Cotisations sociales : véhicules de fonctions mis à disposition des salariés par l’intermédiaire d’une association
C’est à l’employeur qui met à disposition des salariés une voiture de fonctions sans constatation d’un avantage en nature qu’il incombe de rapporter la preuve qu’il prend exclusivement en charge le coût afférent aux kilomètres parcourus par ses salariés dans le cadre de leurs déplacements professionnels, sans aucune participation au coût de l’usage personnel du véhicule par ces dernier
Très jolie décision de la Cour de cassation qui, en quelques lignes, traite des fondamentaux du droit du travail et de la sécurité sociale – la rémunération –, de l’organisation très pratique de la mise à disposition de véhicules par les entreprises, et du droit de la preuve, le tout à l’occasion du redressement d’une entreprise par l’URSSAF. Au passage, la Cour opère un revirement quant à son appréciation de telles pratiques (comp. Civ. 2e, 7 sept. 2023, n° 21-15.408 ; 21 mars 2024, n° 22-14.486).
Le montage était un peu compliqué. Des salariés adhérant à une association bénéficiaient, moyennant le payement d’une cotisation, de la mise à disposition permanente d’un véhicule de tourisme. Parallèlement, l’association facturait à l’employeur, qui s’en acquittait, des indemnités kilométriques au titre des déplacements effectués à titre professionnel par les salariés, lesquelles indemnités kilométriques étaient prises en compte pour déterminer le montant finalement dû par les salariés au titre de leur cotisation. Très concrètement – et si tant est que le dispositif ait été rigoureusement appliqué –, plus les salariés parcouraient de kilomètres pour un motif professionnel, moins leur coûtait la mise à disposition du véhicule. Le montage en lui-même n’était pas contestable ; encore eut-il fallu qu’il ne permit pas d’échapper au payement des cotisations de sécurité sociale susceptibles d’être dues sur l’avantage qu’en tiraient les salariés adhérents à l’association. Or, l’URSSAF passant par-là, ne manqua pas de remarquer que les montants acquittés par l’employeur au titre des kilomètres professionnels n’étaient déterminés sur la base d’aucun justificatif établissant les distances parcourues. Voilà qui suffisait à justifier la réintégration dans l’assiette des cotisations de sécurité sociale des sommes versées par l’employeur à l’association. L’entreprise s’en émut et, devant l’impassibilité de la cour d’appel, crut bon de saisir la Cour de cassation au prétexte que d’avantages en nature, il ne saurait y avoir puisque « la société n’a pas mis à la disposition permanente de ses salariés un véhicule dont elle assumait entièrement la charge ». C’est peu dire que le moyen du pourvoi était fébrile et que tout, du droit commun de la rémunération jusqu’au droit (très) spécial des véhicules de fonction et au droit de la preuve commandait un assujettissement à charges sociales.
La notion de rémunération
Si le code du travail manque à définir la « rémunération », le code de la sécurité sociale, de longue date propose cette définition. Celle-ci est aujourd’hui prévue à l’article L. 136-1-1 fixant l’assiette de la contribution sociale généralisée. Sont visés « toutes les sommes ainsi que les avantages et accessoires en nature ou en argent qui y sont associés, dus en contrepartie ou à l’occasion d’un travail ». La locution est d’une immense richesse et nourrirait abondamment une thèse. Mais, pour l’espèce commentée, il convient seulement de relever trois points de la définition.
En premier lieu – et c’est contre-intuitif – la rémunération n’est pas essentiellement la contrepartie de la prestation de travail. Il faut, et il suffit, qu’existe un lien entre la qualité de salarié et l’avantage perçu. À ce titre, l’appartenance à l’entreprise suffit à rendre possible l’existence d’une rémunération (Cass., ass. plén., 28 janv. 1972, n° 70-13.261).
