Contrôle de l’exercice de la liberté d’expression : deux nouvelles illustrations en matière de discrimination et de recel et dégradations
Dans l’affaire du boycott des publicités sur CNews et celle des méga-bassines de Sainte Soline, la Cour de cassation a vérifié l’absence d’ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.
 
                            Moins d’un mois après ses deux arrêts ayant posé un cadre pour apprécier le caractère proportionné à la liberté d’expression de l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale (Crim. 8 janv. 2025, nos 23-84.535 et 23-80.226, Dalloz actualité, 24 janv. 2025, obs. S. Lavric ; D. 2025. 58  ; AJ pénal 2025. 83, note T. Besse
 ; AJ pénal 2025. 83, note T. Besse  ; Légipresse 2025. 16 et les obs.
 ; Légipresse 2025. 16 et les obs.  ), la chambre criminelle fait application des critères qu’elles a identifiés dans le cadre de deux affaires médiatiques : celle de l’appel au boycott des publicités sur CNews et celle de la manifestation organisée en mars 2023 à Sainte Soline pour protester contre les réserves de substitution d’eau, dites « méga-bassines ».
), la chambre criminelle fait application des critères qu’elles a identifiés dans le cadre de deux affaires médiatiques : celle de l’appel au boycott des publicités sur CNews et celle de la manifestation organisée en mars 2023 à Sainte Soline pour protester contre les réserves de substitution d’eau, dites « méga-bassines ».
Dans la première espèce, la chaîne de télévision CNews a porté plainte et s’est constituée partie civile pour discrimination à raison d’opinions politiques de nature à entraver son activité économique, après que le collectif « Sleeping Giants », qui lutte contre « le financement des discours de haine dans les médias », a appelé, sur les réseaux sociaux, les annonceurs à retirer leurs publicités, en raison des propos notamment tenus par Éric Zemmour, alors éditorialiste dans l’émission « Face à l’info ». L’information a néanmoins conclu à un non-lieu, confirmé par la Cour d’appel de Paris le 24 octobre 2023.
Dans la seconde affaire, un individu a été arrêté dans le cadre de la manifestation organisée le 25 mars 2023 à Sainte-Soline pour contester l’autorisation délivrée par le préfet pour réaliser des « méga-bassines », et déféré devant le procureur de la République le 22 juin 2023 selon la procédure de comparution immédiate. Poursuivi pour participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens (Dalloz actualité, 19 févr. 2025, obs. C. Le Roux), recel de vol aggravé et dégradations aggravées, il a été placé en détention provisoire. Le 27 juillet 2023, le tribunal correctionnel l’a reconnu coupable et l’a condamné à douze mois d’emprisonnement, avec aménagement sous le régime de la détention à domicile sous surveillance électronique, trois ans d’interdiction de détenir ou porter une arme soumise à autorisation et trois ans d’interdiction de paraître dans le département des Deux-Sèvres. Le 4 décembre suivant, la Cour d’appel de Poitiers a confirmé le jugement sur la culpabilité et condamné le prévenu à six mois d’emprisonnement, 1 000 € d’amende, trois ans d’interdiction de détenir ou porter une arme soumise à autorisation, et cinq ans d’interdiction de paraître.
Les deux pourvois invoquaient le droit à la liberté d’expression : dans la première affaire, la chaîne CNews soutenait que le collectif « Sleeping Giants » l’avait outrepassé et aurait dû être renvoyé devant la juridiction de jugement ; dans la seconde, le prévenu estimait que sa condamnation constituait une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression. La chambre criminelle rejette les deux pourvois (sur les autres moyens examinés dans l’affaire de Sainte-Soline, v. l’autre commentaire de la décision, préc.). Après avoir rappelé les modalités du contrôle de proportionnalité à opérer, elle juge, pour ce qui est de l’appel au boycott, qu’il découle des énonciations de la chambre de l’instruction que celle-ci a démontré qu’aucune qualification pénale ne pouvait être retenue (§ 11). Pour ce qui est de la condamnation du manifestant, elle estime que les juges du fond n’ont pas sanctionné l’exercice par le prévenu de sa liberté d’expression (§ 40).
