussi le grief tiré de ce que cette disposition législative porterait atteinte au principe de fraternité est-il jugé inopérant.
Civ. 2e, 3 juill. 2025, F-B, n° 25-40.015
par Julien Bourdoiseau, Professeur des Universités et avocat (assurance/distribution – santé – sécurité sociale)
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