De la banqueroute par augmentation frauduleuse du passif par abstention
Le délit de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif social peut consister en une omission, manifestation délibérée, de s'acquitter de cotisations sociales.
Par cet arrêt publié, la Cour de cassation énonce que le délit de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif (C. com., art. L. 654-2, 3°) peut consister en une abstention. Si cette position – assez inattendue – a le mérite de renouveler une question complexe du droit pénal des procédures collectives, elle n’en soulève pas moins des interrogations quant à son domaine d’application et à son mode opératoire.
« L’accusé est-il coupable d’avoir supposé des dettes passives et collusoires entre lui et des créanciers fictifs, en se constituant débiteur, sans cause ni valeur, par le bilan qu’il a présenté et signé ? ». Voici une question que, à une époque où la banqueroute pouvait encore emporter une qualification criminelle (P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, 12e éd., Dalloz Action, 2023/2024, nos 932.100 s. ; L. Saenko, Le Lamy. Droit pénal des affaires, v° Banqueroute, 2023, n° 2396), des jurys d’assises étaient amenés à se poser lorsqu’ils étaient confrontés à des débiteurs qui aggravaient volontairement le passif de leur société pour porter atteinte au gage de leurs véritables créanciers (Crim. 3 juill. 1833, cité in A.-C. Renouard, Traité des faillites et banqueroutes, t. 2, Paris, 1842, p. 478). Si cette forme pour le moins subtile de banqueroute pouvait effectivement tomber sous le coup de la loi pénale, c’est que l’article 591 de l’ancien code de commerce employait une formule pour le moins généreuse : « Sera déclaré banqueroutier frauduleux (…) tout commerçant failli qui (…), soit dans ses écritures, soit par ses actes publics ou des engagements sous signature privée, soit par son bilan, se sera frauduleusement reconnu débiteur de sommes qu’il ne devait pas », disait-il.
Augmenter sans droit l’assiette de ses dettes constituait dès lors un cas de banqueroute aussi grave que les plus classiques détournements d’actifs ou emplois de moyens ruineux. D’où une certaine continuité dans la répression, l’augmentation frauduleuse du passif ayant par la suite été incriminée par l’article 129, 3°, de la loi n° 67-563 du 13 juillet 1967 avant de l’être par la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 – à l’article 197, 3° – puis par le code de commerce, à l’article L. 626-2, 3°, d’abord, et à l’article L. 654-2, 3°, ensuite. Cependant, contrairement aux autres formes de banqueroute – qui donnent lieu à un contentieux pour le moins nourri –, la question s’est posée de savoir si l’augmentation frauduleuse du passif social devait forcément consister en des actes positifs ou si elle pouvait se manifester par une abstention, c’est dire par le fait « de ne pas faire ».
C’est à cette question que répond l’arrêt rendu le 1er février 2023 par la chambre criminelle de la Cour de cassation et qui aura les honneurs de la publication au Bulletin.
Au cas d’espèce, un travailleur indépendant qui avait adhéré au Mouvement pour la libération de la protection sociale (MLPS) n’avait pas réglé la contribution sociale généralisée (CSG) et la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) qu’il devait à l’URSSAF au titre du régime obligatoire. Le débiteur contesta les contraintes qui lui furent adressées devant le tribunal des affaires de sécurité sociale puis devant la cour d’appel, laquelle le condamna à s’acquitter des cotisations non réglées ainsi qu’à des dommages et intérêts. Alors qu’un huissier de justice était chargé de recouvrer les créances en question, le travailleur indépendant transféra une grande partie de son patrimoine, personnel et professionnel, à son fils, ne laissant sur ses comptes bancaires que des sommes inférieures aux quotités saisissables. Compte tenu de la persistance des impayés, l’URSSAF déposa une plainte du chef de la contravention de défaut de conformité aux prescriptions de la législation de sécurité sociale et saisit le tribunal de commerce afin de faire constater l’état de cessation des paiements et de voir ouvrir une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Une procédure de redressement judiciaire fut alors ouverte et convertie en liquidation, tandis que le ministère public ouvrit, lui, une enquête. Le débiteur fut ensuite poursuivi pour banqueroute et, après en avoir été reconnu coupable tant par le tribunal correctionnel que par la cour d’appel, forma un pourvoi devant la Cour de cassation.
