Contrat de crédit : un consommateur peut valablement céder sa créance à un professionnel
Saisie d’un renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne devait se prononcer sur la validité de la cession de créance d’un consommateur à un professionnel, qu’elle admet, et sur le contrôle d’office des clauses abusives dans ce même contrat, qu’elle refuse, dès lors que le litige oppose seulement le cessionnaire et le cédé.
Lorsqu’il s’agit de cessions de créances, chacun a en tête le mécanisme bien connu du rachat de créance entre professionnels qui fit les grandes heures des sociétés de recouvrement. Depuis quelques années toutefois, se développent en parallèle, presque à l’inverse, des sociétés spécialisées dans l’acquisition des créances d’indemnisation des consommateurs. L’essor de ce nouveau modèle a été rendu possible par le double effet de la protection accrue des consommateurs par les règlements et directives communautaires qui, conçus pour alléger, ont offert aux consommateurs des actions alourdies par la complexité des procédures qu’aggrave la modestie des enjeux. Si bien qu’il arrive que, las avant même d’avoir commencé, un consommateur renonce à se défendre, non par indifférence, mais par découragement. C’est la raison d’être d’un certain nombre d’entreprises qui, en fondant leur modèle sur la cession de créance, proposent au consommateur de s’occuper de la procédure, contentieuse ou non, en échange d’une commission variable sur le montant de l’indemnisation.
C’était précisément l’activité de la société commerciale de droit polonais de l’espèce qui, après avoir acquis la créance d’un consommateur, exerçait à l’encontre d’un établissement de crédit une action en indemnisation pour violation d’une obligation d’information et portant sur un montant d’environ un millier d’euros. En cas de succès, la première s’engageait à l’égard du consommateur cédant à lui verser la moitié des sommes obtenues. L’établissement de crédit a immédiatement opposé au cessionnaire l’impossibilité, pour le consommateur, de céder sa créance. Les magistrats, en charge de l’affaire, s’interrogent alors. Une telle opération équivaudrait, en effet, pour le consommateur à renoncer non seulement à sa créance, mais également à ses droits, ce que prohibe explicitement l’article 22 de la directive 2008/48/CE du 23 avril 2008 consacrée aux contrats de crédit conclus par les consommateurs. Le pourrait-il que se poserait également la question de la possibilité, pour le juge, de relever d’office le caractère abusif d’une clause stipulée dans le contrat de cession, socle juridique du recours.
C’est en substance les questions posées par un Tribunal de Varsovie dans son renvoi préjudiciel ayant donné lieu à l’arrêt du 9 octobre 2025. Nous nous attacherons, pour l’analyse, à suivre le plan de l’arrêt, qui répondait respectivement aux deux questions, la première réponse admettant la validité d’une cession de créance d’un consommateur à un professionnel, la seconde limitant l’office du juge en matière de contrôle des clauses abusives dans ce même contrat de cession, en jugeant qu’il n’avait pas à les relever d’office. L’arrêt de la Cour de justice prolonge ainsi une jurisprudence bien établie qui valide ce type de cession de créance, apporte de nouvelles précisions quant à l’office du juge, et offre, plus largement, de nouvelles pistes de réflexion concernant le financement d’un procès par un tiers.
La validité de la cession de créance d’un consommateur à un professionnel
Dans un premier temps, la Cour de justice apporte une réponse à la question de savoir si un consommateur peut céder sa créance à un tiers, qui n’est pas consommateur. Le Tribunal de Varsovie s’interrogeait, à juste titre, sur la compatibilité d’une telle cession avec l’article 22, § 2, de la directive 2008/48/CE relative au crédit à la consommation. Celui-ci dispose en effet que les « États membres veillent à ce que le consommateur ne puisse renoncer aux droits qui lui sont conférés en vertu des dispositions du droit national qui mettent en œuvre la présente directive ou qui lui correspondent ». Pour un consommateur, céder sa créance à un professionnel est une manière de renoncer à celle-ci et à tous ses accessoires avantageux. Quand bien même le cessionnaire prendrait en charge la procédure et reverserait une partie des gains au consommateur cédant, il semblait légitime aux magistrats polonais de penser que le résultat final de l’opération, pour le consommateur, était bien moins avantageux que ce qu’il aurait pu obtenir sans ladite cession.
