Contestation d’un avis d’inaptitude d’un salarié et office du juge dans la désignation d’un autre médecin
Par un arrêt du 22 mai 2024, la Cour de cassation définit les conditions dans lesquelles les juges du fond peuvent désigner non pas un médecin inspecteur du travail comme le prévoit l’article L. 4624-7 du code du travail mais un autre médecin en cas de contestation d’un avis d’inaptitude établi par un médecin du travail.
Un salarié a été déclaré inapte à son poste de travail par un médecin du travail.
Il a alors saisi un conseil de prud’hommes d’une contestation de l’avis d’inaptitude, en application de l’article L. 4624-7, I, du code du travail, qui dispose notamment que le salarié ou l’employeur peut saisir le conseil de prud’hommes selon la procédure accélérée au fond d’une contestation portant sur les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature médicale.
Le conseil de prud’hommes a confié une mesure d’instruction à un médecin inspecteur du travail. L’article L. 4624-7, II, prévoit en effet que le conseil de prud’hommes peut confier toute mesure d’instruction au médecin inspecteur du travail territorialement compétent pour l’éclairer sur les questions de fait relevant de sa compétence.
Deux difficultés pratiques sont toutefois apparues : le médecin inspecteur du travail désigné n’exerçait plus ; et les autres médecins inspecteurs en principe disponibles ont refusé de prendre en charge la mesure d’instruction en remplacement.
Le conseil de prud’hommes a alors désigné un médecin inscrit sur la liste des experts de la cour d’appel, et non pas un autre médecin inspecteur du travail comme le prévoit pourtant l’article R. 4624-45-2 du code du travail, selon lequel en cas d’indisponibilité du médecin inspecteur du travail, le conseil de prud’hommes statuant selon la procédure accélérée au fond peut désigner un autre médecin inspecteur du travail que celui qui est territorialement compétent.
L’employeur a cependant, par la suite, soulevé la nullité du rapport établi par ce médecin expert, précisément compte tenu des termes de cet article R. 4624-45-2. Selon l’employeur, il résulte en effet de ce texte que le médecin inspecteur du travail est le seul professionnel de santé auquel le conseil de prud’hommes peut faire appel pour l’éclairer en vue de statuer sur la contestation d’un avis d’inaptitude émis par le médecin du travail, ce qui excluait, selon lui, la possibilité d’une désignation d’un médecin expert. L’employeur en déduisait que l’expertise réalisée par un médecin n’ayant pas qualité de médecin-inspecteur du travail encourrait la nullité.
Cette demande de nullité a été rejetée par le conseil de prud’hommes puis par la cour d’appel.
L’arrêt prononcé par la Cour de cassation du 22 mai 2024 permet de donner une solution définitive au litige, alors que la solution ne s’imposait pas avec évidence, compte tenu des exigences contradictoires qui apparaissent en ce domaine.
Ces exigences contradictoires sont les suivantes :
- l’article R. 4624-45-2 semble au premier abord devoir être interprété strictement comme le soutenait l’employeur en l’espèce, compte tenu de ses termes qui visent la désignation d’un autre médecin inspecteur du travail lorsque celui initialement désigné est indisponible ;
- à l’opposé, il est fréquent que les juges du fond se heurtent à la difficulté de trouver un médecin inspecteur du travail qui non seulement accepte d’être désigné mais qui, en outre, soit suffisamment disponible pour établir son rapport dans un délai raisonnable. Il est vrai que selon les informations diffusées par le ministère du Travail, il n’y avait en janvier 2024 que vingt-deux médecins inspecteurs du travail en France, certains territoires en étant dépourvus (Normandie, PACA, Corse, Réunion et Mayotte) et d’autres en étant manifestement insuffisamment pourvus (il n’y a qu’un seul médecin inspecteur commun à la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et Saint-Pierre et Miquelon).
