De la charge de la preuve du point de départ de la prescription
Dans un arrêt rendu le 24 janvier 2024, la chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle que la charge de la preuve du point de départ d’un délai de prescription incombe à celui qui invoque la fin de non-recevoir en question.
Les questions autour de la prescription extinctive sont régulièrement au centre d’arrêts publiés au Bulletin ces derniers mois (v. par ex., Civ. 1re, 13 déc. 2023, n° 18-25.557 FS-B, Dalloz actualité, 12 janv. 2024, obs. C. Hélaine ; 15 nov. 2023, n° 22-23.266 F-B, Dalloz actualité, 21 nov. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 156
, note J. Douillard
; Dalloz IP/IT 2023. 612, obs. C. Lamy
; Légipresse 2023. 597 et les obs.
; Com. 4 oct. 2023, n° 22-18.358 F-D, Dalloz actualité, 17 oct. 2023, obs. C. Hélaine ; Civ. 1re, 12 juill. 2023, n° 21-25.587 F-B, Dalloz actualité, 25 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; Rev. prat. rec. 2023. 19, chron. O. Salati
; Com. 14 juin 2023, n° 21-14.841 F-B, Dalloz actualité, 20 juin 2023, obs. C. Hélaine ; 29 mars 2023, n° 21-23.104 F-B, Dalloz actualité, 7 avr. 2023, obs. C. Hélaine ; RTD civ. 2023. 370, obs. H. Barbier
). La thématique est, en effet, centrale dans le procès civil car les plaideurs savent à quel point la fin de non-recevoir tirée de la prescription peut être efficace pour éviter tout débat au fond sur un élément potentiellement délicat du dossier. Aujourd’hui, c’est un arrêt rendu le 24 janvier 2024 par la chambre commerciale de la Cour de cassation qui attire notre attention en ce qu’il croise habilement cette thématique avec le droit de la preuve.
Les faits débutent autour de l’acquisition, le 19 novembre 2012, par une personne de la quote-part d’une indivision sur une collection de manuscrits par l’entremise d’un conseiller en gestion de patrimoine. L’acquéreur conclut également avec le vendeur un contrat de dépôt et d’exploitation des manuscrits pour une durée de cinq ans. Le vendeur est placé, par la suite, en redressement judiciaire le 16 février 2015. Le 8 mars suivant, plusieurs dirigeants de la société venderesse sont mis en examen, l’enquête préliminaire ayant mis au jour des faits constitutifs d’une escroquerie.
L’acquéreur des manuscrits soutient avoir été mal informé et assigne, par actes extrajudiciaires des 13 et 14 février 2020, son conseiller en gestion de patrimoine en réparation de son préjudice et, avec lui, son assureur. Les juges du fond déclarent toutefois prescrite l’action en retenant que c’est au demandeur à l’action de justifier que celle-ci a été introduite durant le délai quinquennal de l’article 2224 du code civil. Ainsi, l’acquéreur n’ayant pas établi qu’il a pris connaissance de son dommage dans les cinq ans avant l’introduction de son assignation, la cour d’appel prononce une fin de non-recevoir. Un pourvoi en cassation est formé en reprochant à ce raisonnement d’inverser la charge de preuve en la matière.
L’arrêt du 24 janvier 2024 aboutit à une cassation. Une telle orientation était inévitable.
Un principe clair de répartition de charge de la preuve de la prescription
La chambre commerciale opère une cassation pour violation de la loi dont toute l’économie est résumée dans le n° 9 de son arrêt par lequel elle rappelle que « la charge de la preuve du point de départ d’un délai de prescription incombe à celui qui invoque cette fin de non-recevoir » (nous soulignons). La solution est largement compréhensible par rapport à la rédaction de l’article 1315, alinéa 2, du code civil qui prévoit bien que celui qui souhaite échapper au paiement doit prouver « le fait qui a produit l’extinction de son obligation ». La prescription ne doit pas être exclue du champ de cet article en tout état de cause. Mais il est vrai que le texte ne fait pas de référence explicite au point de départ qui est une donnée essentielle d’une autre disposition citée au visa, à savoir l’article 2224 du code civil. Rien ne vient expressément dissocier toutefois le point de départ de l’écoulement du délai et on ne peut donc guère reprocher à la chambre commerciale de faire peser la démonstration globale sur celui qui invoque la prescription. Les textes utilisés dans le visa doivent, en conséquence, être combinés pour être le fondement de la cassation car leur lecture individuelle ne permet pas de régler le problème du pourvoi.