Pour y répondre, et adopter une position inverse à celle du tribunal, la Cour de justice rappelle sa jurisprudence du 29 février 2024 (CJUE 29 févr. 2024, Eventmedia Soluciones, aff. C-11/23, Dalloz actualité, 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1215
, note P. Dupont et G. Poissonnier
; ibid. 1924, obs. H. Kenfack
) à propos d’une société commerciale qui se portait acquéreur des créances d’indemnisation des consommateurs victimes d’un retard ou d’une annulation de vol. Plus exactement, une clause du contrat de transport aérien prohibait la cession des droits dont jouit un passager à l’égard du transporteur aérien, notamment le droit à l’indemnisation. Or, l’article 15 du règlement (CE) n° 261/2004 du 11 février 2004 déclare irrecevable toute dérogation ou clause restrictive aux obligations envers les passagers, dont faisait partie l’interdiction contractuelle de céder sa créance, en ce qu’elle restreignait de manière insupportable non seulement les droits des passagers mais aussi leurs modalités d’exercice. L’efficacité de la protection offerte par le règlement supposait ainsi de laisser au consommateur « la liberté de choisir la manière la plus efficace de défendre son droit, notamment en lui permettant (…) de céder sa créance à un tiers pour s’épargner des difficultés et des coûts susceptibles de le dissuader d’entreprendre des démarches personnelles à l’égard de ce transporteur pour un enjeu financier limité ». Par analogie, la solution doit être la même pour les contrats de crédit. Il en va de l’efficacité de la directive que de laisser toute liberté au consommateur le choix du moyen de défense de son droit. La cession de créance d’un consommateur à un professionnel est donc parfaitement valide et, au-delà, souhaitable, puisqu’elle participe à l’effectivité de ses droits. Si bien que l’on pourrait considérer, à l’inverse, qu’une clause qui interdirait au consommateur de céder sa créance devrait être considérée comme abusive et contraire à la directive européenne, puisque l’en empêcher, c’est l’empêcher de choisir la voie la plus efficace pour recouvrer sa créance d’indemnisation.
La cession de créance a toujours eu ceci de particulier qu’elle est souvent, en pratique, bien plus qu’une affaire de transfert de propriété – elle est le moyen de parvenir à certaines fins qui la dépassent. Dans une relation entre distributeur et fournisseur, par exemple, la clause qui prohibe la cession de créance à un tiers est nulle (C. consom., art. L. 442-3) parce que la cession de créance est un instrument de crédit fondamental pour les entreprises. Du point de vue des consommateurs, la cession de créance est désormais un outil pour obtenir gain de cause en s’épargnant les difficultés procédurales. Plus encore, le mécanisme tend, à l’horizon, à prendre un essor considérable à l’heure où la loi du 30 avril 2025 (Loi n° 2025-391 du 30 avr. 2025, dite « DDADUE ») affine l’action de groupe en droit français et reconnaît enfin la possibilité, pour un tiers, de financer la procédure (art. 16, I, D.) intentée par une association agrée. Ces curieuses conventions de financement de procès (dont celle de l’espèce n’est qu’une variante), qui se multiplient et qu’il est difficile de classer, ont presque toujours pour socle une cession de créance.
Affirmer qu’un consommateur peut céder sa créance à un professionnel, c’est donc y voir un outil redoutable de mise en œuvre de la loi et préparer le terrain à la future directive sur le financement privé du contentieux (Parl. UE, Résolution du 13 sept. 2022). Derrière cet arrêt se joue donc quelque chose de fondamental quant à la future effectivité des droits des consommateurs.
L’absence d’examen d’office du caractère abusif d’une clause dans le contrat de cession de créance
La seconde question à laquelle était confrontée la Cour de justice concernait la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 sur les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, dont on peut aujourd’hui trouver trace dans le droit national à l’article L.212-1 du code de la consommation, et qui prohibe les clauses, dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur, qui ont pour objet ou pour effet de créer un déséquilibre significatif entre les parties (v. dernièrement en droit interne, Civ. 1re, avis, 8 oct. 2025, n° 25-70.016, Dalloz actualité, obs. C. Ruzel à paraître ; Civ. 1re, 17 sept. 2025, n° 23-23.629 F-B, Dalloz actualité, 2 oct. 2025, obs. A. Ben Saïd ; 9 juill. 2025, n° 24-19.647 FS-B et n° 24-14.018 FS-B, Dalloz actualité, 9 sept. 2025, obs. F. Hilaire).
