Déchéance pour usage déceptif d’une marque patronymique : nouvel épisode dans la saga de Castelbajac
La saga de Castelbajac n’en finit plus d’alimenter la jurisprudence. Un peu plus de dix jours après une décision de la division d’annulation de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO 15 févr. 2024, n° C 57 071, Blip !, 4 mars 2024, obs. L. Desgrandchamps) prononçant la nullité de marque de l’Union européenne (TJ Paris, 26 juin 2020, n° 18/07891) pour dépôt de mauvaise foi, la chambre commerciale de la Cour de cassation se prononce, également, dans le cadre du contentieux qui oppose la société PMJC à Jean-Charles de Castelbajac, cette fois à l’occasion d’une demande en déchéance pour usage déceptif. L’arrêt était particulièrement attendu en ce que la cour d’appel avait réhabilité la possibilité pour le porteur d’un nom de famille d’obtenir la déchéance d’une marque reprenant ce patronyme, dès lors qu’il n’exerce plus de fonctions au sein de la société titulaire de celle-ci.
Les marques verbales JC DE CASTELBAJAC et JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC avaient été cédées, le 3 février 2012, à la suite du redressement judiciaire de la société Jean-Charles de Castelbajac dirigée par M. Jean-Charles de Castelbajac, à la société PMJC. Parallèlement à cela, M. Jean-Charles de Castelbajac avait signé avec cette société un « protocole de prestation de services », qui insistait sur la « nécessaire adéquation entre l’image des marques et des articles commercialisés avec l’image » de M. de Castelbajac. Ce dernier s’était d’ailleurs vu confier à cette occasion la mission de directeur artistique globale des activités et des articles.
Une fois ce protocole arrivé à son terme, des difficultés sont apparues entre les parties, le créateur reprochant au titulaire de la marque d’avoir développé un modèle économique consistant à imiter l’univers et les dessins de son ancien directeur artistique, notamment dans le cadre de partenariats conclus avec des entreprises portant sur des adaptations non autorisées de ses œuvres. De son côté, M. de Castelbajac créa la société Castelbajac Creative qui avait pour activité la création d’œuvres, la prestation de conseils et de services de direction artistique. C’est dans ce contexte que de nombreuses actions ont été diligentées, la société PMJC reprochant, notamment, à M. de Castelbajac, par l’intermédiaire de sa nouvelle société, de se livrer à une concurrence déloyale et de porter atteinte aux marques DE CASTELBAJAC dont elle est titulaire. Pour sa part, M. de Castelbajac, considérant qu’il était fait un usage déceptif de ces marques, demanda reconventionnellement leur déchéance. Si cette demande fut rejetée par le Tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris 26 juin 2020, n° 18/07891, préc.), elle fut, à l’inverse, accueillie favorablement par la Cour d’appel de Paris (Paris, pôle 5 - ch. 1, 12 oct. 2022, n° 20/11628, Dalloz IP/IT 2023. 69, obs. C. Lamy
; Légipresse 2023. 18 et les obs.
; ibid. 166, étude Y. Basire
; ibid. 635, obs. Y. Basire, M.-S. Bergazov, C. de Marassé-Enouf, C. Piedoie et M. Sengel
). Cette dernière releva, d’une part, que l’action en déchéance était recevable et, d’autre part, que la société PMJC avait fait un usage déceptif des marques litigieuses. Saisie sur ces deux points, la Cour de cassation rejette le pourvoi s’agissant de la garantie d’éviction, mais décide de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne afin qu’elle se prononce une nouvelle fois sur le caractère déceptif d’une marque patronymique.
La recevabilité de la demande en déchéance
La Cour de cassation se prononce, dans un premier temps, sur la problématique de la recevabilité de l’action en déchéance. Le pourvoi revenait, en toute logique, sur la possibilité d’opposer la garantie d’éviction à l’action en déchéance, en rappelant le principe selon lequel « celui qui doit garantie ne peut évincer ». Il est vrai qu’en prononçant la recevabilité de l’action en déchéance, l’arrêt de la cour d’appel avait de quoi surprendre. L’argument de l’irrecevabilité n’était, à l’inverse, en rien nouveau.