Les modalités du contrôle de proportionnalité
Dans l’affaire des méga-bassines (pourvoi n° 24-80.051, Dalloz actualité, 19 févr. 2025, obs. C. Le Roux ; D. 2025. 247  ), la chambre criminelle rappelle expressément le fondement du contrôle de proportionnalité, qui découle de l’allégation d’une atteinte à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme : ainsi, selon ce texte, « toute personne a droit à la liberté d’expression, et l’exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui » (§ 20). Et elle précise encore, citant sa propre jurisprudence à l’appui (Crim. 26 oct. 2016, n° 15-83.774, D. 2016. 2216
), la chambre criminelle rappelle expressément le fondement du contrôle de proportionnalité, qui découle de l’allégation d’une atteinte à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme : ainsi, selon ce texte, « toute personne a droit à la liberté d’expression, et l’exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui » (§ 20). Et elle précise encore, citant sa propre jurisprudence à l’appui (Crim. 26 oct. 2016, n° 15-83.774, D. 2016. 2216  ; AJ pénal 2017. 38, obs. N. Verly
 ; AJ pénal 2017. 38, obs. N. Verly  ; Légipresse 2017. 67 et les obs.
 ; Légipresse 2017. 67 et les obs.  ; ibid. 92, Étude H. Leclerc
 ; ibid. 92, Étude H. Leclerc  ; RSC 2016. 767, obs. H. Matsopoulou
 ; RSC 2016. 767, obs. H. Matsopoulou  ; 26 févr. 2020, n° 19-81.827, Dalloz actualité, 6 mars 2020, obs. A. Blocman ; D. 2020. 438
 ; 26 févr. 2020, n° 19-81.827, Dalloz actualité, 6 mars 2020, obs. A. Blocman ; D. 2020. 438  ; ibid. 2367, obs. G. Roujou de Boubée, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire
 ; ibid. 2367, obs. G. Roujou de Boubée, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire  ; ibid. 2021. 863, obs. RÉGINE
 ; ibid. 2021. 863, obs. RÉGINE  ; AJ pénal 2020. 247, étude J.-B. Thierry
 ; AJ pénal 2020. 247, étude J.-B. Thierry  ; Légipresse 2020. 148 et les obs.
 ; Légipresse 2020. 148 et les obs.  ; ibid. 233, étude L. François
 ; ibid. 233, étude L. François  ; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy
 ; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy  ; RSC 2020. 307, obs. Y. Mayaud
 ; RSC 2020. 307, obs. Y. Mayaud  ; ibid. 909, obs. X. Pin
 ; ibid. 909, obs. X. Pin  ; 22 sept. 2021, n° 20-85.434, Dalloz actualité, 8 oct. 2021, obs. M. Recotillet ; AJ pénal 2021. 533
 ; 22 sept. 2021, n° 20-85.434, Dalloz actualité, 8 oct. 2021, obs. M. Recotillet ; AJ pénal 2021. 533  ; Légipresse 2021. 462 et les obs.
 ; Légipresse 2021. 462 et les obs.  ; ibid. 600, étude C. Bigot
 ; ibid. 600, étude C. Bigot  ; ibid. 2022. 121, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier
 ; ibid. 2022. 121, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier  ; RSC 2021. 823, obs. X. Pin
 ; RSC 2021. 823, obs. X. Pin  ; ibid. 2022. 445, obs. E. Rubi-Cavagna
 ; ibid. 2022. 445, obs. E. Rubi-Cavagna  ; 18 mai 2022, n° 21-86.685, Dalloz actualité, 1er juin 2022, obs. M. Dominati ; D. 2022. 1186
 ; 18 mai 2022, n° 21-86.685, Dalloz actualité, 1er juin 2022, obs. M. Dominati ; D. 2022. 1186  , note S. Pellé
, note S. Pellé  ; AJ pénal 2022. 374, obs. J.-B. Thierry
 ; AJ pénal 2022. 374, obs. J.-B. Thierry  ; AJCT 2022. 593, obs. S. Lavric
 ; AJCT 2022. 593, obs. S. Lavric  ; Légipresse 2022. 340 et les obs.
