De l’âge de la victime crédirentière de ses dépenses de santé futures
En décidant, dans un arrêt du 14 janvier 2025, que les juges étaient fondés à retenir l’âge de la victime à la date de leur décision pour capitaliser ses dépenses de santé futures, la chambre criminelle est venue apporter la touche finale à une série de décisions de la Cour de cassation détaillant une véritable méthode de liquidation des dépenses futures de la victime d’un dommage corporel.
La question de la temporalité est une véritable antienne en matière de réparation de dommages corporels. Non seulement elle gouverne l’évaluation médico-légale des préjudices et dicte l’architecture de la nomenclature Dintilhac mais elle rejaillit également dans le débat éminemment technique de la capitalisation des dépenses que la victime est contrainte de supporter après la date de liquidation de ses dommages, qu’il s’agisse de ses matériels spécialisés, de son véhicule adapté, voire de ses frais divers in futurum. C’est ainsi qu’au trébuchet des principes qui gouvernent la réparation des dommages corporels, et principalement de ceux de la libre disposition des fonds et de l’évaluation des dommages à la date de liquidation, s’est construite, au fil des arrêts de la Cour de cassation, une véritable méthodologie de l’évaluation de ces « dépenses » permanentes sur laquelle il est nécessaire de revenir pour apprécier l’importance de la décision commentée.
Dépenses échues et dépenses à échoir s’évaluent selon des critères communs mais des méthodes distinctes
Ces « dépenses » permanentes – qui doivent être évaluées uniquement en fonction des besoins de la victime (Civ. 2e, 16 déc. 2021, n° 20-12.040 ; Crim. 7 mars 2023, n° 22-80.779 ; 4 janv. 2023, n° 22-81.782) – sont indemnisées en tenant compte de deux périodes. La victime se voit allouer, d’une part, les « frais » d’ores et déjà échus entre la date de consolidation et la date de liquidation, quand bien même elle n’aurait engagé aucune dépense à ce titre et « peu important son décès » survenu dans l’intervalle (Civ. 2e, 28 nov. 2024, n° 23-15.841 P, Dalloz actualité, 16 déc. 2024, obs. N. Allix ; D. 2024. 2110
). Puis, s’agissant des frais successifs qu’elle devra supporter à compter de la décision des juges, il conviendra de l’indemniser « pour l’avenir », idéalement sous forme de capitalisation (Crim. 9 mars 2021, n° 20-81.107) plutôt que par l’allocation d’une rente.
C’est précisément sur ces frais « à échoir » que l’arrêt commenté, qui vient compléter une décision récente de la deuxième chambre civile du 4 avril 2024 (Civ. 2e, 4 avr. 2024, n° 22-19.307), apporte une salutaire pierre à l’édifice technique présidant à leur évaluation sur la base de trois paramètres : le prix du matériel considéré, sa période de renouvellement spécifique et un prix d’euro de rente déterminé – selon une table de capitalisation – par référence à l’âge du crédirentier. Force est de constater que la Cour de cassation, avec logique et rigueur, est venue éclairer la détermination de ces critères par l’application des principes juridiques gouvernant la matière. Si la question de l’évaluation du coût de la dépense à la date de la décision des juges (Civ. 1re, 23 sept. 2020, n° 19-18.582, D. 2021. 46, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz
), – actualisée si la victime le demande (Civ. 2e, 17 déc. 2020, n° 19-15.969) – était réglée depuis longue date, restait en suspens l’épineuse question de l’âge du crédirentier auquel il convient de se référer pour calculer le capital de sa créance indemnitaire : doit-on prendre en considération l’âge de la victime lors de sa dernière acquisition (si tant est que cette acquisition existe), celle de la consolidation de ses blessures, celle de la date de la liquidation (date de la décision) ou celle du premier renouvellement ?
Quand le caractère intrinsèquement labile des barèmes de capitalisation fait douter de l’âge du capitaine
Le principe même de la capitalisation (générer des produits financiers issus du placement par la victime du montant de la réparation) interdit nécessairement que l’on retienne une date antérieure à celle où les fonds lui sont effectivement alloués (par ex., Civ. 2e, 15 juin 2023, n° 22-13.882, AJ fam. 2023. 472, obs. J. Houssier
; qui écarte la prise en considération de l’âge à la date de l’accident ; Crim. 3 mai 2016, n° 14-84.246 P, Dalloz actualité, 17 mai 2016, obs. N. Kilgus ; qui écarte la référence à l’âge de la victime à la date du jugement de première instance confirmée par les juges d’appel).
