Contrôle des clauses abusives et autorité de la chose jugée
Dans un arrêt ERB New Europe Funding II c/ YI rendu le 7 novembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne apporte quelques précisions sur le contrôle des clauses abusives lorsqu’une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée s’est déjà prononcée et a refusé de qualifier d’abusives les stipulations litigieuses.
Le contrôle des clauses abusives issu de la directive 93/13/CEE est, une nouvelle fois, au cœur d’un renvoi préjudiciel examiné par la Cour de justice de l’Union européenne (v. ces derniers mois, CJUE 24 oct. 2024, C-347/23, Dalloz actualité, 12 nov. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1908
; Civ. 2e, 3 oct. 2024, n° 21-25.823 F-B, Dalloz actualité, 10 oct. 2024, obs. C. Hélaine ; Civ. 1re, 29 mai 2024, n° 23-12.904 F-B, Dalloz actualité, 4 juin 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1012
; CJUE 21 mars 2024, S.R.G. c/ Profi Credit Bulgaria EOOD, aff. C-714/22, Dalloz actualité, 29 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 597
; 29 févr. 2024, Eventmedia Soluciones SL c/ Air Europa Líneas Aéreas SAU, aff. C-11/23, Dalloz actualité, 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1215
, note P. Dupont et G. Poissonnier
; ibid. 1924, obs. H. Kenfack
; 25 janv. 2024, aff. C-810/21 à C-813/21, Dalloz actualité, 6 févr. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 166
; 25 avr. 2024, aff. C-561/21 et C-484/21, Dalloz actualité, 3 mai 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 821
; ibid. 1877, obs. D. R. Martin et H. Synvet
). Cette fois-ci, c’est le problème de l’autorité de la chose jugée qui a pu faire hésiter la juridiction de renvoi (sur le lien entre autorité de la chose jugée et pouvoirs du juge de l’exécution, Civ. 2e, avis, 11 juill. 2024, n° 24-70.001 P+B, Dalloz actualité, 10 sept. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1374
; RCJPP 2024. 14, obs. N. Fricero
; ibid. 49, chron. F. Kieffer
; v. égal. la demande d’avis, TJ Paris, 11 janv. 2024, n° 20/81791 et n° 23/00185, Dalloz actualité, 23 janv. 2024, obs. C. Hélaine ; RCJPP 2024. 38, Pratique G. Sansone
; ibid. 49, chron. F. Kieffer
). L’arrêt du 7 novembre 2024 ERB New Europe Funding II c/ YI permet de ne pas exagérer la portée des précédentes décisions de la Cour de justice.
Les faits ayant donné lieu au renvoi prennent place en Roumanie. Un consommateur décide de conclure un crédit avec un établissement bancaire le 25 juillet 2007. Le 10 mai 2018, l’emprunteur saisit, sans être représenté par un avocat, la Judecătoria Sectorului 2 București (le Tribunal de première instance du 2e arrondissement de Bucarest) pour faire reconnaître abusives certaines stipulations du contrat de crédit. Un jugement du 26 novembre 2018 rejette un tel recours en précisant que les stipulations n’étaient pas abusives au sens du droit roumain transposant la directive 93/13/CEE. Le consommateur, qui n’avait pas comparu à l’audience, n’interjette pas appel.
Le 14 août 2019, l’emprunteur forme un nouveau recours ayant le même objet devant la Judecătoria Sighișoara (le Tribunal de première instance de Sighișoara) avec l’aide cette fois-ci d’un avocat le représentant. Un jugement du 5 décembre 2019 reconnaît alors abusives les clauses litigieuses (à savoir celles portant sur la commission d’ouverture du prêt et de gestion mensuelle ainsi que la stipulation prévoyant le taux annuel effectif global). La banque interjette appel devant le Tribunalul Specializat Mureș (le Tribunal spécialisé de Mureș). Devant cette juridiction, la clause portant sur la commission de gestion du prêt est jugée valable mais les autres stipulations litigieuses sont réputées abusives au sens de la directive.
C’est dans ce contexte que l’établissement bancaire forme un recours extraordinaire en révision devant ce même tribunal. Il considère que la juridiction d’appel n’a pas étudié la question de l’autorité de la chose jugée de la première décision juridictionnelle en date du 26 novembre 2018. Le tribunal spécialisé, statuant sur le recours extraordinaire en révision, hésite sur la suite à donner à cette difficulté dans la mesure où elle ne sait pas comment arbitrer les droits du consommateur et le principe de l’autorité de la chose jugée. Elle décide ainsi de surseoir à statuer pour renvoyer la question préjudicielle suivante à la Cour de justice de l’Union européenne :
L’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13/CEE], [lu] à la lumière, notamment, du vingt-troisième considérant de cette directive et du principe d’effectivité, doit-il être interprété en ce sens qu’il n’exclut pas la possibilité pour une juridiction nationale d’examiner les soupçons de caractère abusif de clauses contractuelles figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur, même lorsque ceux-ci ont été examinés auparavant par une autre juridiction nationale dans le cadre d’une procédure de première instance introduite à la demande d’un consommateur qui n’a pas participé aux débats et qui n’a pas été dûment assisté ou représenté par un avocat et que ces soupçons ont été écartés par une décision de justice que le consommateur n’a pas soumise à un contrôle juridictionnel – et qui a donc acquis l’autorité de la chose jugée (res judicata) en droit procédural national –, s’il ressort de manière plausible et raisonnable des circonstances particulières du litige que ce consommateur n’a pas fait usage de la voie de recours dans la première procédure en raison de ses connaissances ou de ses informations limitées ?
