Crédit intégralement exécuté et obligation de vérification de la solvabilité
Dans un arrêt en date du 11 janvier 2024, la Cour de justice de l’Union européenne rappelle que les juridictions des États membres peuvent sanctionner le prêteur n’ayant pas respecté son obligation d’évaluer la solvabilité du consommateur alors que ledit consommateur n’a pas subi de conséquence préjudiciable de cette violation et que le prêt a été intégralement remboursé.
Les renvois préjudiciels portant sur la directive 2008/48/CE relative aux contrats de crédits aux consommateurs sont moins nombreux que ceux portant sur la directive 93/13/CEE concernant les clauses abusives. Mais deux arrêts récents prouvent que les questions préjudicielles concernant ce texte ont encore de beaux jours devant eux. Le premier concerne évidemment l’arrêt BMW Bank qui a été rendu dans les trois affaires que nous avons commenté dans ces colonnes au début du mois de janvier (CJUE 21 déc. 2023, BMW BANK, aff. C-38/21, C-47/21 et C-232/21, Dalloz actualité, 10 janv. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 6
). Le second est un arrêt rendu le 11 janvier 2024 que nous analysons aujourd’hui. Il concerne la responsabilisation des prêteurs et la prévention de pratiques dites irresponsables dans l’octroi de certains crédits aux consommateurs. Plus particulièrement, il était question de l’obligation de contrôle de la solvabilité issue de la directive de 2008.
L’affaire puise ses origines en République tchèque. Un consommateur souscrit un crédit à la consommation pour environ 2 000 € (50 000 couronnes tchèques) auprès d’un établissement bancaire. Le consommateur a fourni, en amont de la conclusion du contrat, certaines informations relatives à sa situation personnelle et économique. Il rembourse le crédit et verse l’intégralité des sommes dues pour 3 500 € (2 000 € + les intérêts et les autres frais annexes). Une cession de créance intervient entre le consommateur et une société commerciale par laquelle le premier cède à la seconde « les créances qu’il aurait pu faire valoir à l’encontre du prêteur au titre du contrat de crédit à la consommation ». C’est dans ce contexte que la société cessionnaire décide d’assigner le prêteur de deniers devant l’Okresní soud Praha-západ (le Tribunal de district de Prague-Ouest). Elle argue, en effet, que le contrat de crédit initial est nul dans la mesure où le prêteur a manqué à son obligation d’évaluer la solvabilité du consommateur. La banque s’en défend et avance, au demeurant, que le prêt a de toute manière été exécuté intégralement. Le tribunal de district hésite sur la solution à retenir. Faire droit à la demande du cessionnaire reviendrait, selon lui, à sanctionner de manière disproportionnée la banque alors que la violation de l’obligation d’évaluer la solvabilité du consommateur avant la conclusion du contrat n’a pas entraîné de conséquences préjudiciables pour celui-ci. La sanction n’aurait alors qu’un but préventif note encore la décision.
C’est dans ce contexte que le tribunal décide de surseoir à statuer et de renvoyer la question suivante à titre préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne :
« La directive [2008/48/CE] vise-t-elle à sanctionner un prêteur en raison de son évaluation incomplète de la solvabilité du consommateur, même dans le cas où le consommateur a remboursé intégralement le crédit et n’a fait valoir aucun grief à l’encontre du contrat au cours du remboursement du crédit ? »
Nous allons étudier la réponse donnée dans l’arrêt du 11 janvier 2024.
Sur la recevabilité de la question préjudicielle
Un problème de recevabilité nous intéresse en premier lieu en ce qu’il est présenté par la Commission européenne, ce qui est relativement peu fréquent dans cette branche du contentieux économique de l’Union européenne.
La Commission avait considéré, dans la présente affaire, que la question préjudicielle renvoyée par le tribunal de district présentait un caractère hypothétique. Elle avançait qu’aucun élément de la décision renvoyant la question ne justifiait factuellement l’insuffisance de l’obligation d’évaluation de la solvabilité par la banque. Les faits repris par la Cour de justice démontre bien, en effet, qu’il y a eu un certain contrôle de la solvabilité. Mais l’arrêt du 11 janvier 2024 rappelle, comme très souvent, la présomption de pertinence des questions préjudicielles. Il n’y a guère que lorsqu’il est « manifeste » (pt n° 18) que l’interprétation sollicitée n’a aucun rapport avec le litige ou lorsque le problème n’est qu’hypothétique que la présomption cesse de produire ses effets.
La Cour de justice ne peut dès lors, contrairement à ce qu’avançait la Commission européenne, déclarer la question comme irrecevable en l’état de ces arguments. Elle n’est pas en mesure, en effet, de pouvoir interpréter le droit national prévoyant les critères litigieux pour s’assurer du respect ou non de l’obligation d’évaluation. Elle doit ici se fier à l’analyse qui est faite par la juridiction de renvoi, faute de pouvoir interpréter les faits et le droit national, compétence qui relève des seuls juges nationaux (pt n° 23). Il n’y a là qu’une application tout à fait légitime de la jurisprudence constante de la Cour. Il n’en reste pas moins que l’on peut valablement s’interroger sur la violation effective de la directive en pareille situation. Ainsi, toute l’affaire revenant à la juridiction de renvoi après la question préjudicielle pourrait purement et simplement s’évaporer si le tribunal de district se rend compte que la solvabilité a été suffisamment évaluée par le prêteur de deniers. Ce sera là un argument à faire valoir par l’établissement prêteur de deniers.
