De la distinction entre rapport fondamental et rapport cambiaire en matière de chèque

Dans un arrêt du 10 septembre 2025, la Cour de cassation réaffirme qu’il incombe à celui qui réclame le paiement de sommes figurant sur des chèques en s’appuyant sur le rapport fondamental entre le tireur et le bénéficiaire de prouver l’existence de la créance fondamentale.

Pour classique qu’elle soit dans le droit du chèque et des effets de commerce, la distinction entre le rapport cambiaire et le rapport fondamental passe parfois, si l’on ose dire, sous les radars des juges du fond, ce qui, comme dans l’arrêt sous commentaire, peut leur valoir une cassation.

On sait que la création d’un chèque ou d’un effet de commerce superpose au rapport originaire entre les parties (rapport fondamental) résultant par exemple de la créance contractuelle de l’une envers l’autre, un nouveau rapport issu de l’instrument de paiement (rapport cambiaire). La remise d’un chèque en paiement n’emporte pas novation de la créance originaire qui subsiste tant que le chèque n’est pas encaissé (C. mon. fin., art. L. 131-67).

L’une des conséquences de cette dualité de rapports juridiques est que, lorsque la demande en paiement d’une somme figurant sur un chèque n’est pas fondée sur le rapport cambiaire, il appartient à celui qui poursuit le paiement de prouver l’existence de l’obligation originaire dont il réclame l’exécution, c’est-à-dire l’existence de la créance résultant du rapport fondamental (v. en ce sens, Civ. 3e, 19 juin 2002, n° 01-01.499, D. 2002. 2186 , obs. V. Avena-Robardet ; RTD com. 2002. 711, obs. M. Cabrillac ; Com. 3 juin 2003, n° 01-10.612, D. 2003. 1836 , obs. V. Avena-Robardet ; RTD com. 2003. 782, obs. M. Cabrillac ).

En revanche, si la demande en paiement formulée par le bénéficiaire du chèque repose sur le rapport cambiaire, c’est au tireur de prouver le bien-fondé de son opposition au paiement qui doit reposer sur l’une des causes limitativement énumérées par l’article L. 131-35 du code monétaire et financier (v. en ce sens, A.-M. Romani, L’opposition du tireur au paiement d’un chèque, D. 1985. 35).

Contexte de l’affaire

L’arrêt sous commentaire réaffirme la portée de cette distinction dans des circonstances qu’il convient de retracer. Une société A remet à une société B deux chèques censés correspondre à la rémunération de prestations prévues par un contrat de maîtrise d’œuvre. Estimant que lesdites prestations n’ont pas été réellement fournies, la société A fait opposition au paiement des chèques, qui sont rejetés.

Devant les juges du fond (v. en ce sens, TJ Toulon, 11 avr. 2024, n° 23/01532), la société B obtient la condamnation de la société A au paiement des sommes litigieuses. Le tribunal considère que la société A n’a pas démontré ni l’utilisation frauduleuse des chèques au sens de l’article L. 131-35 du code monétaire et financier, ni par conséquent la légitimité de l’opposition et que la société B est donc bien fondée en sa demande de paiement.

Ce jugement est cassé (v. en ce sens, Com. 10 sept. 2025, n° 24-16.453, D. 2025. 1516 ) pour inversion de la charge de la preuve. En effet, la société A dénie l’existence même de sa dette contractuelle puisqu’elle conteste la réalité des prestations soi-disant fournies par la société B. C’est donc à la société B de prouver que les sommes qu’elle réclame sont bien dues en contrepartie des prestations qu’elle a effectivement fournies, car, en vertu de l’article 1353 du code civil, c’est à celui qui poursuit le paiement (société B) de prouver l’existence de l’obligation (dette de la société A) dont il réclame l’exécution.

La cassation est prononcée aux visas combinés des articles L. 131-35 du code monétaire et financier et 1353 du code civil. C’est néanmoins sous l’égide de l’article 1353 du code civil que la Cour de cassation détermine la charge de la preuve. Elle juge en effet que la demande de la société B n’était pas fondée sur le droit cambiaire, mais sur le rapport fondamental entre la société A (tireur des chèques) et la société B (bénéficiaire des chèques), c’est-à-dire sur le contrat de maîtrise d’œuvre régi par le droit des obligations.

Une distinction rappelée pour des fins pratiques plurielles

Ainsi considérée, la méprise des juges du fond porte sur la qualification de l’action de la société B. Celle-ci n’a pas exercé son action cambiaire en paiement des chèques, mais l’action en paiement de sa créance fondamentale et c’est la réalité de cette créance que la société A contestait (v. sur la distinction entre l’action cambiaire et l’action fondamentale, R. Bonhomme et M. Roussille, Instruments de crédit et de paiement. Introduction au droit bancaire, LGDJ, coll. « Manuel »,  2021, p. 332 s., spéc. n° 342).

Outre l’intérêt de distinguer les deux actions sous le rapport de la charge de la preuve, seule en cause en l’espèce, on peut rappeler qu’elles obéissent à des prescriptions différentes. L’action cambiaire se prescrit par six mois à compter du délai de présentation du chèque (C. mon. fin., art. L. 131-59, al. 1er), l’action contractuelle par le délai de droit commun de cinq ans (C. civ., art. 2224) sauf loi spéciale contraire.

Si l’inversion de la charge de la preuve ne suffisait pas à justifier la cassation, on suggèrerait qu’en n’apercevant pas la différence entre l’action cambiaire et l’action fondamentale, les juges du fond ont aussi eu une compréhension inappropriée de l’objet du litige tel qu’il résultait des prétentions respectives des parties (C. pr. civ., art. 4, al. 1er). Ce qui était en question à travers ces prétentions, ce n’était pas la légitimité ou l’illégitimité de l’opposition de la société A au paiement des chèques dont elle était le tireur, mais la réalité ou l’irréalité de la dette de la société A envers la société B au titre du contrat de maîtrise d’œuvre, dette à laquelle auraient dû correspondre les chèques dont la société B était le bénéficiaire (v. sur l’indisponibilité de l’objet du litige pour le juge, A. Perdriau, Les termes du litige au regard de la Cour de cassation, Gaz. Pal. 1997. Doctr. 670).

 

Com. 10 sept. 2025, F-B, n° 24-16.453

par Emmanuel Putman, Agrégé des facultés de droit Professeur à l’Université d’Aix-Marseille (LDPSC UR 4690)

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