De la compétence territoriale pour prononcer une mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier
Lorsque la mesure d’instruction in futurum sollicitée est une expertise judiciaire portant sur un bien immobilier, le principe d’une bonne administration de la justice impose de retenir la compétence exclusive du président du tribunal statuant en référé dans le ressort duquel la mesure doit être exécutée, à l’exclusion de toute autre compétence et notamment celle de la juridiction des référés du ressort du domicile d’un des défendeurs.
Il n’est pas usuel de commenter les jugements d’un tribunal judiciaire, fût-il parisien. Cela étant, il est aussi rare de lire de tels jugements, aux accents si normatifs, aux allures – osons le mot – d’arrêts de règlement. Par ces deux jugements, faisant suite à d’autres désormais célèbres, le Tribunal judiciaire de Paris entend faire jurisprudence, voire œuvre de résistance, sur la question de la compétence territoriale pour ordonner en référé une mesure d’instruction in futurum portant sur un bien immobilier. À l’analyse, on verra que ces jugements vont même au-delà, en n’hésitant pas à évoquer et mobiliser un certain principe de proportionnalité, dont on rappellera d’emblée qu’il n’est pas consacré en l’état de notre droit et ne le sera peut-être jamais. Pour mener à bien l’entreprise de commentaire, il convient de rappeler d’abord le contexte particulier dans lequel ces deux jugements s’inscrivent.
Par une série de jugements du 21 juin 2024, le juge des référés parisien décide que, désormais, il n’est plus compétent pour ordonner des expertises judiciaires sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile lorsque l’immeuble considéré se trouve hors de son ressort, sans qu’importe la localisation des défendeurs à une hypothétique action au fond (v. not., TJ Paris, 21 juin 2024, n° 23/57361 ; v. T. Habu Groud, Mesures d’instruction préventives relatives à un immeuble et compétence territoriale du juge des référés, Gaz. Pal. 8 oct. 2024, p. 45).
Le même juge décide que les règles de compétence territoriale en matière de baux commerciaux sont d’ordre public, de sorte que les clauses attributives de juridiction y figurant possiblement sont désormais inefficaces à fonder la compétence territoriale du juge élu pour ordonner une expertise judiciaire sur le même fondement lorsque l’immeuble concerné se trouve hors de son ressort (v. not., TJ Paris, 2 juin 2024, n° 23/54628 ; v. J.-P. Blatter, Le prononcé de l’ordre public… ou le moyen de décharger les juridictions, AJDI 2024. 497, point de vue J.-P. Blatter
; A. Sussan et M. Binder, Quand Paris dit « non » : la fin du libre choix de juridiction dans les baux commerciaux ?, RLDC oct. 2024. 19).
Dans ces deux hypothèses, la compétence territoriale du juge du lieu de situation de l’immeuble – le juge du lieu du situs dirons-nous – est jugée impérative et exclusive, autorisant le relevé d’office de l’incompétence territoriale de la part des autres juges (C. pr. civ., art. 77).
Ces jugements ont été rendus par une formation collégiale – en entorse volontaire au principe du juge unique en matière de référés – et après audition de deux amicii curiae – collègues et néanmoins amis du soussigné, les professeurs Jean-Christophe Roda et Thibault Goujon-Bethan. Ces jugements ont été remarqués non seulement pour leurs conditions très particulières d’élaboration mais également pour leur contenu d’apparence dérogatoire au regard des règles habituelles de compétence territoriale en matière de référé in futurum. En outre, le Tribunal judiciaire de Paris a assuré leur diffusion à grand renfort de communication, ne manquant pas de rappeler l’audition des deux amis de la cour précités faisant office, on l’aura compris, de caution scientifique.
Dans la présente note et même si tout est lié, il ne sera pas question de ces conditions très particulières d’élaboration du jugement – qui posent légitimement question – mais seulement du contenu des derniers jugements du 26 septembre 2024, qui reprennent les principes de solution posés le 21 juin 2024. En outre, la jurisprudence parisienne relative aux baux commerciaux ne sera que marginalement évoquée puisqu’il n’en était pas question dans les présentes affaires (v. sur ces aspects, J.-P. Blatter, préc. ; A. Sussan et M. Binder, préc.).
De quoi était-il question ?