 ; Légipresse 2022. 340 et les obs.  ; ibid. 487, étude R. Le Gunehec et A. Pastor
 ; ibid. 487, étude R. Le Gunehec et A. Pastor  ; ibid. 2023. 119, étude E. Tordjman, O. Lévy et S. Menzer
 ; ibid. 2023. 119, étude E. Tordjman, O. Lévy et S. Menzer  ; RSC 2022. 817, obs. X. Pin
 ; RSC 2022. 817, obs. X. Pin  ; ibid. 2023. 415, obs. D. Zerouki et E. Rubi-Cavagna
 ; ibid. 2023. 415, obs. D. Zerouki et E. Rubi-Cavagna  ), que « l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause » (§ 21). Il en découle que, saisi d’un moyen invoquant une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, « il appartient au juge, après s’être assuré, dans l’affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la déclaration de culpabilité, puis de la peine » (v. déjà, Crim. 8 janv. 2025, préc.), un tel contrôle « nécessit[ant] un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (§ 22).
), que « l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause » (§ 21). Il en découle que, saisi d’un moyen invoquant une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, « il appartient au juge, après s’être assuré, dans l’affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la déclaration de culpabilité, puis de la peine » (v. déjà, Crim. 8 janv. 2025, préc.), un tel contrôle « nécessit[ant] un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (§ 22).
Dans l’affaire des publicités sur CNews (pourvoi n° 23-86.384, D. 2025. 247  ), la chambre criminelle énonce de la même manière qu’« il appartenait à la juridiction d’instruction, après s’être assurée, dans l’affaire qui lui était soumise, du lien direct allégué entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, qu’elle devait caractériser, de vérifier le caractère proportionné de la poursuite, ce contrôle de proportionnalité nécessitant un examen d’ensemble, qui devait prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (§ 10).
), la chambre criminelle énonce de la même manière qu’« il appartenait à la juridiction d’instruction, après s’être assurée, dans l’affaire qui lui était soumise, du lien direct allégué entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, qu’elle devait caractériser, de vérifier le caractère proportionné de la poursuite, ce contrôle de proportionnalité nécessitant un examen d’ensemble, qui devait prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (§ 10).
La mise en œuvre du contrôle de proportionnalité
Dans l’affaire CNews (pourvoi n° 23-86.384, préc.), le pourvoi contestait la décision de non-lieu sur le fondement de la liberté d’expression. Dans sa plainte avec constitution de partie civile, la chaîne avait qualifié l’appel au boycott lancé par le collectif aux annonceurs de discrimination à raison d’opinions politiques de nature à entraver son activité économique (C. pén., art. 225-2, 2°), estimant que pareilles actions ne pouvaient relever de la protection accordée par l’article 10 de la Convention. Pour confirmer le non-lieu, la chambre de l’instruction a néanmoins estimé que les actions dénoncées s’inscrivaient dans une action politique et militante et concernaient un sujet d’intérêt général, et ne pouvaient donner lieu à condamnation pour discrimination, entrave ou toute autre qualification pénale.
Dans sa décision, la chambre criminelle estime que si la juridiction d’instruction n’a pas mis en œuvre le contrôle exigé, « l’arrêt n’encourt pas la censure dès lors que les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la chambre de l’instruction a analysé l’ensemble des faits énoncés et qu’elle a exposé, par une motivation exempte d’insuffisance comme de contradiction, répondant aux articulations essentielles du mémoire de la partie civile, qu’aucune qualification pénale n’était susceptible d’être retenue » (§ 11). Finalement, un contrôle « normal » de la motivation permet à la chambre criminelle de conclure au rejet du pourvoi, même si les juges du fond n’ont pas adopté la bonne méthode pour parvenir à la solution.