Le fond de la question pose davantage difficulté.
Sur le fond de la question : le caractère dissuasif de la sanction
Premier rappel utile opéré par l’arrêt du 11 janvier 2024, celui du champ d’application de la directive 2008/48/CE qui ne dépend que de la qualité des parties au contrat de crédit. La précision est nécessaire car, en raison de la cession de créance, les deux parties au procès sont, en l’espèce, professionnelles. Mais, au demeurant, le contrat de crédit avait bien été conclu entre un professionnel et un consommateur. La cession de créance postérieure ne fait pas perdre à la directive son emprise sur le cas d’espèce, ce qui est évidemment une très bonne chose pour assurer son application.
La principale difficulté du renvoi préjudiciel repose évidemment sur l’exécution intégrale du crédit. La Cour de justice commence donc par rappeler que la directive ne prévoit pas la manière dont le prêteur doit s’acquitter de son obligation d’évaluation ni des obligations que celui-ci doit respecter si la solvabilité fait défaut.
L’arrêt évoque donc une jurisprudence désormais bien assise sur le contenu de la directive en précisant que cette obligation « tend à prévenir le simple risque de surendettement ou d’insolvabilité résultant d’une vérification suffisante de la capacité et de la propension de celui-ci à rembourser le crédit » (pt n° 35 de l’arrêt). La dimension protectrice du consommateur est, en effet, patente. L’intérêt de la question permet évidemment de responsabiliser les prêteurs de deniers. La conséquence de ces rappels reste bien simple. Comme on pouvait s’en douter, l’exécution intégrale du prêt n’a aucune incidence sur une éventuelle violation de l’obligation. Cette exécution intégrale ne régularise pas, en d’autres termes, ladite violation (pt n° 37 de l’arrêt).
L’arrêt a très certainement été modifié peu avant sa mise à disposition pour inclure au pt n° 38 une référence au très récent arrêt BMW BANK de décembre 2023 (CJUE 21 déc. 2023, BMW BANK, v. spéc. les développements sur l’aff. C-232/21). Cette décision avait, en effet, rappelé que le consommateur ne peut plus se prévaloir d’un droit de rétractation issu de la même directive (art. 14, § 1) une fois le contrat de crédit, en vue d’acquérir un véhicule, intégralement exécuté. La décision du 11 janvier 2024 n’y voit aucune contradiction.
Et elle a raison puisque le droit de rétractation ne poursuit pas le même but que l’obligation d’évaluation de la solvabilité. Dans ce dernier cas, une créance naît dans le patrimoine du consommateur, ce qui ne l’empêche donc pas de réclamer son dû après exécution intégrale en raison de la nullité et/ou de la déchéance du droit aux intérêts qu’il peut invoquer.
Une seconde difficulté existe sur la sanction en tant que telle. Ici, l’arrêt rappelle au pt n° 40 que les sanctions de ce pan de la directive 2008/48/CE doivent être « effectives, proportionnées et dissuasives ». Nous l’aurons compris, le raisonnement à suivre découle simplement de ce constat. En droit tchèque, la violation de l’obligation étudiée précédemment implique la nullité du contrat et donc la déchéance du droit aux intérêts. Peu importe, pour la Cour de justice, que cette sanction soit « disproportionnée » comme le notait la juridiction de renvoi puisque ladite sanction a pour but de responsabiliser le prêteur. Elle retient également que conditionner la sanction à la démonstration d’une conséquence préjudiciable pour le consommateur pourrait permettre aux professionnels de profiter de la situation dans certaines espèces. C’est donc la recherche du caractère dissuasif de la sanction qui permet à la Cour de justice de justifier sa solution. Il est possible d’invoquer la déchéance du droit aux intérêts convenus même si le crédit a été intégralement remboursé et qu’aucune conséquence préjudiciable n’est à déplorer pour le consommateur.
On ne peut que noter qu’un tel choix s’inscrit dans la lignée jurisprudentielle de l’interprétation de la directive de 2008 qui fait peser une assez lourde charge sur les établissements de crédit à des fins de protection du consommateur.
En France, les articles L. 341-2 et L. 341-3 du code de la consommation permettent au consommateur de solliciter la déchéance du droit aux intérêts dès lors que l’obligation d’évaluation de l’article L. 312-16 n’a pas été respectée (v. J.-D. Pellier, Droit la consommation, Dalloz, 4e éd., coll. « Cours », 2024, p. 263, n° 182).
Les établissements bancaires doivent donc être particulièrement prudents dans le contexte de l’arrêt du 11 janvier 2024 !
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