Au fond, les situations sont proches et simples : le juge parisien des référés est saisi sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Des mesures d’expertise judiciaire sont sollicitées à l’endroit d’un immeuble situé hors de son ressort. Pourquoi le juge parisien est-il saisi, demandera-t-on ? Parce que dans les deux affaires, certains défendeurs à une potentielle action au fond sont localisés dans le ressort du juge civil parisien, de sorte qu’en application des principes classiques appliqués à la matière des référés 145, le juge des référés est de prime abord compétent pour en connaître.
Pour cause, la compétence territoriale du juge des référés 145 est classiquement rivée à celle du juge qui pourrait être amené à connaître de l’éventuelle action projetée au fond : est compétent pour ordonner une mesure d’instruction in futurum le juge qui pourrait connaître de l’éventuelle action au fond. De sorte que le demandeur en référé peut saisir le juge du défendeur (ou de l’un des défendeurs, C. pr. civ., art. 42), le juge du lieu d’exécution du contrat (C. pr. civ., art. 46), etc. S’ajoute à cela un chef de compétence optionnel érigé par la jurisprudence : le demandeur peut saisir le juge du lieu d’exécution de la mesure (v. not., Civ. 2e, 2 juill. 2020, n° 19-21.012, Dalloz actualité, 15 sept. 2020, obs. M. Kebir ; D. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; cette jurisprudence est ancienne et constante).
C’est là que le juge parisien innove et même « disrupte » s’agissant des référés 145 et plus précisément s’agissant d’une expertise judiciaire à réaliser sur un immeuble : désormais, le demandeur n’a plus d’option ; il doit saisir le juge du lieu du situs, estimé seul compétent comme en matière réelle immobilière (C. pr. civ., art. 44). Les juges autres peuvent quant à eux relever d’office leur incompétence territoriale (C. pr. civ., art. 77), ce que le juge parisien ne se privera évidemment pas de faire.
Comment ce « revirement » est-il motivé ?
Tout d’abord, le juge parisien des référés énonce que les « mesures d’instruction in futurum sont régies par le seul article 145 du code de procédure civile et se caractérisent par une grande autonomie, leur régime étant une création purement prétorienne ».
Or « cette autonomie englobe également la question de la compétence territoriale, aucun texte ne posant de règle de compétence pour les mesures d’instruction in futurum. C’est ainsi, en se référant au principe d’une bonne administration de la justice, objectif à valeur constitutionnelle, qu’il convient de déterminer le juge des référés territorialement compétent pour connaître d’une telle mesure, étant relevé qu’il entre dans l’office du juge d’adapter l’interprétation des textes sur la compétence territoriale aux enjeux du référés, mais aussi aux enjeux modernes du principe de proportionnalité ».
Et d’ajouter que « la notion de proximité avec le juge est une des composantes essentielles d’une bonne administration de la justice, en particulier dans le cadre d’une mesure d’expertise judiciaire portant sur un bien immobilier ».
Suivent trois considérations cumulatives :
- le juge ordonnant une mesure 145 est aussi chargé de son contrôle ; or, mieux vaut que le juge du contrôle soit le juge du lieu du situs ;
- le juge du lieu du situs est mieux placé pour ordonner l’expertise en ce qu’il pourra sélectionner un expert local, ce qui s’avérera prétendument plus pertinent et moins coûteux ;
- enfin, « si en application du principe de proportionnalité qui impose au juge de rechercher le mode de règlement du litige le plus adapté, le juge des référés envisage de convoquer les parties à une audience de règlement amiable avec un éventuel transport sur les lieux, ou le juge chargé du contrôle de la mesure en cas de difficultés rencontrées dans l’exécution de la mesure, la proximité sera un critère décisif, étant rappelé qu’en application de l’article 147 du code de procédure civile, le juge doit limiter le choix de la mesure à ce qui est suffisant, en s’attachant à retenir ce qui est le plus simple et le moins onéreux ».
Tels sont les motifs qui ont supposément déterminé le juge parisien à décider que, désormais, lorsque la mesure d’instruction in futurum sollicitée est une mesure d’expertise judiciaire portant sur un bien immobilier, est seul compétent le président du tribunal statuant en référé dans le ressort duquel la mesure doit être exécutée, à l’exclusion de toute autre compétence et notamment celle de la juridiction des référés du ressort du domicile d’un des défendeurs, « souvent nombreux dans ces procédures (promoteurs, intervenants à l’acte de construire, assureurs), qui peut se situer à une distance très éloignée du lieu de situation de l’immeuble et du domicile de l’ensemble des autres parties ».
