De l'absence de date du bordereau Dailly
Dans un arrêt rendu le 15 mars 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle que les bordereaux de cession de créances professionnelles qui sont dépourvus de date sont privés de tout effet. Il ne peut pas être suppléé à cette omission par d'autres moyens.
Les arrêts portant sur la cession de créance ont le vent en poupe en ce moment. Après avoir rappelé la portée de l’article 1701, 2°, du code civil dans le cadre de la cession de droits litigieux (Com. 8 févr. 2023, n° 21-11.415, Dalloz actualité, 15 févr. 2023, obs. C. Hélaine), la chambre commerciale de la Cour de cassation s’intéresse à la cession par bordereau dit « Dailly » dont l’effet translatif nécessite un bordereau daté et signé (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, Dalloz, coll. « Précis », 2022, 13e éd., p. 1809, n° 1652). L’arrêt rendu le 15 mars 2023 permet d’utilement rappeler une jurisprudence importante sur l’absence de date des bordereaux de cession (v. M. Julienne, Régime général des obligations, 3e éd., Lextenso, 2020, p. 181 s., n° 240). Rappelons brièvement les faits pour en comprendre la portée. Une société cède à une autre des créances professionnelles ayant donné lieu à l’établissement de plusieurs factures (en l’occurrence, trois en date du 9 août, du 30 août et du 20 septembre 2010). Voici où le problème commence à apparaître : les bordereaux de cession n’ont pas été datés contrairement à l’exigence du code monétaire et financier. La banque, qui vient aux droits du cessionnaire, assigne en paiement le débiteur cédé qui refuse de payer en se prévalant de cette absence de date. Il estimait que les cessions professionnelles ainsi opérées lui étaient inopposables. Ce même débiteur a été, par la suite, placé en redressement judiciaire. Les juges du fond estiment que faute de date, ces cessions doivent être requalifiées en cession de droit commun. Le débiteur regrette cette position et forme un pourvoi en arguant que ce moyen n’avait pas été présenté à la discussion des parties. L’arrêt est logiquement cassé sur le fondement de l’article 16 du code de procédure civile (Com. 22 janv. 2020, n° 18-17.081, D. 2020. 1917, obs. J.-J. Ansault et C. Gijsbers
; ibid. 2085, obs. D. R. Martin et H. Synvet
; Rev. prat. rec. 2020. 28, chron. O. Salati
). La cour d’appel de Poitiers, de renvoi, refuse à la fois de donner un quelconque effet à la cession de créances professionnelles dont le bordereau n’est pas daté mais, plus encore, refuse de la requalifier en cession de droit commun. La banque se pourvoit en cassation en avançant que l’absence de date ne pouvait pas avoir pour effet de priver l’opération de tout effet translatif en pareille situation.
Le pourvoi est logiquement rejeté. Nous allons examiner pourquoi la solution implique un degré de sévérité important : d’une part, en empêchant une requalification en cession de droit commun et en ne permettant pas de suppléer à cette carence par des d’autres moyens, d’autre part.
Premier échelon de sévérité : l’impossibilité de requalification en cession de droit commun
L’arrêt du 15 mars 2023 se fonde sur une lecture très rigoureuse de l’article L. 313-27 du code monétaire et financier. Même si la motivation de la décision est assez réduite, on ne peut que déduire la solution de la lettre de cet article qui précise que « la cession ou le nantissement prend effet entre les parties et devient opposable aux tiers à la date apposée sur le bordereau lors de sa remise » (nous soulignons). Par conséquent, sans date, le bordereau est purement et simplement privé d’effet. Le demandeur au pourvoi avait tenté dans la deuxième branche de son moyen de rebondir sur une figure bien connue, celle de la cession de créance de droit commun en estimant que sans apposition de la date, l’acte restait valable mais par substitution de régime passant du droit issu du code monétaire et financier à celui prévu par le code civil (à savoir, la cession de droit commun de l’ancien article 1690 du code civil, l’acte ayant été conclu avant le 1er octobre 2016).
