De l’intérêt de mesures provisoires avant une décision au fond statuant sur des clauses abusives
Dans un arrêt rendu le 15 juin 2023, la Cour de justice de l’Union européenne répond à une question préjudicielle posée par une juridiction polonaise concernant les mesures provisoires sollicitées par un consommateur tendant à la suspension du paiement des mensualités dues en vertu d’un contrat de prêt attaqué au fond pour comporter des clauses abusives.
Après une précision utile sur la notion de consommateur (CJUE 8 juin 2023, aff. C-570/21, Dalloz actualité, 13 juin 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1117
), la Cour de justice de l’Union européenne continue sa quête d’interprétation de la directive 93/13/CEE sur les clauses abusives en répondant aux questions préjudicielles posées par les juridictions des États membres. L’arrêt rendu le 15 juin 2023 présente sous un jour intéressant une thématique importante pour la pratique, celle des mesures provisoires destinées à assurer que la décision au fond visant à éradiquer les clauses abusives de la convention considérée soit parfaitement effective. Il existe des différences importantes entre les législations internes sur ce point.
Les faits ayant donné lieu au renvoi préjudiciel se déroulent en Pologne. En 2008, deux consommateurs concluent avec une banque un prêt hypothécaire d’une durée de 360 mois pour un montant d’environ 140 000 €. Ce contrat prévoit une clause de conversion du montant prêté en franc suisse au taux d’achat fixé par cette banque avec un taux d’intérêt variable. Le 25 mai 2021, les requérants saisissent le Sąd Okręgowy w Warszawie (le tribunal régional de Varsovie en Pologne) afin de faire annuler le prêt et obtenir remboursement des sommes déjà acquittées. Les demandeurs estiment, en effet, que les clauses concernant l’indexation du montant du contrat sur une devise étrangère sont des clauses abusives. Ils ont également déposé une demande d’octroi de mesures provisoires pour fixer les droits et obligations des parties mais également pour suspendre le versement des mensualités prévues par le contrat et pour interdire à la banque une inscription au fichier des incidents de paiement dans l’attente de la décision au fond. Les mesures provisoires sont rejetées par la juridiction de première instance en raison d’un défaut d’intérêt légitime à demander de telles mesures dès lors que rien ne permettrait de justifier que sans ces mesures, la décision juridictionnelle à intervenir serait plus difficile ou impossible à exécuter. Les consommateurs interjettent appel de cette décision devant le Sąd Okręgowy w Warszawie XXVIII Wydział Cywilny (le tribunal régional de Varsovie en Pologne), qui est la juridiction de renvoi. Celle-ci estime que le droit polonais interprété par la jurisprudence ne fait que rarement droit aux demandes des consommateurs pour de telles mesures provisoires, et ce en raison de l’absence d’utilité particulière puisque aucune exécution forcée ne serait nécessaire en matière de nullité du prêt. Elle estime, quant à elle, que de telles mesures peuvent toutefois trouver une certaine utilité concernant la directive 93/13/CEE et se questionne donc sur l’articulation entre la jurisprudence majoritaire refusant de telles mesures et le droit de l’Union.
La juridiction de renvoi décide de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question ci-après reproduite :
« À la lumière des principes d’effectivité et de proportionnalité, l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE s’opposent-ils à une interprétation de la législation nationale ou de la jurisprudence nationale selon laquelle ce dernier peut, compte tenu notamment des obligations incombant à un consommateur de s’acquitter de ses engagements à l’égard du professionnel concerné ou de la situation financière satisfaisante de ce dernier, rejeter la demande d’octroi de mesures provisoires de ce consommateur tendant à la suspension, pour la durée de la procédure, de l’exécution d’un contrat susceptible d’être déclaré nul en raison de la suppression de clauses abusives qu’il contient ? »
Sur la recevabilité du renvoi préjudiciel
La banque créancière estimait que la question posée par la juridiction ne concernerait pas la directive 93/13/CEE dans la mesure où celle-ci ne s’appliquerait pas à une demande d’octroi de mesures provisoires sollicitée par les débiteurs. Comme à l’accoutumée, la Cour de justice rappelle donc sa position sur les problèmes de recevabilité qui sont normalement tranchés par le juge national avant qu’il décide de surseoir à statuer. La Cour peut seulement constater si le problème est de nature hypothétique, si l’interprétation n’a aucun rapport avec le litige ou si elle ne dispose pas des éléments factuels et en droit pour y répondre de façon pertinente. Ce sont des situations assez rares en pratique dans la mesure où le renvoi préjudiciel est une technique délicate.