Par lui, il reprochait à la cour d’appel de l’avoir condamné pour banqueroute par augmentation frauduleuse de passif sans avoir caractérisé un acte positif, se contentant d’une simple abstention de payer une dette. L’argument fut suivi par la chambre criminelle qui, par un raisonnement en deux temps, énonce qu’« en premier lieu, l’article L. 654-2, 3°, du code de commerce n’exclut aucune modalité d’augmentation du passif » (§ 19) et qu’« en second lieu, le comportement du prévenu est frauduleux dès lors qu’il consiste en une omission, manifestement délibérée, de s’acquitter des cotisations sociales dues » (§ 20). Le rejet est alors prononcé.
La matérialité négative du délit de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif
Cet arrêt est d’une grande importance en ce qu’il apporte une précision fondamentale à la façon dont il convient d’appréhender la matérialité du délit de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif.
Pour la Haute juridiction, ce délit peut valablement se constituer par une matérialité négative. Cette position ne manquera pas de surprendre lorsqu’on se rappelle que, depuis qu’il a été l’objet d’une lourde dépénalisation dans les années 1980, le délit de banqueroute s’est stabilisé dans la lettre de l’article L. 654-2 du code de commerce autour de cinq formes dont les éléments matériels, pris notamment de leur expression positive ou négative, ne soulèvent pas de difficultés majeures. C’est ainsi que le fait de « fai(re) » des achats ou d’« employer » des moyens ruineux pour se procurer des fonds sont des actions qui ne peuvent s’entendre que dans un acte positif (C. com., art. L. 654-2, 1°). Il en va de même du fait de « détourner » ou « dissiper » des actifs (C. com., art. L. 654-2, 2° ; Crim. 24 avr. 1984, n° 83-92.675 P), de « tenir » une comptabilité fictive, de « fai(re) » disparaître des documents comptables (C. com., art. L. 654-2, 4° - 1er et 2e hypothèses) ou de « tenir » une comptabilité manifestement incomplète (C. com., art. L. 654-2, 5°). Par opposition, le fait de s’« absten(ir) de tenir toute comptabilité » (C. com., art. L. 654-2, 4° - 3e hypothèse) s’inscrit assurément dans une matérialité négative, qui ne peut se consommer que par une abstention.
Qu’en est-il alors de l’augmentation frauduleuse du passif (C. com., art. L. 654-2, 3°) ? La référence au terme « augment(er) » trahit, semble-t-il, l’exigence d’une action positive devant peser sur l’auteur du délit. Ce n’est du reste qu’à ce prix que cette forme de banqueroute se distingue utilement du classique « laisser aller » de l’entrepreneur qui, par abandon de la conduite de ses affaires, laisse passivement les dettes sociales s’accumuler sans chercher à redresser la conduite de son entreprise. Dans l’esprit des législateurs cependant, il ne fait pas de doute que cette passivité – qui peut confiner au désespoir – ne saurait per se appeler à son soutien la répression publique. C’est même l’effet contraire qu’a voulu atteindre la dépénalisation du droit moderne de la banqueroute, en distinguant de façon plus efficace ce qui ressort de la faute de ce qui doit, par exception, ressortir de la culpabilité. Il est donc assez logique, si ce n’est souhaitable, de considérer que le débiteur qui désire augmenter frauduleusement le passif de son entreprise dans le but de porter atteinte à l’intérêt de ses véritables créanciers le fait nécessairement par et à travers un acte positif. Car dans le monde des hommes, le fait positif assoit la certitude, là où le fait négatif, lui, suscite toujours le doute et la perplexité.