Avant d’examiner la réponse apportée par la Cour de justice, nous nous attarderons quelques instants sur la recevabilité de la question qui posait difficulté eu égard à sa rédaction mêlant interprétation d’une norme de l’Union et principe procédural de droit interne.
Une recevabilité peu contestable
Tant l’établissement bancaire que le gouvernement roumain avançaient quelques doutes sur l’opportunité d’un renvoi préjudiciel en pareille situation. Le premier considère que la question porte, en réalité, sur une interprétation du droit judiciaire privé roumain et non du droit de l’Union européenne tandis que le second expose qu’il n’est pas certain que l’autorité de la chose jugée puisse être invoquée de manière pertinente dans ce dossier. Ces arguments ne seront pas suivis de conséquences sur la recevabilité de la question préjudicielle. Une telle position n’est pas très étonnante eu égard à la jurisprudence développée ces dernières années à ce titre.
Les questions renvoyées à la Cour de justice bénéficient, en effet, d’une « présomption de pertinence » (pt n° 20). L’irrecevabilité des renvois préjudiciels n’est, en définitive, qu’assez peu fréquente eu égard à cette présomption au moins en droit de la consommation (v. par ex., CJUE 9 nov. 2023, Všeobecná úverová banka a.s., aff. C-598/21, Dalloz actualité, 24 nov. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 2004
). Il n’est, toutefois, pas impossible de la renverser et les arguments de la banque avaient de bonnes chances d’y parvenir. Pour sauver la recevabilité, l’arrêt du 7 novembre 2024 en revient à la formulation de la question mais également à son intérêt dans le litige. La Cour de justice rappelle, en ce sens, que la question est libellée de manière à ne l’interroger que concernant la directive 93/13/CEE et le principe d’effectivité. L’autorité de la chose jugée en droit roumain ne joue, en définitive, que le rôle d’un acteur – certes important – au sein du renvoi préjudiciel qui conserve pour trame de fond l’interprétation d’une norme de l’Union.
L’interprétation questionnée de la directive est importante, voire essentielle, car elle vient possiblement changer l’issue du litige du recours extraordinaire en révision. En somme, c’est le motif général de l’autorité de la chose jugée qui, entrant en collision avec le contrôle des clauses abusives, doit être étudié de manière générale. Peu importe finalement les spécificités de l’autorité de la chose jugée du droit roumain puisque la question se pose pour quasiment tous les États membres.
Sans surprise, les arguments du gouvernement roumain ne pouvaient, quant à eux, pas emporter de conséquences précises concernant la recevabilité de la question préjudicielle. Ce constat est d’autant plus exact que ce gouvernement n’avait pas présenté d’exception d’irrecevabilité mais se bornait à des observations écrites à ce sujet. Seul le juge de droit interne peut trancher le problème soulevé autour de l’intérêt et de la pertinence du recours au principe de l’autorité de la chose jugée en vérifiant notamment si les stipulations concernées sont les mêmes entre le jugement du 26 novembre 2018 et celui du 5 décembre 2019. La Cour de justice ne peut pas aller plus loin à ce sujet faute de pouvoir d’étude des faits du dossier au principal en ce sens.
Sur le fond, la solution est garante d’une interprétation juste mais efficace, et ce, afin d’éviter d’ébrécher une nouvelle fois l’autorité de la chose jugée.
Un contrôle effectif n’est pas un contrôle illimité
Reformulant la question préjudicielle posée, afin de lui donner un sens utile, la Cour de justice estime que celle-ci revient à décider si la directive 93/13/CEE impose à un juge de contrôler le caractère abusif d’une clause lorsque les stipulations du contrat ont déjà fait l’objet d’un tel contrôle par une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée. Le facteur de nouveauté de la question repose sur l’absence d’assistance, par un avocat, du consommateur dans le cadre du premier jugement obtenu, celui-ci n’ayant également pas participé aux débats et n’ayant pas interjeté appel. Le renvoi préjudiciel intéresse donc l’incidence que peut avoir une procédure sans représentation obligatoire sur le contrôle des clauses abusives. Une réponse dans laquelle l’autorité de la chose jugée devrait s’effacer en pareille situation viendrait créer une étonnante hiérarchie entre des décisions purgeant le contrôle des clauses abusives et d’autres qui n’y parviendraient pas. Une telle solution n’est assurément pas souhaitable pour les seules raisons évoquées précédemment. Fort heureusement, la Cour de justice n’a pas choisi cette orientation.