Une « jurisprudence du fond »
Avant d’en venir au fond de la discussion, qu’il soit permis de dire un mot sur ce qui s’apparente à une « jurisprudence du fond ». Nul n’ignore aujourd’hui que sous l’effet de l’open data des décisions de justice conjugué à l’émergence de l’intelligence artificielle, la notion même de jurisprudence est en voie de reconfiguration, sortant de sa classique verticalité pour s’inscrire plutôt dans une forme d’horizontalité. En caricaturant, la jurisprudence des cours supérieures devrait être progressivement relativisée pour être placée au niveau de celle des cours inférieures, laquelle jurisprudence du fond s’élèverait en proportion équivalente.
Même s’il est vrai qu’au cas présent, l’intelligence artificielle n’a joué aucun rôle, il ne fait guère de doutes que nous y sommes déjà : les juges du fond, bien conscients de ce grand nivellement en cours, entendent désormais faire œuvre de jurisprudence en certaines occasions. Car au cas présent, le juge parisien entend assurément faire jurisprudence de la façon la plus noble qui soit et en empruntant même aux méthodes de la Cour de cassation (collégialité renforcée, motivation normative, audition d’amis de la cour, communiqué, diffusion, etc.). Qu’on ne s’y trompe pas : d’évidence, les juges du fond ont toujours interprété et dit le droit, parfois de façon très normative ; mais rarement ont-ils eu cette ambition de faire véritablement jurisprudence, i.e. de poser un précédent de nature à inspirer, voire contraindre intellectuellement, les autres juridictions françaises.
Qu’en penser ? Il est trop tôt pour le dire ; nous n’en sommes qu’au premier chapitre d’une grande histoire en train de s’écrire. En tout cas, il est manifeste que nous entrons dans une autre ère, à l’égard de laquelle la doctrine n’est peut-être pas encore totalement outillée. Est-il nécessaire ou opportun de commenter de telles décisions du fond, parfois susceptibles de recours ordinaires ? Par la publicité conférée, la doctrine ne participe-t-elle pas elle-même à l’horizontalisation de la jurisprudence et à la dilution de la notion ? Faut-il prendre certaines précautions particulières ? Bien des questions se posent ; le soussigné se les pose en tout cas.
Laissons cependant là ces interrogations fondamentales pour en revenir au réconfort de la technique juridique et de la procédure civile. Sur une problématique ô combien pratique, le juge parisien a pris position en affichant diverses considérations. Il y a lieu de s’attarder sur ces considérations successives, critiquables, avant de regarder de front la position retenue, peu opportune à notre estime.
Une motivation critiquable
Dans la droite ligne de ses précédents jugements, le juge des référés parisien adosse sa nouvelle jurisprudence à une première considération, décisive à notre sens : le régime des mesures 145, en ce compris le régime de compétence territoriale associé, serait autonome, comme issu d’une pure création prétorienne. L’affirmation vise à donner les coudées franches au juge parisien pour modifier les principes de solutions précédemment acquis. Intéressante, l’affirmation est aussi discutable.
D’un côté, il est effectivement usuel de souligner la place considérable de la jurisprudence en matière de mesures d’instruction in futurum. Celui qui ignore la jurisprudence associée à l’article 145 du code de procédure civile ne sait rien de ce dernier – ou pas grand-chose. La jurisprudence associée à l’article 145 est particulièrement complexe et dense à tous les points de vue. En ce sens, il est vrai que le régime des mesures 145 est essentiellement le fruit du pouvoir prétorien.
D’un autre côté, la jurisprudence ne s’est pas totalement affranchi des textes et en particulier de l’article 145 du code de procédure civile. Il s’agit avant tout d’une jurisprudence d’interprétation ; interprétation très libre et fort audacieuse, mais interprétation malgré tout, pour l’essentiel. Par exemple, lorsque la Cour de cassation précise le sens à retenir de la notion de « motif légitime », elle n’est pas dans la création ou l’invention d’une notion mais dans l’interprétation d’une notion préexistante dont elle abonde le contenu. S’agissant plus précisément du régime de compétence territoriale, c’est de même : le juge judiciaire ne s’est pas totalement affranchi des règles écrites.