Comme le relève de manière détaillée le rapport établi par le conseiller rapporteur de la Cour de cassation dans cette affaire (ce rapport est en ligne sur le site de la Cour de cassation, de même que l’avis de l’avocat général), le législateur a eu conscience de cette difficulté puisque, indépendamment de la question du remplacement du médecin inspecteur du travail initialement désigné, il avait opté, dans un premier temps, pour le recours à un médecin expert en cas de contestation de l’avis du médecin du travail. Dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 (art. 102), en vigueur du 1er janvier 2017 au 1er janvier 2018, l’article L. 4624-7 prévoyait ainsi que si le salarié ou l’employeur contestait les éléments de nature médicale justifiant les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail, il pouvait saisir le conseil de prud’hommes d’une demande de désignation d’un médecin-expert inscrit sur la liste des experts près la cour d’appel. Par la suite, le législateur a modifié la rédaction de cet article par l’ordonnance n° 2017-1718 du 20 décembre 2017 (art. 1), en prévoyant que le conseil de prud’hommes peut confier toute mesure d’instruction au médecin inspecteur du travail territorialement compétent. Cette modification a été justifiée par l’idée que le recours à un médecin expert peut être coûteux et que le nombre de médecins experts est de surcroît insuffisant (Ass. nat., Rapport n° 369, par L. Pietraszewski, p. 332).
Au regard de ces éléments, l’arrêt du 24 mai 2024 tranche la difficulté avec une approche pragmatique, qui ne pourra qu’être appréciée par les juges du fond, et ce en se référant aux exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de durée raisonnable de la procédure (rappelons que l’art. 6, § 1, de la Conv. EDH énonce que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial). L’arrêt rappelle que la Cour européenne juge que la durée raisonnable d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (CEDH 27 juin 2020, Frydenler c/ France, n° 30979/96). Lorsque la collaboration d’un expert s’avère nécessaire au cours de la procédure, il incombe au juge d’assurer la mise en état et la conduite rapide du procès (CEDH 8 juin 2006, Sürmeli c/ Allemagne, n° 75529/01, AJDA 2006. 1709, chron. J.-F. Flauss
).
L’arrêt déduit de cette jurisprudence « qu’à l’occasion d’une mesure d’instruction ordonnée sur le fondement de l’article L. 4624-7 du code du travail, le juge qui constate qu’aucun médecin inspecteur du travail n’est disponible pour réaliser la mesure d’instruction peut désigner un autre médecin pour permettre son exécution ».
Dès lors, la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir retenu qu’un « autre médecin » que le médecin inspecteur du travail avait pu être désigné, dans la mesure où après avoir constaté que le médecin inspecteur initialement désigné n’exerçait plus, le conseil de prud’hommes n’avait trouvé aucun autre médecin inspecteur du travail acceptant la mesure d’instruction (soit en raison d’un refus soit en raison d’un silence valant refus) et se trouvait face à une situation de blocage. Le recours prévu par l’article L. 4624-7 du code du travail relevant de la procédure accélérée au fond, il appelle en effet, selon la Cour, une réponse judiciaire au regard de l’exigence d’un délai raisonnable.
Cet arrêt mérite de retenir l’attention des praticiens, car il leur permet de trouver une solution concrète à l’insuffisance numérique des médecins inspecteurs du travail, à la condition toutefois qu’il soit impossible de recourir à un médecin inspecteur du travail.
Il faut souligner le fait que la Cour de cassation admet, selon sa formule, le recours à un « autre médecin », sans restreindre cette possibilité aux médecins inscrits sur la liste des experts d’une cour d’appel.
Du point de vue des juges du fond, la difficulté sera sans doute de trouver un médecin dont les qualités professionnelles dans le domaine de la médecine du travail sont suffisamment établies et dont la désignation ne soulèvera pas d’objections des parties. La solution habituelle sera probablement, comme en l’espèce, de désigner avant tout un médecin inscrit sur une liste d’experts. Mais même cette solution aura des limites pratiques, compte tenu du nombre parfois insuffisant des médecins inscrits sur les listes d’experts des cours d’appel et du fait qu’il sera, en tout état de cause, nécessaire de désigner des médecins familiers de la médecine du travail, dont il n’est pas certain qu’ils soient nombreux, et assez disponibles pour déposer leur rapport dans un délai raisonnable.
Soc. 22 mai 2024, FS-B+R, n° 22-22.321
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