Cumul des qualifications de financement illicite de parti et d’abus de biens sociaux

Dans le dernier acte de l’affaire des kits de campagne, la chambre criminelle de la Cour de cassation juge que les qualifications de recel d’abus de biens sociaux et d’acceptation par un parti d’un financement provenant d’une personne morale peuvent être cumulées, si bien qu’il était possible de substituer l’incrimination de recel à celle de financement illicite, entre-temps dépénalisée.

En mars 2013, soupçonnant des faits délictuels dans le cadre du financement, par le Front national, d’un candidat aux élections législatives de 2012, la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques a adressé un signalement au procureur de la République de Paris.

Au gré d’une enquête préliminaire, puis d’une information judiciaire, il apparaissait que l’association Jeanne, micro-parti de Marine Le Pen, avait été chargée, moyennant paiement, de fournir un kit de campagne à chacun des candidats du Front national (comprenant affiches, tracts, création d’un site internet, prestation comptable, etc.). Cet achat, d’une valeur de 16 650 €, était obligatoire pour tous les investis par le parti.

Afin de financer ce dernier, l’association Jeanne proposait un prêt assorti d’intérêts d’un montant équivalent au coût du kit. Une fois les candidats remboursés de leurs frais de campagne par l’État, ils devaient restituer à l’association le montant du prêt, augmenté des fameux intérêts, ainsi payés pas le contribuable au titre du financement public des frais de campagne.

Un autre volet de la même affaire concernait la société de communication qui avait la charge de la confection des kits. Gérée par des proches du Front national, cette société a consenti, au profit du parti, des crédits fournisseurs sans contrepartie et donc contraires à son intérêt social, la rendant victime d’un abus de biens sociaux.

En 2020, puis 2023, de nombreux cadres du Front national, les partis eux-mêmes et les gérants des sociétés impliquées étaient condamnés pour escroquerie, tentative d’escroquerie, abus de biens sociaux, recel, blanchiment, faux et usage de faux. La Cour de cassation, dans sa décision du 19 juin dernier, avait à connaître des pourvois contestant le recel d’abus de biens sociaux s’agissant tant du trésorier du Front national, à l’époque des faits, que du parti lui-même. Ces derniers avaient été respectivement condamnés à six mois d’emprisonnement avec sursis d’une part et à une amende de 18 750 € de l’autre.

Les règles de financement des partis politiques et l’infraction de financement illicite

Les règles enserrant le financement des campagnes émanent notamment de la loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique. L’article 11-4 y proscrit aux personnes morales de contribuer au financement des partis ou groupements politiques (à l’exception des partis ou groupements eux-mêmes). À ce titre, l’article 11-5 prévoyait, à l’époque des faits, une peine d’un an d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende pour ceux qui versaient ou acceptaient des dons en violation de la règle précitée. Seulement, à la suite d’une modification intervenue en 2013, l’acceptation d’un don par une personne morale au profit d’un seul parti demeurait interdite mais n’était paradoxalement plus assortie de sanction. Ce n’est qu’en 2015, constatant les conséquences de cette dépénalisation, que le législateur rectifia le tir en rétablissant les sanctions pénales.

Initialement, la poursuite dirigée contre le Front national et son trésorier était fondée sur les dispositions de la loi de 1988 et l’infraction de financement illicite. Toutefois, la loi de 2013, dépénalisant l’acceptation, par un parti, de dons émanant d’une personne morale, intervenait en cours de procédure. Or, en vertu de l’article 112-1 du code pénal et de la rétroactivité in mitius, les nouvelles dispositions moins sévères, à l’instar d’une dépénalisation, s’appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur. Dès lors, les poursuites ne pouvaient être utilement exercées du chef de financement illicite d’un parti politique.