Lorsque la Cour de cassation retient qu’est compétent en référé 145 le juge qui pourrait connaître du fond, elle procède à une extension indirecte – une projection – des articles 42 et suivants du code de procédure civile, lesquels, à la vérité, devraient s’appliquer directement à la matière des référés en tant que règles générales. La Cour de cassation n’invente pas les règles de toutes pièces ; elle innove en s’inspirant directement des principes élémentaires gouvernant la compétence territoriale tels qu’ils découlent des articles 42 et suivants du code de procédure civile. Là où, en revanche, elle fait véritablement appel à son pouvoir prétorien – créateur –, c’est lorsqu’elle admet qu’est également compétent le juge du lieu d’exécution de la mesure, car aucun texte ne fonde ni ne suggère cette solution.
Dès lors, l’affirmation selon laquelle les règles gouvernant la compétence territoriale en matière de référé 145 sont d’origine « purement prétorienne » n’est que partiellement vraie, ce qui affaiblit le raisonnement qui prend ce point de départ. Chose curieuse surtout : in fine, le juge parisien entend s’affranchir encore davantage des racines textuelles de la jurisprudence classique pour préférer d’autres principes de solution, de création totalement prétorienne cette fois. Or dans un pays de droit écrit, c’est un mouvement qui peut étonner. D’aucuns auraient plutôt préconisé d’éliminer l’option de compétence au profit du juge du lieu d’exécution de la mesure, comme création purement prétorienne sans fondement textuel. Le juge parisien préfère visiblement la consacrer et même en faire désormais une compétence exclusive, possiblement à rebours des textes. C’est une position surprenante, en théorie au moins.
La suite du raisonnement n’est pas plus convaincante. Deux principes sont mobilisés et articulés par le juge parisien, à savoir le principe de bonne administration de la justice, dont chacun sait qu’elle est la bonne à tout faire de la motivation (on peut, sous son couvert, rejoindre n’importe quelle solution et son contraire, et vice-versa), et le « principe de proportionnalité », dont le juge parisien nous enseigne qu’il « impose au juge de rechercher le mode de règlement du litige le plus adapté », contentieux ou amiable comprend-on.
L’invocation de ce principe surprend en première analyse. Et la surprise vient d’abord ce qu’il n’est consacré nulle part en droit français. Il ne figure pas parmi les principes directeurs du procès civil ; il n’a été consacré par aucune juridiction supérieure, en tout cas pas par la Cour de cassation. Une partie de la doctrine en préconise certes la consécration mais ce n’est, en l’état, qu’une proposition doctrinale dont la fortune reste à faire (on consultera en particulier les travaux des professeures Fricero et Amrani-Mekki ; v. très réc., S. Amrani-Mekki, La proportionnalité procédurale, Procédures 2024. Entretien 7).
On dira que le juge – en l’occurrence le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris – peut bien consacrer ce principe en usant de son pouvoir prétorien créateur. C’est l’évidence, à ceci près que ce n’est pas la présentation qu’en fait le juge civil parisien, qui semble tenir le principe de proportionnalité pour acquis en droit positif, ce qui est fort inquiétant en tous les cas : soit le juge civil parisien pense réellement que le principe de proportionnalité existe et est consacré en droit positif, et c’est inquiétant ; soit il entend le consacrer présentement mais croit bon de ne pas l’indiquer, et c’est aussi inquiétant à l’heure où la motivation des décisions de justice se veut plus pédagogique et transparente.
Au-delà de l’aspect creux du principe de proportionnalité ainsi évoqué (« qui impose au juge de rechercher le mode de règlement du litige le plus adapté »), c’est l’application qui en est faite qui surprend encore.
Premièrement, si on lit bien, ledit principe imposerait la compétence exclusive du juge du lieu du situs en tant qu’il serait géographiquement plus proche et donc mieux placé pour réaliser le contrôle des opérations d’expertise. En soi, c’est une considération intéressante même si on peine à voir le moindre rapport avec la proportionnalité procédurale (et le « mode de règlement du litige le plus adapté »). Au-delà, l’affirmation est tout simplement fausse par sa généralité. Le juge du lieu du situs n’est pas nécessairement plus proche de l’immeuble qu’un autre juge. En vérité, tout dépend de la localisation de l’immeuble dans le ressort territorial, de la configuration du ressort considéré et des ressorts limitrophes, et du lieu d’implantation du siège de la juridiction de référence et des autres juridictions en concurrence.