Pour résoudre cette difficulté, encore faut-il comme à l’accoutumée rappeler l’autonomie procédurale des États membres. Le droit de l’Union n’a pas, en ce sens, fait le choix d’une procédure unique permettant d’expurger les clauses abusives. C’est pour cette raison que tant de difficultés apparaissent, par ailleurs, non seulement sur l’autorité de la chose jugée mais également sur les dépens et les frais irrépétibles par exemple (v. en ce sens, CJUE 13 juill. 2023, aff. C-35/22, Dalloz actualité, 22 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 650, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; Rev. prat. rec. 2023. 40, chron. K. De La Asuncion Planes
; en ce qui concerne les dépens en matière extrajudiciaire, CJUE 22 sept. 2022, aff. C-215/21, Dalloz actualité, 30 sept. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
). La Cour de justice rappelle « l’importance que revêt, tant dans l’ordre juridique de l’Union que dans les ordres juridiques nationaux le principe de l’autorité de la chose jugée » (pt n° 32 de l’arrêt étudié). Le principe d’effectivité ne change que peu de choses à cette solution puisque la question préjudicielle s’attache surtout aux conséquences du caractère défavorable du contrôle opéré.
Lorsqu’un juge national a déjà réalisé le contrôle attendu par la directive 93/13/CEE, le caractère non abusif des clauses ne peut pas conduire à tordre l’autorité de la chose jugée jusqu’à aboutir à une décision statuant de manière opposée. Ceci conduirait, dans le cas contraire, à permettre au consommateur d’abreuver les juridictions de contentieux en série jusqu’à ce qu’une composition qualifie les clauses d’abusives. Ce système serait assurément contraire aux objectifs du texte et c’est donc à raison que la Cour de justice le refuse aussi sèchement. La situation est évidemment différente quand le contrôle du caractère abusif des stipulations n’a pas été réalisé, l’autorité de la chose jugée pouvant alors s’évanouir en pareille situation. Par exemple, l’autorité de la chose jugée attachée à la décision d’admission de la créance au passif d’une procédure collective ne fait pas obstacle au contrôle des clauses abusives devant le juge de l’exécution statuant lors de l’audience d’orientation (Com. 8 févr. 2023, n° 21-17.763 FS-B, Dalloz actualité, 14 févr. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 293
; ibid. 1430, chron. S. Barbot et C. Bellino
; ibid. 1715, obs. F.-X. Lucas et P. Cagnoli
; ibid. 2024. 650, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; RTD civ. 2023. 730, obs. N. Cayrol
; RTD com. 2023. 449, obs. A. Martin-Serf
; v. sur la jurisprudence ayant conduit à cette position, CJUE 26 janv. 2017, Banco Primus, aff. C-421/14, D. 2018. 583, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; AJDI 2017. 525
, obs. M. Moreau, J. Moreau et O. Poindron
; 4 juin 2020, Kancelaria Médius, aff. C-495/19, D. 2020. 1228
; Rev. prat. rec. 2020. 35, chron. K. De La Asuncion Planes
; 17 mai 2022, Ibercaja Banco, aff. C-600/19, D. 2022. 989
; ibid. 1162, point de vue G. Poissonnier
; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; ibid. 1282, obs. A. Leborgne et J.-D. Pellier
; 17 mai 2022, aff. jtes C-693/19, SPV « Project 503 Srl » et C-831/19, Banco di Desio e della Brianza e.a, D. 2022. 989
; ibid. 1162, point de vue G. Poissonnier
; ibid. 2023. 616, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
).
L’absence de l’avocat, le fait que le consommateur n’ait pas assisté aux débats ou que celui-ci n’ait pas interjeté appel sont autant d’éléments que l’arrêt du 7 novembre 2024 refuse pour considérer automatiquement non conforme aux textes de l’Union le contrôle opéré par la décision ayant autorité de la chose jugée. La juridiction de renvoi devra simplement le vérifier, par exemple en examinant le degré de motivation du jugement de rejet rendu le 26 novembre 2018 (pt n° 41).
En résulte une solution équilibrée qui ne tire pas des conséquences extensives de la jurisprudence développée ces dernières années par la Cour de justice. La position est heureuse en ce qu’elle permet probablement de ne pas conférer au contrôle des clauses abusives un rayonnement illimité. Dès lors que celui-ci est opéré et que le niveau qualitatif dudit contrôle est conforme aux exigences de la directive, le consommateur doit s’en satisfaire.
CJUE 7 nov. 2024, aff. C-178/23
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