Loin d’être alors abandonnées, ces dernières s’appuyaient sur une autre qualification : le recel d’abus de biens sociaux. Toutefois, les requérants critiquaient ce choix en dénonçant un détournement de procédure. Le trésorier du Front national évoquait la violation des règles de cumul prévues par l’article 132-2 du code pénal tandis que le parti arguait, quant à lui, de la méconnaissance du principe de légalité tel qu’il résulte de l’article 111-3 du même code. La question soumise à la chambre criminelle était de savoir si les faits pouvaient être poursuivis du chef d’une infraction générale à défaut de pouvoir l’être du chef d’une infraction spéciale en raison de sa dépénalisation.

Infraction générale réprimée contre infraction spéciale dépénalisée : choisir, est-ce détourner ?

Quelle qualification donner à des faits lorsqu’ils tombent, d’une part, sous le coup d’une infraction spéciale (mais dépénalisée) et, d’autre part, sous le coup d’une infraction générale ?

Régulièrement, la chambre criminelle rappelle qu’un même fait, autrement qualifié, ne saurait entraîner une double déclaration de culpabilité, au titre de la règle non bis in idem (Crim. 18 juin 1979, n° 78-91.238 P ; 3 mai 2018, n° 17-82.034). Dans de telles situations et afin d’éviter les cumuls, des règles ont été posées par la jurisprudence pour trancher les éventuels conflits de qualifications. S’agissant du cas d’espèce, « quand un fait est susceptible de deux qualifications, l’une générale, l’autre spéciale, c’est la seconde qui est retenue au détriment de la première, conformément à l’adage specialia generalibus derogant » (Rép. pén., Concours d’infractions, par P. Bonfils, n° 18).

Les règles de cumul étant établies par le code pénal, nul choix ne peut être effectué selon des calculs d’opportunité sans risquer un détournement de procédure destiné à esquiver la dépénalisation du financement illicite. Partant, la qualification générale ne peut servir de rattrapage d’une qualification spéciale non réprimée : c’est cette dernière qui doit primer en cas de conflit. Une possibilité toutefois : lorsque les deux qualifications auraient pu être cumulées au stade de la condamnation, elles peuvent également l’être au stade de la poursuite.

La Cour de cassation valide, sur ce point, le raisonnement tenu par les juges du fond. Ainsi, lorsque la loi a, postérieurement aux faits reprochés, abrogé une infraction pénale, les mêmes faits peuvent être poursuivis sous une autre qualification et punis des peines prévues par celle-ci dès lors que les deux qualifications auraient pu être cumulées au stade de la condamnation si la première n’avait pas été abrogée.

Si le cumul est possible, alors le choix dans la qualification l’est aussi.

Encore faut-il savoir selon quelles règles le cumul est admis. En effet, la cour d’appel, appliquant des règles de cumul, se trouve partiellement censurée, manquant de mobiliser les récentes décisions de la Cour de cassation en la matière.

Le cumul des qualifications : application des critères posés par les arrêts du 15 décembre 2021

La Cour d’appel de Paris, dans sa décision du 15 mars 2023, s’est fondée sur une solution révolue de la chambre criminelle (Crim. 8 déc. 2015, n° 14-85.548, Dalloz actualité, 22 déc. 2015, obs. C. Benelli-de Bénazé ; D. 2016. 2424, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, L. Miniato et S. Mirabail ; RDI 2016. 86, obs. G. Roujou de Boubée ; AJ pénal 2016. 149, obs. R. Leost ; Dr. pénal 2016. Comm. 32, note J.-H. Robert). Pour estimer que les conditions d’une double poursuite étaient réunies, elle s’est appuyée sur le fait que les deux qualifications en présence différaient dans leurs éléments constitutifs et protégeaient chacune des intérêts sociaux distincts. Or, dès 2016 et sous l’impulsion européenne de l’arrêt Zolotoukhine c/ Russie de 2009, la chambre criminelle abandonnait le critère des « intérêts sociaux distincts » (CEDH, gr. ch., 10 févr. 2009, Sergueï Zolotoukhine c/ Russie, n° 14939/03, D. 2009. 2014 , note J. Pradel ; RSC 2009. 675, obs. D. Roets ; RD publ. 2010. 873, note Surrel ; JCP 2009. I. 143, chron. Sudre).

