De la prescription extinctive applicable à l’action civile en contrefaçon
Dans un arrêt rendu le 15 novembre 2023, la première chambre civile de la Cour de cassation précise que si la prescription extinctive applicable à l’action civile en contrefaçon est celle de droit commun, son point de départ ne peut se situer qu’au jour où le caractère contrefaisant de l’œuvre est définitivement admis.
La délicate question du point de départ de la prescription extinctive de l’article 2224 du code civil n’épargne décidément presque aucun contentieux. On connaît la subtilité de la jurisprudence autour de ce point de départ, au moins grâce aux décisions rendues ces derniers mois par la chambre commerciale ou par la première chambre civile de la Cour de cassation (Com. 4 oct. 2023, n° 22-18.358 F-D, Dalloz actualité, 17 oct. 2023, obs. C. Hélaine ; Civ. 1re, 12 juill. 2023, n° 21-25.587 F-B, Dalloz actualité, 25 sept. 2023, obs. C. Hélaine ; Rev. prat. rec. 2023. 19, chron. O. Salati
; Com. 14 juin 2023, n° 21-14.841 F-B, Dalloz actualité, 20 juin 2023, obs. C. Hélaine ; 29 mars 2023, n° 21-23.104 F-B, Dalloz actualité, 7 avr. 2023, obs. C. Hélaine ; RTD civ. 2023. 370, obs. H. Barbier
; sur l’art. 2225 c. civ., v. Civ. 1re, 14 juin 2023, n° 22-17.520 FS-B, Dalloz actualité, 19 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1180
; pour un cas autour d’une clause de forclusion, Com. 11 oct. 2023, F-B, n° 22-10.521, Dalloz actualité, 26 oct. 2023, obs. C. Hélaine). L’arrêt du 15 novembre 2023 permet de s’interroger aujourd’hui sur l’action civile en contrefaçon dans une décision particulièrement intéressante qui est promise à la fois aux honneurs du Bulletin et des très sélectives Lettres de chambre.
Les faits ayant donné lieu au pourvoi débutent autour d’une « fontaine aux chevaux » sculptée par Frédéric Jaeger qui consiste en une sculpture monumentale représentant trois chevaux dans une demi-vasque circulaire exposée à Chantilly. Plusieurs reproductions ont été réalisées sans l’autorisation de l’artiste. Par conséquent, c’est fort logiquement que la Cour d’appel de Paris a reconnu le caractère contrefaisant d’une des sculptures et exposée dans les jardins d’une société qui a pour activité la gestion des jardins botaniques et d’un parc animalier et ce par arrêt du 17 décembre 2008. Le 5 mai 2020, l’artiste contacte le fondateur de la société en cause pour convenir d’une réparation amiable au titre de la violation de ses droits de propriété intellectuelle, sans succès. C’est dans ce contexte que le 5 mars 2021, le même artiste a assigné en référé le fondateur de la société exposant la sculpture contrefaite en contrefaçon de droit d’auteur afin de faire cesser le trouble manifestement illicite résultant de l’atteinte à ses droits et afin d’obtenir réparation de son préjudice. La société attraite oppose la prescription de l’action au titre de l’article 2224 du code civil. La cour d’appel saisie du dossier déclare irrecevables les demandes en précisant que la prescription applicable à cette action civile en contrefaçon devait être la prescription quinquennale et que son point de départ devait être fixé au 17 décembre 2008, jour de l’arrêt irrévocable qui a reconnu le caractère contrefaisant. L’artiste se pourvoit en cassation arguant que ce raisonnement viole les articles 544, 2224 et 2227 du code civil.
L’arrêt du 15 novembre 2023 aboutit à une solution importante pour le droit des affaires, qui s’explique par les principes du droit civil de la prescription extinctive.
Premier problème : faut-il appliquer l’article 2224 du code civil aux actions civiles en contrefaçon ?
La question a du sens dans la mesure où le droit de la propriété intellectuelle ne prévoit pas de délais spécifiques concernant la prescription de l’action civile en contrefaçon. À partir de ce constat d’apparence simple, deux grands modèles peuvent exister, ce qui explique l’hésitation de l’artiste demandeur au pourvoi. Soit l’action dépend du droit commun, soit elle ne peut pas faire purement et simplement l’objet d’une prescription extinctive. C’est ce dernier point que soutenait le demandeur à la cassation en précisant que « l’action aux fins de faire cesser lesdites atteintes n’est soumise à aucun délai de prescription, la propriété ne s’éteignant pas par le non-usage » (nous soulignons). Cette argumentation pouvait tout à fait se comprendre mais elle n’est pas reçue par la première chambre civile de la Cour de cassation.
La jurisprudence décide, en effet, que l’action civile en contrefaçon dépend de la prescription extinctive de droit commun de l’article 2224 du code civil. Ceci permet, une nouvelle fois, de confirmer le constat selon lequel le droit commun a une vocation à régir les situations que le droit spécial ne vient pas prévoir (v. pour un ex. contraire, au titre de la courte prescription du code des postes et des télécommunications, Com. 25 oct. 2023 F-B, n° 22-17.220, Dalloz actualité, 9 nov. 2023, obs. C. Hélaine ; contra, 29 mars 2023, n° 21-23.104 F-B, préc.). Le droit commun s’en trouve donc assez bien conforté, même si elle peut paraître une notion brumeuse (N. Balat, Essai sur le droit commun, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 2016, t. 571, [préf. M. Grimaldi], p. 1, n° 2).
C’est donc bien fort logiquement que le moyen ne pouvait pas être fondé en critiquant la soumission de l’action à une telle prescription. La question la plus délicate restait toutefois celle du point de départ de ce délai de cinq ans.
Second problème : quel est le point de départ de cette prescription quinquennale ?
Comme pour toutes les applications de l’article 2224 du code civil, la détermination du point de départ est source de bien des difficultés. La première chambre civile vient préciser dans le point n° 8 de l’arrêt que c’est à « la date à laquelle avait été admis le caractère contrefaisant de l’œuvre exposée » que la prescription devait commencer à courir, comme l’avaient décidé les juges du fond. Ceci peut se discuter pour plusieurs raisons. La principale d’entre-elles repose sur le caractère diffus de la contrefaçon qui ne repose pas sur un moment précis mais s’étale plutôt sur un temps long. La solution choisie par les juges du fond retenant la date de l’arrêt d’appel admettant le caractère contrefaisant avait été complétée par une précision importante, à savoir « même si la contrefaçon s’inscrivait dans la durée ». Cette incise n’est donc pas due au hasard car elle essaie de déminer la critique que l’on peut objecter à une telle orientation.
L’admission d’un point de départ statique, fixé au jour où le caractère contrefaisant est reconnu, doit forcer la pratique à ne pas perdre de temps dans les actions civiles qui tendent à la cessation de l’illicite, sous peine d’une fin de non-recevoir qui peut paraître bien sévère pour l’artiste dont les droits ont été violés. Le maître-mot est donc rapidité dans ces actions. On pourra peut-être le regretter mais la solution est la seule à pouvoir garantir une application uniforme de l’article 2224 du code civil entre les différents contentieux.
Voici donc un arrêt intéressant pour le droit des affaires qui s’explique en très grande partie par l’application des principes du droit civil.
© Lefebvre Dalloz