Ce raisonnement ne trouve aucun écho dans la décision commentée. Il était toutefois bien possible d’en défendre la teneur puisque la jurisprudence a semblé se diriger dans ce sens pour les mentions imposées par l’article L. 313-23, alinéa 3 (en ce sens, v. Com. 16 oct. 2007, n° 06-14.675, Dalloz actualité, 2 nov. 2007, obs. X. Delpech ; 9 avr. 1991, n° 89-20.871, D. 2007. 2728, obs. X. Delpech
). Mais cette orientation prétorienne ne s’applique pas pour la date du bordereau lequel fait l’objet d’un texte dédié qui ne peut donc pas bénéficier de l’objet de cette jurisprudence de requalification de la cession professionnelle en cession de droit commun. Il faut en approuver la teneur : la date est un élément fondamental de l’institution du bordereau Dailly. La difficulté de cette espèce repose, probablement, sur le double circuit qu’elle a suivi. On aurait pu croire que l’arrêt de cassation de 2020 (précédemment cité dans l’introduction, Com. 22 janv. 2020, n° 18-17.081, D. 2020. 1917, obs. J.-J. Ansault et C. Gijsbers
; ibid. 2085, obs. D. R. Martin et H. Synvet
; Rev. prat. rec. 2020. 28, chron. O. Salati
) pouvait être le prélude d’un revirement jurisprudentiel quand il avait cassé le premier arrêt d’appel en ces termes : « Qu’en statuant ainsi, sans inviter les parties, qui n’avaient discuté de la régularité des bordereaux de cession, faute de date, qu’au regard des dispositions des articles L. 313-23 et suivants du code monétaire et financier, à présenter leurs observations sur le moyen, qu’elle relevait d’office, tiré de l’existence d’une cession de créances soumise aux dispositions de l’article 1690 du code civil, la cour d’appel n’a pas satisfait aux exigences du texte susvisé » (nous soulignons). Mais c’était un faux-semblant : rien dans cet arrêt ne pouvait laisser réellement présager un revirement de jurisprudence. La motivation ne faisait que de regretter l’absence de contradictoire, principe que même le juge doit respecter par le jeu de l’article 16 du code de procédure civile.
Le demandeur au pourvoi estimait toutefois possible de dépasser cette absence par des actes positifs permettant de sauvegarder les effets du contrat translatif. C’est ce que nous allons étudier maintenant.
Second échelon de sévérité : l’absence de possibilité de suppléer à l’omission
La chambre commerciale vient approuver le raisonnement des juges du fond selon lequel « il ne peut être suppléé à cette omission par d’autres moyens, telle la notification des actes de cession au débiteur ». Cette position, particulièrement sévère, implique de rendre l’acte de cession matérialisé par le bordereau privé de tout effet quand il est omis de faire figurer la date sur celui-ci. L’idée du demandeur au pourvoi reposait, notamment, sur la notification des actes de cession au débiteur. Cette notification aurait pu, en effet, permettre une certaine régularisation de l’opération selon la banque cessionnaire. Mais, il faut bien le comprendre, la lecture exigeante de l’article L. 313-27 du code monétaire et financier ne facilite pas ce raisonnement. On ne saurait d’ailleurs pas réellement sur quel texte se fonderait une telle sauvegarde des effets du bordereau Dailly non daté. Dans tous les cas, la chambre commerciale a refusé de prendre le risque de voir dans une telle motivation une violation des articles L. 313-23 et L. 313-27 du code monétaire et financier justifiant ainsi le rejet du pourvoi.
L’arrêt du 15 mars 2023 peut apparaître cruel pour le cessionnaire qui se retrouve face à une véritable coquille vide. Le bordereau non daté n’a ni d’effet entre les parties ni à l’égard des tiers. On peut y voir, peut-être, quelques effets mineurs mais non translatifs (M. Julienne, Régime général des obligations, 3e éd., Lextenso, 2020, p. 198 s., n° 268). Ce second échelon de gravité est probablement le plus difficile à encaisser. Les deux branches du moyen n’auront donc pas suffi à convaincre la chambre commerciale d’un revirement de sa jurisprudence sur la date du bordereau. Nous y voyons une application tout à fait pertinente des textes en vigueur confirmant ainsi une jurisprudence déjà existante quoique selon certains auteurs incertaine (v., pour une solution très proche, Com. 14 juin 2000, n° 96-22.634, D. 2000. 372, et les obs.
; RTD com. 2000. 992, obs. M. Cabrillac
). Le doute, s’il était encore permis, ne l’est plus vraiment maintenant. À dire vrai, selon nous, la position était déjà bien arrêtée en jurisprudence et cette confirmation publiée au Bulletin viendra servir à dissiper les dernières incertitudes.
En somme, voici un bel arrêt sur le bordereau dit « Dailly » si apprécié de la pratique des affaires. On ne saura que trop conseiller d’apporter la plus grande prudence quant à sa rédaction notamment sur les mentions de l’article L. 313-23, alinéa 3, du code monétaire et financier mais également sur la date : sans cette dernière, l’acte n’a aucun effet, ni à l’égard des parties ni à l’égard des tiers.
© Lefebvre Dalloz