Rappelons que dans une affaire rendue à propos des marques patronymiques INÈS DE LA FRESSANGE, la Cour de cassation censura la Cour d’appel de Paris qui avait reconnu l’usage déceptif de celles-ci (Paris, 15 déc. 2004, PIBD 2005. III. 142 ; CCE 2005. Comm. 29, obs. C. Caron ; Propr. industr. 2005. Comm. 58, obs. P. Tréfigny), en se fondant sur la garantie d’éviction. La Cour de cassation affirma avec force que le cédant des marques litigieuses « n’étant pas recevable en une action tendant à l’éviction de l’acquéreur » (Com. 31 janv. 2006, n° 05-10.116, D. 2006. 861
, obs. P. Allaeys
; RTD civ. 2006. 339, obs. P.-Y. Gautier
; RTD com. 2007. 340, obs. J. Azéma
; Propr. intell. 2006. 218, obs. X. Buffet-Delmas).
Il était, dès lors, légitime d’attendre de la Cour d’appel de Paris qu’elle déclare irrecevable la demande en déchéance de M. de Castelbajac. La solution ne semblait, d’ailleurs, pas faire débat jusqu’à cet arrêt de Castelbajac, la jurisprudence ayant affirmé à de nombreuses reprises qu’une action en déchéance – pour défaut d’exploitation (TGI Paris, 16 déc. 1998, RIPIA 1999. 13 ; LPA 31 août 2000, p. 11) ou pour cause de déceptivité (Com. 31 janv. 2006, n° 05-10.116, préc. ; Paris, 9 avr. 2014, n° 12/18387, RDC 2014. 737, obs. J. Passa) – menée par le cédant d’une marque à l’encontre du cessionnaire devait être déclarée irrecevable au visa de l’article 1628 du code civil. Tel ne fut pourtant pas le cas, la Cour d’appel notant que le manquement à la garantie d’éviction ne constituait pas une irrecevabilité à agir, mais s’apparentait à une faute distincte susceptible d’engager la responsabilité du vendeur sur le fondement de l’article 1630 du code civil (l’art. 1630 c. civ. dispose : « Lorsque la garantie a été promise, ou qu’il n’a rien été stipulé à ce sujet, si l’acquéreur est évincé, il a droit de demander contre le vendeur : 1° La restitution du prix ; 2° Celle des fruits, lorsqu’il est obligé de les rendre au propriétaire qui l’évince ; 3° Les frais faits sur la demande en garantie de l’acheteur, et ceux faits par le demandeur originaire ; 4° Enfin les dommages et intérêts, ainsi que les frais et loyaux coûts du contrat »).
Outre le fait qu’elle contredisait la jurisprudence de la Cour de cassation, la solution pouvait appeler quelques réserves (v. notre commentaire dans Légipresse 2023, n° 412, p. 166, préc.). Elle est, toutefois, confirmée par la Cour de cassation qui relève, après avoir rappelé le principe consacré dans l’affaire Inès de la Fressange, que « la garantie au profit du cessionnaire cesse lorsque l’éviction est due à sa faute ». Elle ajoute que la marque ne doit effectivement pas être exploitée de manière à ce qu’elle trompe le consommateur ou qu’elle engendre un risque grave de tromperie. Or, dans une telle hypothèse, il apparaît que le cédant est potentiellement la personne idoine pour identifier une telle tromperie. Ce faisant, elle précise qu’il convient en conséquence de juger, désormais, qu’il est fait exception à la règle selon laquelle le cédant ne peut pas demander la déchéance pour cause de déceptivité d’une marque, qui tend à l’éviction de l’acquéreur, lorsque cette action en déchéance est fondée sur la survenance de faits fautifs postérieurs à la cession et imputables au cessionnaire.