En deuxième lieu, la rémunération ne se cantonne pas aux versements en numéraire : tout « avantage » entre dans l’assiette de la contribution et des cotisations de sécurité sociale (par renvoi, CSS, art. L. 242-1), peu important la nature de cet avantage. Sont visés évidemment l’octroi aux salariés de biens matériels (repas, biens divers, chèques-cadeaux, fourniture d’électricité…), le bénéfice de services (titres de transports, frais de scolarité, services proposés par l’entreprise à ses clients…) ou, celui de mise à disposition (logement, argent sous forme de prêt, véhicules…) : l’objet est indifférent ; seule importe de savoir si le salarié y accède au prix du marché ou s’il bénéficie d’une réduction ou d’une gratuité, lesquels caractérisent l’« avantage ». Cette portée de la rémunération est au demeurant bien connue. Nul n’ignore la notion d’avantage en nature, et c’est peu dire que l’administration, par voie d’arrêtés d’abord (Arr. 10 déc. 2002), par voie doctrinale ensuite (BOSS, v° Avantages en nature), prit soin de préciser la chose et ses déclinaisons.
En troisième lieu – phénomène plus rare, quoique chacun y est confronté quasi quotidiennement – la rémunération est indifférente à la personne qui en assume effectivement la charge (v. par ex., Civ. 2e, 16 juin 2016, n° 15-18.079, Dr. soc. 2016. 872, obs. D. Boulmier
). La rémunération existe, quand bien même l’employeur ne serait pas le débiteur, voire n’en subirait pas même indirectement le poids financier : les pourboires, quoique assumés librement par le client et non par l’employeur, entrent dans l’assiette des cotisations de sécurité sociale (CSS, art. R. 242-1) ; de même, les avantages dont profitent les salariés au titre des activités sociales et culturelles du comité social et économique (personne juridiquement distincte de l’employeur) constituent une rémunération, sauf à ce qu’ils bénéficient d’une mesure exceptionnelle d’exonération (lesquelles, il est vrai, ne sont pas rares) ; et encore, autre exemple (mais il en est d’autres), le code de la sécurité sociale envisage expressément le sort des sommes ou avantages versés par des personnes autres que l’employeur au profit desquelles le salarié intervient, tels, par exemple, les entreprises dont les produits sont distribués dans les corners des grands magasins par le personnel de ces derniers (CSS, art. L. 242-1-4).
Autant dire que, en l’espèce, il était couru d’avance que l’interposition d’une association, même propriétaire du véhicule, entre l’employeur et le salarié ne pouvait suffire à exclure la possibilité d’une rémunération. La Cour de cassation ne surprend pas lorsqu’elle juge que « la circonstance selon laquelle le véhicule est mis à la disposition permanente de salariés par l’intermédiaire d’un tiers ne saurait faire obstacle à la constatation de l’existence d’un avantage en nature, lorsque l’attribution de cet avantage résulte de l’appartenance des salariés à l’entreprise ».
Véhicules et rémunération
Qu’il fût possible que les salariés profitassent d’une rémunération est une chose. Qu’il y ait eu rémunération en est une autre. Car si la rémunération est protéiforme, il faut tout de même qu’elle soit un « avantage » pour le salarié. Et c’est ici que le montage pouvait avoir un intérêt, si tant est qu’il eut été pertinemment manié.