La chambre criminelle de la Cour de cassation semble, du reste, avoir fait sienne cette approche prudente de l’infraction en approuvant des juges du fond d’avoir condamné de ce chef une personne qui avait acheté des marchandises demeurées impayées alors qu’elle les avait revendues (Crim. 16 juin 1999, n° 98-83.835) ou un gérant qui avait consenti sans autorisation de l’assemblée générale de sa société d’importantes avances de trésorerie au profit d’une autre société dont il était le gérant (Crim. 30 avr. 2003, n° 02-86.760). On pourra en dire autant pour l’agent immobilier qui avait payé des charges et des dettes exigibles grâce au produit de loyers pourtant destinés à son bailleur (Crim. 13 mars 2002, n° 01-82.868) ou du gérant de fait qui s’était octroyé un salaire dont il savait que sa société ne pouvait supporter le coût et dont il s’est empressé de demander le paiement de l’arriéré lors de la procédure de liquidation (Crim. 29 nov. 2016, n° 15-86.116, D. 2016. 2464
; AJ pénal 2017. 96, obs. A.-G. Robert
; Rev. sociétés 2017. 438, note B. Bouloc
; RSC 2017. 314, obs. H. Matsopoulou
; RTD com. 2017. 459, obs. B. Bouloc
).
Dans toutes ces hypothèses, il est aisé de constater, d’une part, que l’augmentation du passif est caractérisée par des actes positifs de la part du débiteur et que, d’autre part – et de façon corolaire – son intention d’atteindre cet objectif ne fait pas l’ombre d’un doute. Surtout, n’est-ce pas cette exigence que la chambre criminelle est venue rappeler dans un arrêt du 26 janvier 2022 (Crim. 26 janv. 2022, n° 21-81.822, D. 2022. 1637, obs. C. Mascala
; Rev. sociétés 2022. 370, note H. Matsopoulou
; RSC 2022. 344, obs. H. Matsopoulou
; RTD com. 2022. 667, obs. L. Saenko
; ibid. 675, obs. B. Bouloc
; Dr. sociétés 2022, n° 36, note R. Salomon) ? Au cas d’espèce, des juges du fond avaient qualifié de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif le fait, pour un commerçant, de ne pas avoir licencié ses salariés ni d’avoir mis un terme à un bail en cours, alors même qu’il savait que la situation de sa société était totalement compromise. La Cour de cassation prononça une cassation au sens cristallin : « en l’état de ces énonciations, qui ne caractérisent pas l’existence d’un acte tendant à l’augmentation frauduleuse du passif au détriment des véritables créanciers de la société débitrice, la cour d’appel n’a pas justifié sa décision ».
À la lumière de l’arrêt commenté, cette position ne pourra évidemment qu’étonner. Faut-il considérer que l’arrêt du 1er février 2023 opère un revirement de jurisprudence ?
Un revirement de jurisprudence ?
La réponse nous paraît négative, et ce, pour plusieurs raisons.
D’une part, contrairement à l’arrêt du 26 janvier 2022 – où les juges du fond n’avaient pas caractérisé contre le débiteur une action, même antérieure à l’inaction coupable, qui aurait eu pour objectif manifeste d’augmenter le passif –, ceux qui se sont prononcés dans le cadre de l’arrêt commenté se sont appuyés sur plusieurs actes positifs dont le lien de causalité avec l’augmentation est incontestable. Il en fut ainsi des nombreuses contestations des contraintes délivrées par l’URSSAF qu’a réalisées le débiteur devant le tribunal des affaires de sécurité sociale, ou de l’organisation de son insolvabilité à travers notamment les transferts de fonds qu’il a consentis à son fils. Pour les juges du fond, la messe est dite : « son comportement s’analyse ainsi, non comme une inaction, mais comme des agissements répétés ». Cette approche lucide de l’infraction doit de toute évidence être soutenue en ce qu’il serait contreproductif – et parfaitement naïf – de neutraliser la répression au motif qu’une attitude passive (à l’apparence saine et tranquille) se substitue à une attitude active (avec la charge coupable qui est la sienne).
