De l’indemnisation des passagers aériens en cas de refus d’embarquement anticipé

Dans un arrêt rendu le 17 octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne revient sur la notion de « refus d’embarquement » anticipé dans la situation où un organisateur de voyages notifie le passager que le vol ne sera pas assuré ou qu’il sera retardé alors qu’en définitive ledit vol est opéré comme prévu.

Le règlement (CE) 261/2004 du 11 février 2004, établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, vise à « garantir un niveau élevé de protection des passagers » (consid. 1 dudit règl.). La Cour de justice de l’Union européenne est ainsi saisie chaque année de plusieurs renvois préjudiciels concernant l’effectivité de cette protection. Par exemple, la Cour a pu préciser en février dernier que l’indemnisation visée dans le règlement quant à l’annulation d’un vol découle directement du règlement et n’est donc pas de nature contractuelle (CJUE 29 févr. 2024, Eventmedia Soluciones SL c/ Air Europa Líneas Aéreas SAU, aff. C-11/23, Dalloz actualité, 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1215 , note P. Dupont et G. Poissonnier ).

Aujourd’hui, nous retrouvons un arrêt C-650/23 et C-705/23 (aff. jtes) rendu le 17 octobre 2024 croisant la thématique avec celle des voyages à forfait régis par la directive (UE) 2015/2302 du 25 novembre 2015 et elle-même sujette à de nombreuses précisions jurisprudentielles sur ses propres contours (v. dernièrement, CJUE 4 oct. 2024, GF c/ Schauinsland-Reisen GmbH, aff. C-546/22, Dalloz actualité, 14 oct. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1773 ; 29 févr. 2024, QM c/ Kiwi Tours, aff. C-584/22, Dalloz actualité, 5 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 422 ; JT 2024, n° 274, p. 11, obs. X. Delpech

Distinguons brièvement les faits à l’origine des renvois préjudiciels qui ont pris naissance en Autriche et en Allemagne.

Dans l’affaire C-650/23, un passager aérien a réservé un vol retour au départ d’Héraklion en Grèce pour Linz en Autriche. Cette réservation a été opérée par un organisateur de voyages avec qui le passager a programmé un voyage à forfait. Le départ étant prévu le 29 septembre 2019 à 18h, le voyageur se voit notifier de l’organisateur de voyages un message modifiant l’horaire de départ du vol retour (passant de 18h à 23h30). La destination est également modifiée pour Vienne. Le passager ne s’est donc pas présenté à l’embarquement de 18h. Or, c’est bien à cet horaire que le vol est finalement parti puisqu’il a été opéré par le transporteur aérien effectif à l’horaire initialement prévu. Le passager réclame à ce dernier, sur le fondement de l’article 7, § 1, b), du règlement (CE) n° 261/2004, une somme de 400 € avec intérêts. La situation devient rapidement conflictuelle, ce qui conduit à la saisine d’un juge.

Par jugement en date du 27 mars 2023, le Bezirksgericht Schwechat (le Tribunal de district de Schwechat) condamne le transporteur aérien effectif à cette somme. Ce dernier interjette appel devant le Landesgericht Korneuburg (le Tribunal régional de Korneubourg). Le tribunal estime qu’il existe une difficulté d’interprétation du règlement (CE) n° 261/2004 car le transporteur aérien rappelle dans ses écritures que le refus d’embarquement n’est pas constitué en l’état puisque la modification de la réservation par l’organisateur de voyages ne peut pas lui être imputée.