La cour d’appel avait, en effet, inversé la charge de la preuve dans cette affaire en exigeant que le demandeur démontre qu’il avait bien diligenté son action dans le délai légal. L’erreur commise est compréhensible malgré la clarté du principe car les questions de prescription extinctive conduisent souvent à des confusions eu égard à l’âpreté du terrain. Mais la solution dégagée par l’arrêt du 24 janvier 2024 est la seule à pouvoir combiner la logique du texte du droit de la preuve, à savoir celle de l’article 1315, alinéa 2, du code civil quant à la libération du débiteur (ici le gestionnaire de patrimoine ou plutôt, au stade de l’obligation immédiate à la dette, son assureur) mais également quant à la prescription gouvernée par l’article 2224 du code civil. Celle-ci générant une irrecevabilité pour le plaideur s’y heurtant, on ne saurait exiger du demandeur à l’action en indemnisation qu’il soit obligé d’enjamber un obstacle probatoire dont il n’est pas à l’initiative.
Il existe toutefois des raisons importantes de se questionner sur quelques limites pratiques d’une telle décision.
Une mise en œuvre floue dans les échanges entre les parties
La difficulté de la solution de l’arrêt du 24 janvier 2024 réside dans sa mise en œuvre. C’est, aussi, ce qui explique la méprise des juges du fond. Le créancier, ici l’acquéreur agissant en responsabilité, ne reste que rarement passif dans les jeux de conclusion face à l’irrecevabilité soulevée par son contradicteur. Le jeu qui s’engage confronte des argumentations parfois très volumineuses en taille puisque celui à qui on oppose la prescription doit, à tout prix, éviter que celle-ci aboutisse à la fin de non-recevoir souhaitée par son adversaire. Il est donc possible de perdre, en chemin, le fil de la charge de la preuve.
Mais cet affrontement – qui peut parfois d’ailleurs faire conclure de manière plus longue celui qui souhaite éviter la prescription – ne doit pas être un argument pour inverser ladite charge de la preuve. Ce n’est pas parce que le créancier souhaite répliquer aux écritures en avançant que la prescription n’est pas acquise qu’il doit le faire. La charge de la preuve de l’écoulement du délai, tout comme celle du point de départ de la prescription, ne repose que sur le débiteur qui se prétend libéré. Le créancier peut tout à fait y répliquer pour aider le juge à comprendre qu’il a bien agi dans le délai (et il a bien souvent intérêt à le faire pour l’éclairer) mais il n’existe aucune charge à ce sujet le concernant. La mise en œuvre du principe devient alors possiblement assez peu nette dans les conclusions. On l’aura compris, la publication de l’arrêt du 24 janvier 2024 au Bulletin n’est certainement pas anodine et permet de remettre un peu de clarté dans cette question sensible où s’affrontent des argumentations souvent aussi complexes que techniques.
Voici donc un arrêt intéressant parce qu’il vient croiser des thématiques fondamentales, à savoir la preuve et la prescription extinctive. On sait bien que la maîtrise de ces deux sujets permet de gagner des procès parfois difficiles. La combinaison de ces matières implique, elle aussi, un intérêt certain. Ici, la précision opérée intéressera nécessairement la pratique. Quand le plaideur invoque la prescription, il doit nécessairement faire la preuve du point de départ de celle-ci pour respecter le contenu de l’article 2224 du code civil, combiné à l’article 1315, alinéa 2, du même code.
Com. 24 janv. 2024, F-B, n° 22-10.492
© Lefebvre Dalloz