D’autre part, en matière de banqueroute par détournement d’actifs, la chambre criminelle a été amenée à juger que l’inaction d’un débiteur n’était pas en soi incompatible avec les exigences d’une matérialité positive. Ainsi de cet arrêt du 18 mars 2020 (Crim. 18 mars 2020, n° 18-86.492, D. 2020. 765
; ibid. 1807, obs. C. Mascala
; Rev. sociétés 2020. 371, note H. Matsopoulou
; RSC 2020. 325, obs. H. Matsopoulou
; RTD com. 2020. 726, obs. B. Bouloc
), qui concernait la présidente d’une association qui, bien qu’elle connût les difficultés financières de cette dernière, avait continué à se faire octroyer une rémunération excessive après la cessation des paiements. Dans son pourvoi, la présidente soutint que la commission du délit de banqueroute par détournement d’actifs ne pouvait se réaliser que par une action ; non par une abstention. La Cour de cassation resta cependant insensible à l’argument et prononça le rejet. Or, si la chose est entendue pour l’article L. 654-2, 2°, du code de commerce, pourquoi ne le serait-elle pas pour l’article L. 654-2, 3° ? Enfin, c’est le régime commercial de la faillite personnelle telle qu’elle peut être prononcée en suite d’une augmentation frauduleuse du passif qui emporte le même sentiment. Selon la chambre commerciale (Com. 29 avr. 2014, n° 13-12.563 P, D. 2014. 1039
; ibid. 1564, obs. C. Mascala
; ibid. 2196, chron. J. Lecaroz et F. Arbellot
; Rev. sociétés 2014. 404, obs. P. Roussel Galle
), cette augmentation peut parfaitement être causée par une abstention : « le fait de soustraire volontairement la société à l’impôt en France, dont était résulté un redressement fiscal ayant entraîné une augmentation des charges de la société et la cessation de ses paiements, la cour d’appel a pu, par ce seul motif, en déduire que le grief d’augmentation frauduleuse du passif était établi » ; cet arrêt est du reste cité en filigrane des motifs des juges du fond. Il semble donc que le délit de banqueroute par augmentation frauduleuse de passif puisse parfaitement se consommer par le fait de ne pas faire dès lors que l’inaction trouve sa souche dans une action antérieure. La première ne doit pas faire oublier la seconde. De même, cette lecture de l’infraction trouve un soutien solide dans la lettre de l’article L. 654-2, 3°, du code de commerce lequel, lorsqu’il incrimine une augmentation frauduleuse du passif du débiteur, vise certainement plus un résultat qu’une modalité précise qu’il imposerait à la commission. L’on comprendrait alors pourquoi, dans ses motifs, la Cour de cassation considère que : « (…) L. 654-2, 3°, du code de commerce n’exclut aucune modalité d’augmentation du passif » (§ 19).
Cette position n’est pas fausse, certes. Mais pour qu’elle soit exacte, encore faudrait-il ajouter que cela fait bien longtemps que la théorie de la commission par omission est bannie de notre Droit, de sorte que la commission des infractions s’inscrit naturellement dans une matérialité positive, les matérialités négatives faisant office d’exceptions. Aussi, ce n’est pas parce que l’article L. 654-2, 3°, du code de commerce ne détermine pas les modalités précises par lesquelles il entend caractériser l’augmentation de passif que cela signifie pour autant que la matérialité du délit peut être négative. Autant l’homicide volontaire (C. pén., art. 221-1) ou le vol (C. pén., art. 311-1) ne prévoient pas non plus de telles modalités ; autant il n’a jamais été question de considérer qu’ils puissent l’un et l’autre se consommer par une abstention. La raison s’en trouve dans le fait que leur résultat respectif est de nature matérielle, lequel ne peut dès lors être atteint que par une positivité.
En réalité, c’est la seconde partie des motifs de la Cour de cassation qui suscite davantage l’inquiétude. La Haute juridiction y énonce que « le comportement du prévenu est frauduleux dès lors qu’il consiste en une omission, manifestement délibérée, de s’acquitter des cotisations sociales dues ». C’est donc qu’elle considère que le délit de banqueroute par augmentation frauduleuse du passif peut désormais se consommer par une inaction pure, c’est-à-dire par une inaction qui ne fait pas suite à une action préalable. Pourquoi, sinon, n’aurait-elle pas fait référence à l’action répétée du débiteur, comme l’avaient fait les juges du fond ? Dans ces conditions, doit-on considérer que cette admission de l’abstention au titre de l’augmentation frauduleuse du passif est limitée à l’hypothèse où le débiteur ne s’acquitte pas des cotisations sociales ? Mais n’est-ce pas là, déjà, une infraction ? Toutes ces questions sont désormais ouvertes !
© Lefebvre Dalloz