La Cour examine le problème plus en détail dans la mesure où « il n’apparaît pas de manière manifeste que l’interprétation sollicitée de la directive 93/13 soit sans aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou que le problème soulevé présente un caractère hypothétique » (pt n° 29 de l’arrêt commenté, nous soulignons). On retrouve la présomption de pertinence des informations transmises par la juridiction de renvoi, mais surtout l’absence de possibilité pour la Cour de justice de se prononcer sur l’interprétation de dispositions nationales, et ce en vertu de la compétence exclusive des juridictions internes pour le faire. Ceci était particulièrement important à rappeler dans l’affaire C-287/22 commenté dans la mesure où le créancier contestait devant la Cour la qualité de consommateur des demandeurs. Or, il n’appartient pas à celle-ci de remettre en question l’interprétation donnée par la juridiction de renvoi concernant cette qualification et surtout sans une question préjudicielle précisément posée à ce sujet.
Puisque la Cour de justice dispose de tous les outils utiles pour répondre à la question posée, elle n’a guère de choix : elle doit y répondre. C’est l’économie du paragraphe n° 33 de l’arrêt. Ces problèmes de recevabilité sont souvent relevés et, tout aussi souvent, ils n’ont qu’un résultat assez aléatoire.
Sur le fond, la solution intéressera la pratique également.
De l’intérêt des mesures provisoires en matière de clauses abusives
Dans l’arrêt du 15 juin 2023, la Cour de justice de l’Union européenne rappelle que la directive sur les clauses abusives implique « un niveau élevé de protection des consommateurs » (§ n° 36 de l’arrêt commenté, nous soulignons). C’est une assertion que l’on trouve désormais dans quasiment tous les renvois préjudiciels portant sur la directive 93/13/CEE. Si les juridictions nationales doivent donc écarter les clauses abusives pour éviter qu’elles produisent des effets contraignants, la question des mesures provisoires peut davantage poser difficulté et ce en raison de leur nature pmême. Mais la Cour de justice rappelle différentes jurisprudences ayant pu traiter de la question avant de résoudre le problème invoqué par la juridiction polonaise.
C’est le cas notamment d’un arrêt Aziz (CJUE 14 mars 2013, aff. C-415/11, D. 2013. 766
; ibid. 2014. 1297, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud
; RTD eur. 2013. 559, obs. C. Aubert de Vincelles
) ayant pu estimer que « cette directive s’oppose à une réglementation nationale qui ne permet pas au juge du fond, compétent pour apprécier le caractère abusif d’une clause contractuelle, d’adopter des mesures provisoires, telles que la suspension d’une procédure d’exécution, lorsque l’octroi de ces mesures est nécessaire pour garantir la pleine efficacité de sa décision finale, cette réglementation étant de nature à porter atteinte à l’effectivité de la protection voulue par ladite directive » (nous soulignons). Ceci permet à la Cour de justice de considérer que le juge national doit être en mesure d’octroyer des mesures provisoires quand celles-ci garantissent la future décision sur le caractère abusif des clauses. Restait donc à se positionner sur le mouvement jurisprudentiel polonais qui tend à rejeter assez massivement les demandes d’octroi de mesures provisoires, et ce sur le fondement d’une absence d’intérêt à agir du consommateur en pareille situation. La Cour rappelle donc que ces mesures provisoires sont dans, bien des situations, indispensables pour atteindre l’objectif de la directive 93/13/CEE (§ n° 51 de l’arrêt commenté). La solution se fonde notamment sur la prolongation de la procédure judiciaire, notamment si elle se poursuit en appel. Les mesures provisoires, notamment de suspension de remboursement des mensualités, permettraient d’éviter de faire peser sur le consommateur une charge trop lourde à ce titre surtout si la clause est, in fine, réputée non écrite ou annulée selon les différents droits internes.
Une jurisprudence qui refuserait donc l’octroi de mesures provisoires qui tendent à la suspension du paiement de mensualités dues au titre d’un contrat de prêt alors même que ces mesures seraient nécessaires pour permettre d’asseoir la solution définitive de l’éradication des clauses abusives dans la procédure au fond n’est pas conforme au droit de l’Union, et ce en raison du principe d’effectivité. En somme, quand le juge national détecte une possibilité concrète et sérieuse de qualifier des clauses abusives, les mesures provisoires susceptibles de permettre à la décision sur le fond doivent être accordées quand elles sont demandées par le consommateur. La décision, au paragraphe n° 60, précise même que le juge « doit octroyer ces mesures provisoires », ce qui est un pas non négligeable dans une conception sévère de l’office du juge. Si la pratique pourra s’en saisir assez utilement, il est donc acquis que la jurisprudence polonaise devra changer sur ce point afin de respecter la directive 93/13/CEE.
Voici un arrêt intéressant sur le pan des clauses abusives. Il examine une question rarement mise en avant ces derniers mois. Les mesures provisoires, comme la décision au fond, forment un tout afin de lutter contre les stipulations contractuelles déséquilibrées au sens du texte de l’Union. En ce sens, la sévérité pesant sur l’octroi de celle-ci est donc assez importante.
© Lefebvre Dalloz