La juridiction décide de surseoir à statuer pour renvoyer la question préjudicielle suivante :

L’article 7, paragraphe 1, l’article 4, paragraphe 3, et l’article 2, sous j), du règlement [n° 261/2004] doivent-ils être interprétés en ce sens que le transporteur aérien effectif doit indemniser le passager lorsque celui-ci dispose, dans le cadre d’un voyage à forfait, d’une réservation confirmée pour un vol aller et retour auprès d’un organisateur de voyages, que cet organisateur de voyages a informé le passager, le jour précédant celui du vol (retour) prévu, que le programme de vol est modifié en ce qui concerne le numéro, l’heure et la destination finale du vol, que, partant, le passager ne s’est pas présenté à l’embarquement dans les conditions fixées à l’article 3, paragraphe 2, [de ce] règlement […], que le vol initialement réservé est toutefois effectivement assuré comme prévu, et que le transporteur aérien aurait tout de même transporté le passager si celui-ci s’était présenté à l’embarquement dans les conditions fixées à l’article 3, paragraphe 2, [dudit] règlement […] ?

Dans l’affaire C-705/23, on retrouve deux passagers ayant également conclu un voyage à forfait. Pour arriver à destination, des vols ont été réservés entre Düsseldorf en Allemagne et Fuerteventura en Espagne. L’organisateur de voyages informe les passagers de l’annulation du vol aller qui devait s’effectuer le 18 juillet 2020 et leur précise que le départ s’effectuera le 20 juillet suivant. Toutefois, le vol du 18 juillet est finalement bien opéré mais les passagers ne se sont pas présentés à l’embarquement eu égard à l’information délivrée. Une cession de créance intervient au profit d’une société d’assistance juridique.

C’est la société cessionnaire qui forme le recours devant l’Amtsgericht Düsseldorf (le Tribunal de district de Düsseldorf) pour obtenir le paiement d’une indemnisation sur le fondement de l’article 4, § 3, et 7, § 1, b), du règlement (CE) n° 261/2004. Le tribunal déboute la société cessionnaire en retenant qu’il n’y avait pas eu de refus d’embarquement en l’espèce. Le Landgericht Düsseldorf (le Tribunal régional de Düsseldorf) est ainsi saisi en cause d’appel. La juridiction hésite sur la notion de « refus d’embarquement » de l’article 4 du règlement pour déterminer si un tel refus est constitué quand c’est l’organisateur de voyages qui a signifié la modification de la réservation ou son annulation.

Le tribunal régional décide ainsi de surseoir à statuer et de renvoyer à la Cour de justice la question préjudicielle suivante :

L’article 4 du règlement [n° 261/2004] doit-il être interprété en ce sens qu’on est également en présence d’un refus d’embarquement du passager par le transporteur aérien, prenant la forme d’un refus d’embarquement anticipé, dans l’hypothèse où un organisateur de voyages informe le passager, au moyen d’une notification de modification de la réservation, que le vol est annulé, alors que l’annulation du vol par le transporteur aérien n’a pas eu lieu et que le vol est d’ailleurs effectivement assuré comme prévu ?

L’arrêt du 17 octobre 2024 prolonge des solutions connues en les adaptant de manière simple au cas où c’est l’organisateur de voyages qui informe le passager aérien de la modification ou de l’annulation alors même que le vol sera finalement bien opéré. Étudions dans quelle mesure cet alignement trouve sa pertinence.

Du refus d’embarquement anticipé

Les deux questions préjudicielles concourent au même objectif. Il s’agit de déterminer les conséquences de la situation singulière où l’organisateur d’un voyage à forfait a avisé le passager aérien que le vol prévu était annulé ou reporté alors que ledit vol a été opéré dans les conditions initialement convenues. Peut-on ainsi permettre au passager aérien de demander directement au transporteur aérien effectif, i.e., celui qui a opéré le vol, l’indemnisation de l’article 7, § 1, du règlement pour le refus d’embarquement de l’article 4, § 3, du même texte ? La réponse est loin d’être évidente dans la mesure où le règlement ne prévoit pas expressément ce cas qui n’est pas anodin dans la mesure où il est susceptible de se poser devant de nombreuses juridictions comme en témoigne, par ailleurs, la jonction opérée dans la réponse donnée aux deux renvois préjudiciels.

À titre préliminaire, il faut rappeler deux points importants.