En matière de transport par véhicule mis à disposition par l’entreprise, il est deux types de déplacement : le déplacement personnel et le déplacement professionnel. Certes, les frontières entre ces deux modes sont parfois délicates à tracer (peuvent être débattus les trajets domicile-travail quoique ceux-ci relèvent en principe de la catégorie des déplacements personnels), il n’en demeure pas moins que, les grandes aires en sont connues. D’un côté, le salarié ne loue à l’employeur que sa force de travail ; il ne saurait être tenu des frais nécessaires à l’exercice de l’activité de l’entreprise (v. par ex., Soc. 27 mars 2019, n° 17-31.116, RDT 2019. 725, obs. F. Fouvet
). C’est donc à l’employeur d’en assumer la charge, soit en mettant à disposition du salarié les moyens nécessaires comme, par exemple, la mise à disposition d’un véhicule, soit en remboursant les frais engagés. L’administration sociale (et fiscale par ailleurs) tire logiquement les conséquences de cette situation de droit ; elle admet que de telles mises à dispositions ou de tels remboursements (Arr. 20 déc. 2002, art. 4 ; BOSS, v° Frais professionnels, nos 380 s.) échappent à tout prélèvement obligatoire. D’un autre côté, l’usage à titre privé d’un véhicule par le salarié (il est d’usage de parler de « véhicules d’entreprise » lorsqu’il est expressément fait interdiction aux salariés d’utiliser à titre privé les véhicule mis à leur disposition, et de « véhicules de fonctions » lorsque l’utilisation à titre privé est autorisée) constitue un avantage (donc une rémunération), sauf pour ledit salarié à s’acquitter de la valeur de cet usage c’est-à-dire à en supporter le coût. Quant à la détermination de ce coût, l’administration sociale tolère deux usages : ou bien une évaluation au réel, à l’aune du nombre de kilomètres parcourus à ces deux titres ; ou bien, de manière forfaitaire (de façon à éviter en pratique le décompte fastidieux des km), les modalités de calcul variant selon que le véhicule est loué ou acheté par l’employeur et selon que le carburant est pris ou non charge par l’employeur (Arr. 10 déc. 2002, art. 3).
Le montage organisé en l’espèce par l’intermédiaire de l’association permettait effectivement aux salariés de bénéficier, à titre privé, d’un véhicule qui, par ailleurs, pouvait servir aux déplacements professionnels. Cette organisation n’avait rien d’illicite. Elle impliquait seulement que, tant au regard du droit du travail pour apprécier le respect par l’employeur de ses obligations (la prise en charge des frais lui incombant), qu’au regard des cotisations de sécurité sociale pour permettre d’assoir les cotisations, fussent distinguées les utilisations professionnelles et personnelles. En apparence, une telle distinction était effectivement réalisée. Le salarié assumait par principe le coût complet du véhicule mais, sur une base déclarative, l’employeur supportait moyennant le versement des indemnités kilométriques le coût professionnel du véhicule. Les apparences étaient sauves…
La preuve des distances parcourues
Voilà qui était assez naïf. Car, pour justifier des kilomètres parcourus à titre professionnel, l’employeur espérait pouvoir n’invoquer que les factures émises par l’association. La Cour de cassation se livre alors à un cours de droit de la preuve en matière de cotisations sociales. Première étape, la charge de la preuve : « s’il incombe d’abord à l’URSSAF d’établir, notamment par le procès-verbal des agents de contrôle qui fait foi jusqu’à preuve contraire, la mise à disposition permanente, par l’employeur, d’un véhicule au profit de ses salariés, il appartient ensuite à l’employeur de démontrer que cette mise à disposition, fût-ce par l’intermédiaire d’un tiers, est exclusive de tout avantage en nature ». Deuxième étape, l’objet de la preuve : « L’employeur doit, par conséquent, rapporter la preuve qu’il prend exclusivement en charge le coût afférent aux kilomètres parcourus par ses salariés dans le cadre de leurs déplacements professionnels, sans aucune participation au coût de l’usage personnel du véhicule par ces derniers ». Troisième étape, les moyens de preuve : « Si, conformément à l’article 1358 du code civil, cette preuve peut être rapportée par tout moyen, elle ne peut cependant résulter des seules facturations établies par le tiers qui met les véhicules à disposition des salariés, lesquelles doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve ». Si la motivation paraît difficilement critiquable en l’état, elle marque une notable inflexion de la Cour de cassation par rapport à ces précédentes décisions (Civ. 2e, 7 sept. 2023, n° 21-15.408, préc. ; 21 mars 2024, n° 22-14.486, préc.), où elle exigeait que l’URSSAF et, à sa suite, les juges du fond caractérisent précisément l’avantage en nature, sans pouvoir déduire celui-ci du caractère dérisoire de la cotisation finalement supportée par les salariés.
Civ. 2e, 9 janv. 2025, FS-B, n° 22-15.766
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