Susceptible de l’appliquer dans sa version polonaise, le Tribunal de Varsovie s’interrogeait sur l’office du juge en la matière. Pouvait-il, devait-il examiner d’office le caractère abusif d’une clause figurant dans le contrat de cession de créance ? L’argument avait de quoi faire trembler le cessionnaire puisque le relevé d’office d’une clause abusive par le juge pouvait mettre en péril l’entier contrat de cession protégé jusqu’alors du contrôle des clauses abusives par l’absence du consommateur et l’impossibilité, pour l’établissement de crédit, d’agir sur ce fondement faute de faire l’objet du litige. La chose semblait d’autant plus injuste aux yeux de la banque, car le cessionnaire pouvait, quant à lui, tout à fait opposer la clause abusive stipulée dans le contrat de crédit. La Cour de justice répond cependant par la négative : « une juridiction nationale n’est pas tenue d’examiner d’office le caractère abusif d’une clause d’un contrat de cession de créance conclu par un consommateur lorsque le litige dont elle est saisie, opposant la société cessionnaire à un professionnel, porte non pas sur ce contrat de cession, mais sur la créance du consommateur à l’égard de ce professionnel ».
Pour parvenir à cette réponse, les juges commencent par avancer un argument d’ordre procédural. Ils rappellent ainsi certaines de leur jurisprudence concernant le devoir, pour le juge national, de relever d’office une clause abusive dans un contrat dont le caractère abusif peut être établi sur la base des éléments de droit et de fait figurant dans le dossier dont dispose le juge national, ce qui limite son contrôle au contrat objet du litige dont il est saisi. En l’espèce, l’objet du litige ne concernait que le contrat de crédit conclu par le consommateur, dont la créance avait été cédée au cessionnaire. Ainsi, pour une raison processuelle évidente, la réponse apportée au renvoi préjudiciel devait décevoir l’établissement de crédit cédé. Il est toutefois possible de comprendre qu’à l’inverse, si le litige dont est saisi le juge portait sur le contrat de cession de créance à proprement parler, il recouvrirait son office et se verrait obligé de relever d’office une clause abusive.
Ensuite, conséquence logique du raisonnement procédural, la Cour de justice explique que dans la situation d’espèce, le consommateur n’est pas partie à la procédure, si bien que la raison d’être du relevé d’office, qui se justifie par le déséquilibre dont est victime le consommateur et la protection à laquelle il peut prétendre, n’a plus lieu d’être. Lorsque deux professionnels s’opposent, le déséquilibre présumé s’estompe et l’office du juge avec lui. Pour appuyer cet argument, les juges mobilisent leur jurisprudence du 11 avril 2024 (CJUE 11 avr. 2024, Air Europa Lineas Aereas, aff. C-173/23, pt 39, D. 2024. 725
) selon laquelle, lorsqu’un litige oppose deux professionnels, en l’espèce une société cessionnaire des droits d’un consommateur et son cocontractant cédé, le juge national n’est pas tenu d’examiner d’office le caractère éventuellement abusif d’une clause figurant dans le contrat conclu par le consommateur. L’arrêt commenté s’inscrit donc, sous un raisonnement a fortiori assez imparable, dans cette jurisprudence, en précisant que le juge national n’est pas tenu, non plus, de relever d’office une clause abusive dans le contrat de cession de créance.
Enfin, la Cour justifie sa position en recourant à un argument pratique déterminant qui facilite la compréhension globale du raisonnement. En effet, pour les juges, la « constatation de la nature abusive d’une ou de plusieurs clauses figurant dans le contrat de cession aurait comme conséquence possible, dans l’hypothèse où le contrat ne pourrait pas subsister sans ces clauses, l’absence de qualité pour agir du cessionnaire concerné » et, par conséquent, « l’absence de toute indemnisation en faveur du consommateur cédant dans le cadre de la procédure devant cette juridiction ». Dit autrement, le fait de laisser au juge la possibilité de contrôler d’office les clauses abusives dans le contrat de cession de créance, c’est aussi prendre le risque d’anéantir un contrat qui était, pour le consommateur, sa piste librement choisie pour obtenir son dû, et, in fine, rendre impossible toute indemnisation du consommateur. Les juges semblent ici penser que l’anéantissement du contrat de créance conduirait inévitablement à un abandon de la procédure par le consommateur, définitivement découragé par les aléas procéduraux et la modicité de la somme. Plus encore, étendre ainsi l’office du juge risquerait de remettre en cause le modèle économique des financeurs de procédures et de procès dont la chute emporterait avec elle l’efficacité qu’ils promettaient, promesse qui se reflète non seulement dans leur succès à l’égard des consommateurs, mais aussi dans les jurisprudences favorables des magistrats européens qui semblent avoir trouvé un relai privé pour assurer l’effectivité du droit de l’Union européenne.
CJUE 9 oct. 2025, aff. C-80/24
par Jean Bruschi, Maître de conférences à l’Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis
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