  • Le premier concerne l’absence d’annulation des vols au sens du règlement (CE) n° 261/2004 (pt n° 41). Dans les deux situations au principal, les vols ont été opérés comme prévu lors de la réservation du voyage à forfait. Dès lors, il n’est pas possible de se fonder sur les règles spécifiques à une annulation du vol. Seul le « refus d’embarquement » peut être constitué en l’état, au moins de manière anticipée.
  • Le second concerne l’intersection de textes applicables, à savoir entre le règlement (CE) n° 261/2004 et la directive (UE) 2015/2302 sur les voyages à forfait (pt n° 39). Mais cette difficulté n’en est pas vraiment une puisque les textes prévoient leur propre combinaison tant pour éviter le défaut d’indemnisation que pour écarter une surcompensation du voyageur (comp., art. 3, § 6, du règl. et art. 14, § 5, de la dir.). Les données de l’arrêt ne pourront donc pas étonner le lecteur à ce stade. Il n’y a ici qu’une mise en mouvement classique de ces deux outils du droit de l’Union.

La question posée reste donc fortement liée à la portée du « refus d’embarquement » au sens de l’article 4, § 3, du règlement et de son article 2, j), définissant ce terme. La Cour de justice rappelle, dans cette perspective, sa jurisprudence concernant le refus d’embarquement anticipé (CJUE 26 oct. 2023, LATAM Airlines Group, aff. C-238/22, Dalloz actualité, 16 nov. 2023, obs. X. Delpech ; D. 2024. 422 ; JT 2024, n° 274, p. 11, obs. X. Delpech ) selon laquelle un « transporteur aérien effectif, qui a informé à l’avance un passager qu’il refusera de le laisser embarquer contre sa volonté sur un vol pour lequel ce dernier dispose d’une réservation confirmée, doit indemniser ledit passager, même si celui-ci ne s’est pas présenté à l’embarquement dans les conditions fixées à l’article 3, paragraphe 2, de ce règlement » (pt n° 43, nous soulignons).

Peut-on ainsi transposer la jurisprudence LATAM Airlines Group quand c’est l’organisateur du voyage qui procède à la signification d’un report ou d’une annulation de vol ? L’arrêt du 17 octobre 2024 refuse de distinguer selon la circonstance de l’auteur de l’information relative au refus d’embarquement entre le transporteur aérien effectif (comme c’était le cas dans la décis. LATAM Airlines Group) et l’organisateur du voyage à forfait. Cette position, finalement assez peu justifiée puisqu’un seul paragraphe vient la préciser de manière quelque peu lapidaire à ce stade (pt n° 44), réduit très grandement les chances de succès des différents transporteurs aériens en cause dans les affaires au principal. En somme, la difficulté du refus d’embarquement par anticipation est très rapidement évacuée par le jeu élargi de la jurisprudence du 26 octobre 2023.

La suite du raisonnement consiste à prolonger la justification de l’assimilation entre le transporteur aérien effectif et l’organisateur de voyages.

De l’information erronée relative au report ou à l’annulation du vol

Pour continuer de tisser sa solution, la Cour de justice rappelle que « le transporteur aérien effectif peut être tenu pour responsable des informations erronées relatives au report ou à l’annulation d’un vol que l’organisateur de voyages a communiquées aux passagers » (pt n° 45, nous soulignons). Une telle affirmation continue de renforcer l’argumentation précédente consistant à assimiler transporteur aérien effectif et organisateur de voyages au sens des articles 4, § 3, et 7, § 1, du règlement.

Deux points principaux peuvent être notés ici tout particulièrement.