Cette exception appelle, bien évidemment, quelques commentaires. En premier lieu, n’aurait-il pas été plus simple de préciser que la cause d’éviction reposait sur un motif d’ordre public (P.-Y. Gautier, « Qui doit garantie ne peut évincer » ? Pas forcément, RTD civ. 2006. 339
citant à l’appui de cette assertion, M. Planiol et G. Ripert, Traité pratique de droit civil, 2e éd. t. X, par J. Hamel, n° 90), la déceptivité d’une marque pouvant, légitimement, être appréhendée comme un tel motif. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler qu’en tant qu’exception au principe de libre concurrence, le droit de marque se doit d’être strictement encadré afin qu’il n’y soit pas trop attentatoire (v. sur la ratio legis de la déceptivité, Y. Basire, La tromperie en droit des marques, in Consommateur choqué, égaré, trompé, Y. Basire [dir.], Légipresse 2020, HS64. 85
). C’est la raison pour laquelle sont, notamment, refusés à l’enregistrement les signes génériques ou descriptifs (TPICE 8 juill. 2004, Telepharmacy Solutions, aff. T-289/02, pts 41 et 42), ainsi que les formes de produit nécessaires à l’obtention d’un résultat technique (v. CJCE 18 juin 2002, Goninklijke Philips Électronics NV c/ Remington Consumer Products, aff. C-299/99, RTD com. 2002. 769, obs. M. Luby
; ibid. 2003. 500, obs. J. Azéma
; RDLA 2002, n° 52, n° 3313). La prohibition des marques déceptives participe de cette même logique, en ce qu’elle évite que le droit de marque puisse constituer un instrument déloyal de captation de la clientèle, en faussant le jeu de la libre concurrence (v. dans le même sens, à propos de l’usage d’un signe trompeur, J.-Cl. Conc. consom., v° Marques et concurrence déloyale, par J. Passa, fasc. 160, n° 40, et la jurisprudence citée, Com. 17 janv. 1984, RD propr. ind. 1985, n° 1, p. 109 ; 29 mars 1994, PIBD 1994. III. 381 ; Colmar, 17 juin 1981, PIBD 1983. III. 247 ; Paris, 14 oct. 1981, PIBD 1981. III. 257 ; Paris, 4 juill. 1985, RD propr. ind. 1986, n° 2, p. 81 ; Dijon, 12 janv. 1995, JCP E 1995. Pan. 808). C’est donc la protection des concurrents – et non celle du consommateur – qui légitimerait les dispositions portant sur les marques déceptives. En ce sens, elles répondraient à une logique d’ordre public économique (v. T. Pez, L’ordre public économique, NCCC 2015, n° 49, p. 43 ; M.-A. Frison-Roche, Les différentes natures de l’ordre public économique, Arch. phil. droit 2015, n° 58, p. 147), susceptible de dépasser l’écueil de l’irrecevabilité de l’action en déchéance du cédant. L’article 6 quinquies de la Convention de Paris confirme une telle grille de lecture, celui-ci faisant expressément le lien entre la déceptivité et l’ordre public (CUP, art. 6 quinquies, une marque doit être refusée à l’enregistrement lorsqu’elle est contraire « à la morale ou à l’ordre public et notamment de nature à tromper le public »).
Pour autant, en deuxième lieu, la référence à la faute du cessionnaire n’est pas sans rappeler la possibilité pour le cédant d’agir en résolution pour inexécution des obligations incombant à l’acquéreur, sans qu’il se voie opposer une quelconque exception de garantie (M. Planiol et G. Ripert, Traité pratique de droit civil français, op. cit., n° 90 ; J.-Cl. Civ. Code, art. 1625 et 1626, Obligations du vendeur – Garantie en cas d’éviction : étendue, conditions et exercice, par R. Le Guidec et G. Chabot, n° 95).
Cette exception à la garantie d’éviction laisse enfin, en troisième lieu, entendre que le titulaire des marques litigieuses a effectivement eu un comportement fautif en faisant un usage déceptif de celles-ci. En d’autres termes, la Cour de cassation semble avaliser le raisonnement opéré par la Cour d’appel de Paris s’agissant du caractère déceptif des marques patronymiques en question. Pourtant, sur ce point, la Cour de cassation fait le choix d’interroger la Cour de justice sur l’application du mécanisme de la déchéance pour cause de déceptivité aux marques patronymiques.
L’usage déceptif des marques patronymiques
Le pourvoi reproche à la Cour d’appel d’avoir reconnu que le titulaire des marques litigieuses avait fait un usage déceptif de celles-ci. Il est vrai que, là encore, la solution retenue par les juges du fond pouvait surprendre.
La question semblait avoir été tranchée de manière définitive par la Cour de justice dans un arrêt Elizabeth Emanuel (CJCE 30 mars 2006, aff. C-259/04, D. 2006. 2109, et les obs.