Elle jugeait alors que « les faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le même prévenu, à deux déclarations de culpabilité de nature pénale, fussent-elle concomitantes » (Crim. 26 oct. 2016, n° 15-84.552, Dalloz actualité, 7 nov. 2016, obs. S. Fucini ; D. 2016. 2217 ; ibid. 2017. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2017. 35, obs. J. Gallois ; RSC 2016. 778, obs. H. Matsopoulou ; JCP 2017. 16, note N. Catelan ; Dr. pénal 2017. Comm. 1, note P. Conte ; Rev. pénit. 2016. 935, obs. O. Décima ; ibid. 941, obs. G. Beaussonie).

Néanmoins, le 15 décembre 2021, la Cour de cassation rendait deux arrêts d’importance, porteurs du renouveau du cumul des qualifications (Crim. 15 déc. 2021, n° 21-81.864 FP-B, D. 2022. 154 , note G. Beaussonie ; AJ pénal 2022. 34, note C.-H. Boeringer et G. Courvoisier-Clément ; RSC 2022. 311, obs. X. Pin ; ibid. 323, obs. Y. Mayaud ; RTD com. 2022. 188, obs. B. Bouloc ; 15 déc. 2021, FP-B, n° 20-85.924, D. 2022. 12 ; RTD com. 2022. 193, obs. B. Bouloc ; v. en ce sens, Dalloz actualité, 6 janv. 2022, obs. M. Dominati). Il était ainsi jugé que des faits identiques peuvent donner lieu à plusieurs déclarations de culpabilité concomitantes sauf :

  • lorsque la caractérisation des éléments constitutifs de l’une des infractions exclut nécessairement la caractérisation des éléments constitutifs de l’autre ;
  • lorsque l’une des qualifications correspond à un élément constitutif ou à une circonstance aggravante de l’autre ;
  • lorsque l’une des qualifications retenues, dite spéciale, incrimine une modalité particulière de l’action répréhensible sanctionnée par l’autre infraction, dite générale.

Dans l’arrêt du 19 juin dernier, la Cour rappelle que c’est désormais selon ces critères qu’il convient de régler la question du cumul des qualifications. Elle ne tarde d’ailleurs pas à en faire la démonstration en analysant le cumul entre l’infraction de financement illicite d’un parti politique et celle de recel d’abus de biens sociaux.

Un choix finalement permis par la possibilité de cumuler financement illicite et recel d’abus de biens sociaux

Parachevant son raisonnement, la chambre criminelle l’éprouve en appliquant aux faits de l’espèce le cadre posé en 2021.

Dans sa motivation, la Cour indique que les deux qualifications de recel d’abus de biens sociaux et d’acceptation par un parti politique d’un financement provenant d’une personne morale sont susceptibles d’être appliquées concurremment. En effet, elle affirme qu’aucune de ces deux infractions ne correspond à un élément constitutif ou à une circonstance aggravante de l’autre, ni n’incrimine une modalité particulière de l’action répréhensible sanctionnée par l’autre infraction.

Puisque les deux qualifications peuvent être cumulées, les mêmes faits peuvent être poursuivis sous la qualification générale, et ce malgré l’existence d’une infraction spéciale. La chambre criminelle valide donc la solution rendue par les juges du fond et rejette les pourvois.

Si l’affaire dite « des kits de campagne du Front national » est définitivement close, le parti politique – depuis devenu Rassemblement national – n’en est pas à sa dernière échéance judiciaire : l’affaire des assistants parlementaires européens promet aux vingt-sept cadres prévenus une rentrée pour le moins chargée.

 

Crim. 19 juin 2024, F-B, n° 23-82.194

© Lefebvre Dalloz