  • Le premier consiste en une sorte d’argumentation littérale visant à rappeler que toute une série de dispositions du règlement ne font pas de distinction entre le transporteur aérien effectif et l’organisateur de voyages (pt n° 46). Ainsi en est-il de l’article 2, g), de l’article 3, § 2, a), et b). C’est l’occasion pour la Cour de justice rappeler la portée de l’arrêt du 21 décembre 2021 (CJUE 21 déc. 2021, Azur air e.a., aff. C‑146/20, C‑188/20, C‑196/20 et C‑270/20 ; D. 2022. 595 , note G. Poissonnier ; ibid. 2127, obs. H. Kenfack ; JT 2022, n° 249, p. 11, obs. X. Delpech ; RTD eur. 2022. 562, obs. L. Grard ) ayant dégagé de manière quasiment identique la portée de cet argument (comp., pt n° 47 de la décis. de 2021 et le pt n° 46 de l’arrêt étudié). Il n’en reste pas moins que la valeur de cette justification est limitée car un certain nombre de dispositions ne procèdent pas ainsi. Mais il reste possible, et certainement souhaitable, d’estimer que lorsque le législateur de l’Union n’a pas opéré de distinction explicite, il convient de ne pas opérer de distinction supplémentaire. La juridiction de renvoi dans l’affaire C-705/23 notait, à juste titre, une discordance dans les traductions de certaines dispositions qui semble renforcer la position de la Cour de justice. Toutefois, la comparaison linguistique n’est pas menée en l’état (comp., au sujet de la dir. 2008/48/CE, CJUE 17 oct. 2024, Riverty GmbH c/ MI, aff. C-409/23, Dalloz actualité, nos obs. à paraître ; D. 2024. 1860 ).
  • Le second argument est lié à l’objectif du règlement (CE) n° 261/2004 par écho au considérant 1 dont la substance figure dans l’introduction du présent commentaire. Le but du règlement est, selon ce considérant, d’assurer un « niveau élevé de protection des passagers aériens » (pt n° 48, nous soulignons). Or, l’absence de distinction entre le transporteur aérien effectif et l’organisateur de voyages concourt ici assurément à cet objectif. Pour prévenir toute difficulté, et surtout un certain mécontentement des transporteurs, la Cour de justice rappelle qu’au stade définitif, ces derniers peuvent tout à fait se retourner contre l’organisateur de voyages qui a diffusé une information incorrecte (par le jeu de l’art. 13 du règl.).

En somme, l’arrêt opte pour un choix simple : le passager aérien peut demander au transporteur effectif l’indemnisation de l’article 7, § 1, dans cette situation précise. Les deux développements précédents sont d’une efficacité équivalente même si aucun d’eux n’est déterminant à lui seul. Leur addition permet toutefois d’asseoir plutôt correctement la solution dessinée. Tout ceci témoigne toutefois d’une certaine difficulté dans l’articulation entre le transporteur aérien et l’organisateur, situation qui aurait très certainement dû être davantage approfondie par les textes. En revanche, la solution dégagée par la Cour de justice visant à éviter d’opérer des distinctions a le mérite de la simplicité pour le passager aérien.

Une contre-argumentation spécifique au dossier C-705/23 était proposée par le transporteur effectif. Ce dernier estimait qu’une compagnie charter n’a pas de pouvoir décisionnel sur la réalisation du vol. Ce raisonnement est très rapidement écarté par la Cour de justice en rappelant qu’en argumentant ainsi, la position soutenue « aboutirait au résultat paradoxal qu’un vol charter ne serait pas assuré par un transporteur aérien effectif, puisque cette qualité ne serait alors reconnue ni à la compagnie charter ni à l’organisateur de voyages » (pt n° 52, nous soulignons). Cette distinction forgée à l’aune du vol charter n’a, effectivement, pas réellement de sens sauf à vider de son intérêt une partie du règlement.

Voici un arrêt intéressant à bien des titres sur l’intersection entre le règlement (CE) n° 261/2004 et la directive (UE) 2015/2302. La solution choisie reste au bénéfice du passager aérien qui peut solliciter l’indemnisation de l’article 7, § 1, du règlement directement au transporteur aérien effectif. Si celui-ci n’est, en l’espèce, pour rien responsable dans l’information erronée délivrée, il pourra toujours se retourner contre l’organisateur du voyage à forfait concerné.

 

CJUE 17 oct. 2024, aff. jtes C-650/23 et C-705/23

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