, note D. Poracchia et C.-A. Maetz
; ibid. 2319, obs. S. Durrande
; RTD com. 2007. 340, obs. J. Azéma
). Alors interrogée à la fois sur la déceptivité en tant que motif absolu de refus ou de nullité et la déceptivité en tant que motif de déchéance, elle releva que si un consommateur moyen pouvait être influencé dans son acte d’achat d’un vêtement portant la marque ELIZABETH EMANUEL, en imaginant que le porteur de ce nom avait participé à la création de ce vêtement, il n’en demeurait pas moins que les caractéristiques et les qualités dudit vêtement restaient garanties par l’entreprise titulaire de la marque. En conséquence, la dénomination ELIZABETH EMANUEL ne pouvait être considérée comme étant, à elle seule, de nature à tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance de la marchandise qu’elle désignait (pts 49 et 50). Ainsi, bien que le consommateur puisse être influencé, cette influence serait, toutefois, insuffisante pour caractériser la tromperie. Plus encore, la Cour de justice n’hésita pas à affirmer que le fait pour titulaire de la marque de tenter, sciemment, de faire croire au consommateur que le porteur du nom de famille est toujours actif au sein de l’entreprise, constituait une manœuvre dolosive ne pouvant être analysée comme une tromperie au sens de la directive « marque » (pt 50).
Cette décision ne constitua toutefois pas un obstacle insurmontable pour la Cour d’appel de Paris qui nota que la problématique n’était pas liée au fait que M. de Castelbajac n’exerçait plus les fonctions de directeur artistique au sein de la société PMJC, mais que l’usage des marques litigieuses était opéré dans de telles conditions qu’il était de nature à persuader le consommateur que les produits portant ces marques avaient été conçus sous la direction artistique de M. de Castelbajac. Les juges du fond renvoyaient ensuite à la conclusion de la Cour de justice qui avait dit pour droit que « Le titulaire d’une marque correspondant au nom du créateur et premier fabricant des produits portant cette marque ne peut, en raison de cette seule particularité, être déchu de ses droits au motif que ladite marque induirait le public en erreur, au sens de l’article 12, paragraphe 2, sous b), de la directive 89/104, notamment quand la clientèle attachée à cette marque a été cédée avec l’entreprise fabriquant les produits qui en sont revêtus » (la Cour souligne). Ainsi, pour la cour d’appel, la solution de la Cour de justice n’excluait pas de pouvoir reconnaître qu’une marque patronymique puisse faire l’objet d’un usage déceptif et, partant, être sanctionné au titre de la déchéance, dès lors que des manœuvres dolosives peuvent être constatées.
Les circonstances de l’espèce plaidaient, par ailleurs, pour la reconnaissance de l’usage déceptif des marques litigieuses, celles-ci ayant été exploitées dans un contexte susceptible de tromper le consommateur. Il était néanmoins légitime de s’interroger sur la conformité de cette décision avec la jurisprudence de la Cour de justice. Sans doute convaincue du bien-fondé de la décision – comme en atteste sa position s’agissant de la garantie d’éviction –, mais tout en étant soucieuse du respect de la jurisprudence de la Cour de justice, la Cour de cassation décide d’interroger la Cour de justice de la manière suivante : « Se pose ainsi la question de savoir si les articles 12, paragraphe 2, sous b), de la directive 2008/95/CE et 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent au prononcé de la déchéance d’une marque portant sur le nom de famille d’un créateur en raison de son exploitation postérieure à la cession dans des conditions de nature à faire croire de manière effective au public que le créateur, dont le nom de famille constitue la marque, participe toujours à la création des produits de cette marque alors que tel n’est plus le cas ». Cette question est bienvenue en ce qu’elle invite la Cour de justice à se questionner sur sa propre jurisprudence, afin de confirmer ou d’affiner sa position s’agissant du potentiel usage déceptif des marques patronymiques (v. pour une critique de l’arrêt, Y. Basire, La tromperie en droit des marques, préc., p. 85). L’enjeu est de taille, la possibilité offerte à la Cour de justice étant de placer/proposer un curseur au-delà duquel de telles marques pourraient être considérées comme étant déceptives. Affaire à suivre…
Com 28 févr. 2024, FS-B, n° 22-23.833
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