Amusons-nous un instant, pour ainsi dire. Soit un litige en germe portant sur une opération immobilière sise à Chalancey, charmante commune du département de la Haute-Marne. Nous sommes alors dans le ressort territorial du Tribunal judiciaire de Chaumont. À suivre le juge civil parisien, la géographie juridique imposerait de s’en remettre au juge des référés du Tribunal judiciaire de Chaumont car il est prétendument le plus près. Mais c’est faux : 63,3 kilomètres (par route) séparent Chaumont de Chalancey mais seulement 47,8 kilomètres (par route toujours) séparent Dijon de Chalancey. Donc, géographiquement, le juge dijonnais est plus proche que le juge chaumontois. Ainsi, le juge du lieu du situs n’est pas systématiquement le juge le plus proche du bien immobilier : un juge d’un ressort limitrophe peut l’être davantage (et même bien davantage).
Ce premier argument tombe donc à plat. On se réjouira donc que le juge civil parisien ajoute un deuxième argument tenant à la limitation du coût de l’expertise : le juge local serait « plus éclairé pour effectuer le choix d’un expert local ». Hélas, c’est encore là une pétition de principe qui n’est aucunement étayée et peut aisément être contredite. Lorsqu’il y a peu d’experts locaux, les prix et les délais peuvent rapidement grimper, s’il se trouve même un expert encore disponible ; à l’inverse, dans d’importants ressorts, les listes d’experts sont plus conséquentes, permettant une légère décrue des prix et, parfois, des délais plus courts (v. égal., T. Habu Groud, préc., qui relève que « les experts compétents sont peu nombreux et souvent domiciliés à Paris »).
C’est alors que le juge civil parisien assène son troisième argument, le plus surprenant à la vérité. La compétence territoriale du juge du lieu du situs s’imposerait par cela que si le juge envisage de convoquer les parties à une audience de règlement amiable (ARA) avec un éventuel transport sur les lieux, la proximité sera un critère décisif, outre le principe de prodigalité inscrit à l’article 147 du code de procédure civile. Qui aurait pu prédire que la consécration de l’ARA en droit français conduirait à la perturbation des règles de compétence territoriale en matière de référé 145 ? C’est inattendu.
Au vrai, ce motif n’est pas sérieux, sans même évoquer son aspect très hypothétique qui pose difficulté dans une décision de justice (« si (…) le juge des référés envisage de convoquer les parties à une audience de règlement amiable… »).
Tout d’abord, la considération pour l’ARA n’a guère de sens car ce qui pose avant tout difficulté, à lire le juge parisien, c’est le transport sur les lieux et rien d’autre. Or le transport sur les lieux n’existe heureusement pas que dans le cadre amiable de l’ARA. Ce que le juge parisien veut dire, au fond, c’est qu’il hésitera à prononcer une ARA s’il ne peut se transporter sur les lieux, ce qui pourrait donc compromettre la résolution amiable du litige. À ce compte, le juge parisien compte-t-il décliner sa compétence chaque fois qu’il ne pourra se transporter sur les lieux, car chagrin de ne pas pouvoir renvoyer les parties en ARA ? L’argument est évidemment excessif ; poussé à son paroxysme, il emporterait dans son sillage la plupart des principes de solution en droit de la compétence territoriale interne et internationale.
En un sens, le juge parisien retient que la vénérable règle actor sequitur forum rei, principe cardinal en procédure civile interne et internationale, est mauvaise : seule compterait la localisation des faits à l’origine du litige. C’est oublier que la proximité – décisive pour une bonne administration de la justice – se conçoit de bien des manières et pas seulement en contemplation des faits à l’origine du litige : la considération de la localisation des parties au litige est également primordiale et première dans notre système juridique. Enfin, on rappellera tout de même qu’il est loisible à une juridiction française d’en commettre une autre pour qu’elle réalise des mesures d’instruction en ses lieu et place lorsque, pour reprendre les termes du juge parisien, la proportionnalité l’impose ou l’indique (v. égal., en ce sens, J.-P. Blatter, préc.).