Dans l’affaire des méga-bassines (pourvoi n° 24-80.051), le contrôle mis en œuvre par la Cour de cassation est plus poussé. Pour autant, la solution est celle du rejet également. La liberté d’expression était invoquée au pourvoi pour légitimer les infractions pour lesquelles le prévenu a été poursuivi et effectivement condamné. Lui ont été imputés des faits de recel de vol et de dégradations, pour avoir, dans le contexte d’une manifestation ayant dégénéré, tagué un véhicule en feu de la gendarmerie et recelé un gilet de gendarme soustrait à l’occasion de scènes de pillage et d’exactions. Le pourvoi contestait la déclaration de culpabilité (3e moyen) ainsi que la peine infligée (5e moyen, en sa 1re branche). L’intéressé soutenait d’abord qu’en le condamnant pour avoir dégradé légèrement un bien et en avoir recelé un autre dans le cadre d’une expression politique et militante de protection de l’environnement, la cour d’appel avait violé les articles 11 de la Déclaration de 1789, 10 de la Convention et 11 de la Charte des droits fondamentaux. Il prétendait ensuite que le prononcé d’une peine d’emprisonnement ferme (et même aggravée en cause d’appel) constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de sa liberté d’expression, en violation des mêmes dispositions, ainsi que des articles 132-1 et 132-19 du code pénal. Pour lui répondre, la chambre criminelle passe au crible la motivation développée par les juges du fond. Elle relève ainsi que l’existence d’un débat d’intérêt général, portant sur la gestion de l’eau et l’impact environnemental des réserves de substitution, a bien été établie. En outre, le contexte des faits reprochés, à savoir celui d’affrontements violents entre les manifestants et les forces de l’ordre censées protéger les structures contestées, a bien été caractérisé. Les juges du fond, ensuite, ont certes reconnu le caractère léger des dégradations, mais mis en avant les circonstances aggravantes de leur commission (contre des gendarmes, par une personne ayant dissimulé son visage) pour en déduire que leur incrimination ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Concernant la peine infligée (6 mois d’emprisonnement pour les deux infractions, à exécuter sous le régime de la détention à domicile avec surveillance électronique), ils ont mis en exergue toute une série d’éléments pour justifier du caractère indispensable d’une peine d’emprisonnement ferme : ses faibles revenus, l’absence de critique de ses actes, ses antécédents judiciaires pour des faits analogues qui lui ont déjà valu quatre condamnations en France à des peines d’amende, de jour amende et d’emprisonnement avec sursis, ainsi qu’une condamnation en Allemagne à trois ans d’emprisonnement pour atteintes à l’ordre public avec complicité d’incendie, complicité de tentative de coups et blessures et violences envers un agent dans l’exercice de ses fonctions.
La chambre criminelle considère alors que la cour d’appel n’a pas sanctionné l’exercice par le prévenu de sa liberté d’expression, faute de lien direct entre les comportements incriminés et l’objet de la contestation (§ 38). Alors même que ce constat devrait exclure toute légitimation, elle contrôle tout de même le résultat même de la mise en balance conventionnelle, s’estimant « en mesure de s’assurer que l’incrimination du recel et des dégradations constituait une mesure nécessaire dans une société démocratique » (§ 39) et que la peine, déterminée selon la gravité des faits, leur contexte, la nature et le nombre des antécédents judiciaires du prévenu ainsi que sa personnalité, « était proportionnée aux buts légitimes poursuivis » liés à la sûreté publique, la défense de l’ordre, la prévention du crime et la protection des droits et libertés d’autrui (§ 40).
par Sabrina Lavric, Maître de conférences, Université de Lorraine
Crim. 4 févr. 2025, F-B, n° 23-86.384
Crim. 5 févr. 2025, F-B, n° 24-80.051 (3e et 5e moyens)
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