La discussion entre les parties sur l’âge à prendre en considération pour la capitalisation des arrérages à échoir s’articule donc habituellement entre deux dates : soit l’âge de la victime à la date de liquidation, soit celui qu’elle aura au moment du renouvellement ultérieur de chacun des matériels considérés. Un premier élément de réponse à cette valse-hésitation nous semble avoir été donné par un récent arrêt de la deuxième chambre civile (Civ. 2e, 4 avr. 2024, n° 22-19.307, préc.) censurant la décision qui avait retenu l’âge de la victime à la date du premier renouvellement effectif de ses prothèses, renouvellement décompté à partir de la date d’acquisition de celles-ci. Cependant, dans la mesure où la cassation était prononcée au visa du principe de libre disposition (qui proscrit que l’évaluation des besoins de la victime soit subordonnée à la justification des dépenses correspondantes), elle n’écartait pas stricto sensu la possibilité de se référer au prochain renouvellement décompté à partir de la date de consolidation (ou du dernier renouvellement survenu entre celle-ci et la date de liquidation) même s’il est vrai que le deuxième moyen de cassation, au visa de la réparation intégrale, faisait immédiatement douter de sa pertinence. En effet, constatant que les juges – qui choisissaient de réparer ce poste de préjudice sous forme de rente et non de capital – n’avaient pas alloué à la victime une somme suffisante pour qu’elle dispose, à la date du renouvellement, des moyens suffisants pour réaliser celui-ci, leur décision était censurée. Mutatis mutandis, et dans le cas d’une réparation en capital et non sous forme de rente, il nous semblait impossible de considérer que le capital soit calculé par référence à l’âge de la victime à la date du renouvellement : si la victime doit disposer des fonds avant le renouvellement, ces fonds ne peuvent, par définition, être placés intégralement pour produire des revenus à la date du renouvellement, biaisant ainsi toute pertinence à la formule retenue par les juges pour effectuer la capitalisation. L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 14 janvier 2025 qui, répondant expressément au moyen du pourvoi, décide que les juges d’appel ont souverainement apprécié les modalités de capitalisation les mieux à même d’assurer une réparation intégrale du dommage en retenant l’âge de la victime au jour de leur décision plutôt que son âge à la date du premier renouvellement pour la capitalisation des arrérages à échoir, vient donc consolider cette méthodologie. Il est patent que cette décision répond parfaitement à l’exigence pour le juge de se placer au jour de sa décision pour évaluer le dommage : en effet, les barèmes de capitalisation sont élaborés en fonction de projections économiques qui, pour pertinentes qu’elles soient à la date de leur construction, ne cessent d’évoluer, imposant leur fréquente réédition sous peine d’obsolescence. Il est bien évident que capitaliser à compter de la date future du renouvellement du matériel concerné – lequel peut intervenir près d’une décennie plus tard s’il s’agit d’un lit médicalisé ou d’un véhicule adapté – permet de douter de la réalité d’une évaluation « à la date de la décision ». À côté de ces conjectures économiques, ces barèmes de capitalisation sont établis sur la base de tables de mortalité qui – outre d’être également évolutives – prennent en considération le risque de décès prématuré (qui n’est pas qu’une hypothèse d’école comme le rappellent les faits de l’arrêt du 28 nov. 2024, n° 23-15.841, préc.). Ainsi, loin de répondre à une logique de bon sens, capitaliser à la date du premier renouvellement – en présumant de la survie de la victime – vient ôter davantage de pertinence à l’opération, notamment lorsqu’elle est fondée sur les barèmes de capitalisation publiés actuellement en circulation (qu’il s’agisse de celui publié par la Gazette du Palais ou du BCRIV des assureurs).
Des incontestables vertus découlant d’un prix d’euro de rente unique
Enfin et surtout, il importe de souligner combien le choix d’un seul et même prix d’euro de rente – déterminé selon l’âge de la victime à la date de la liquidation – pour tous les postes de préjudices patrimoniaux permanents et quelle que soit la période de renouvellement spécifique de chacun des matériels indemnisés, constitue une salutaire simplification des opérations de chiffrage. En effet, toujours en application du principe de l’évaluation des dommages au jour de la liquidation, les juges du fonds doivent, lorsqu’ils procèdent à la capitalisation des autres postes de préjudices permanents, notamment les pertes de gains professionnels futurs ou la tierce personne permanente (qu’il s’agisse d’allouer le capital à la victime ou de déduire de la créance des organismes sociaux), recourir à un prix d’euro de rente déterminé par l’âge de la victime au jour de leur décision (par ex., Crim. 3 mai 2016, n° 14-84.246 P, préc.). Il est bien évident que, si retenir un seul et même prix d’euro de rente pour la totalité des calculs ne saurait faire disparaître totalement le risque d’erreur, – comme le démontre la cassation intervenue dans l’arrêt présentement commenté, les juges du fond ayant retenu pour effectuer leur calculs, en dépit de la justesse de leur raisonnement, deux âges différents de la victime à la date de leur décision…– cela simplifiera considérablement le chiffrage des préjudices par le juge (et par le demandeur) et limitera ainsi les erreurs de calcul qui s’observent si fréquemment dans les arrêts de liquidation. Au surplus, outre de simplifier l’évaluation des préjudices « à échoir » calculés après la date de la liquidation, une telle méthode simplifie l’évaluation des préjudices patrimoniaux permanents d’ores et déjà échus entre la date de consolidation et la date de liquidation : dès lors que l’indemnité allouée au titre des matériels doit être évaluée en fonction des besoins de la victime déterminés à la date de consolidation, et ne peut être subordonnée à la justification des dommages, la période de renouvellement du matériel débute à compter de cette seule date et non de sa date d’acquisition éventuelle. Ainsi la méthode la plus simple et la plus rapide pour l’évaluation des dépenses échues est de déterminer, pour chaque matériel considéré, son coût annuel – actualisé à la date de liquidation – par référence à sa période de renouvellement, puis de multiplier le montant total de ces annuités – en une seule opération – au prorata temporis de la période écoulée entre la date de consolidation et la date de la décision, avant de la capitaliser pour l’avenir par référence à l’âge de la victime à la date de la décision.
Dans un monde où le temps des magistrats devient précieux, l’on ne peut que se féliciter quand la rigueur des principes choie autant la logique que l’efficacité.
Crim. 14 janv. 2025, F-B, n° 23-84.994
© Lefebvre Dalloz