Tout cela pour dire que cet ultime motif, qui mélange proportionnalité, ARA et transport sur les lieux, n’est pas très sérieux. Il fera même sourire les praticiens qui savent bien que le transport sur les lieux est rarissime, en particulier dans d’importantes juridictions (v. en ce sens, égal., J.-P. Blatter, préc., « le soussigné n’a vu, en plus de cinquante ans d’exercice, le magistrat décider de son transport sur place qu’une seule fois »).
Une position inopportune
Intéressons-nous à présent à la solution elle-même, en tentant de faire abstraction des motifs qui la soutiennent expressément. Dans l’absolu, deux questions se posent. L’une est générale et abstraite : est-il opportun que la jurisprudence bâtisse ainsi de toutes pièces des chefs de compétence exclusive ? L’autre est particulière et concrète : ce chef de compétence exclusive au bénéfice du juge du lieu du situs est-il opportun ?
En premier lieu et en réponse à la première question, il nous semble qu’il est rare que la jurisprudence bâtisse ainsi de toutes pièces des chefs de compétence exclusive. Il lui arrive certes de qualifier d’exclusif des chefs de compétence figurant dans les textes (ce fut le cas, un temps, à propos de l’art. 15 c. civ., en droit international privé ; la jurisprudence en est revenue). Mais, à notre connaissance – parcellaire et qui ne demande qu’à être complétée –, il n’arrive pas que le juge décide soudainement que tel chef de compétence issu du pouvoir prétorien est désormais exclusif, autorisant donc le relevé d’office de l’incompétence en matière contentieuse (C. pr. civ., art. 77). Pour cause : il est exceptionnel en droit français qu’un chef de compétence soit exclusif. Même le législateur n’en érige que rarement, lui préférant généralement l’option de compétence qui ajoute sans retrancher. Il n’est donc guère étonnant que le juge prenne ordinairement ses précautions et n’invente pas, pour ainsi dire, des chefs de compétence exclusive sans le support d’un texte ; de même, il n’est pas étonnant que le juge suive le même tropisme que le législateur et ajoute occasionnellement des chefs de compétence facultative au-delà des textes. Force est d’admettre qu’au cas présent, le juge parisien fait fi du principe de précaution, ce qui paraît peu opportun en soi. Ériger un chef de compétence exclusive est un acte grave qui devrait être réservé, croyons-nous, au législateur de procédure civile.
En second lieu, et en réponse à la seconde question, le parti pris par le juge parisien ne peut être approuvé en opportunité. Tout d’abord, pour toutes les raisons précédemment évoquées qu’on peut ainsi synthétiser : le juge du lieu du situs n’est pas nécessairement le mieux placé pour en connaître ; plus exactement, il n’est pas à ce point bien placé que cela justifie d’en faire le seul juge compétent. Il est bien placé, ce qui justifie d’en faire un juge compétent parmi d’autres. Mais le juge du défendeur à l’action projetée au fond est aussi bien placé en tant qu’il est le juge du défendeur, i.e. son juge naturel dans notre système juridique articulé autour de l’adage actor sequitur forum rei. En droit français, il y a une conception plurielle de la proximité qui irrigue les règles de compétence territoriale ; il n’y a pas lieu, croyons-nous, de lui substituer une conception moniste qui tiendrait uniquement compte de la proximité entre le siège de la juridiction et les faits à l’origine du litige, comme le voudrait le juge parisien.
Bien sûr, chacun connaît la véritable raison de cette jurisprudence du fond, qui ne pouvait être verbalisée : le juge parisien ne veut plus de ces dossiers complexes qui l’empoisonnent et qui, sans doute, font baisser ses statistiques de rendement (v. en ce sens, T. Habu Groud, préc. ; A. Sussan et M. Binder, préc. ; J.-P. Blatter, préc.). L’objectif est le désengorgement. Personne n’est dupe. Formons donc le vœu que les juridictions supérieures ne le soient pas non plus et enrayent cette nouvelle instrumentalisation de la procédure civile – et le bricolage associé – au seul service de la gestion des flux.
TJ Paris, 26 sept. 2024, n° 24/54865
TJ Paris, 26 sept. 2024, n° 24/55699
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