Délibéré du « financement libyen » : pas de corruption, mais… un « pacte corruptif »
Ce jeudi, la 32e chambre correctionnelle parisienne a notamment condamné Nicolas Sarkozy à une peine d’emprisonnement ferme assortie d’un mandat de dépôt (à effet différé) et de l’exécution provisoire. Dans le volet principal du dossier (le financement par le régime libyen de la campagne de 2007), la décision exclut l’incrimination de corruption. Pour autant, elle retient bien l’existence d’un « pacte corruptif ».
Après quelques heures de suspense, en raison du décès, mardi 23 septembre, du sulfureux intermédiaire Ziad Takieddine, le Tribunal correctionnel de Paris a donc bien rendu jeudi son délibéré dans le dossier (à tiroirs) dit du « financement libyen ». Une décision (d’un peu plus de 400 pages) qui constate naturellement l’extinction de l’action publique s’agissant de feu l’homme d’affaires franco-libanais, même si, petite curiosité procédurale pointée en préambule par la présidente, elle est… contradictoire à signifier (CAS) à son égard. Dans le volet du financement de la Présidentielle de 2007, le tribunal a tout d’abord relevé que des espèces avaient circulé au sein de la campagne, et servi notamment à verser des primes occultes.
Mais les magistrats ont estimé que cet usage ne constituait pas une infraction au code électoral, conformément à un arrêt rendu par le Conseil d’État au printemps dernier, d’ailleurs au beau milieu du réquisitoire (fleuve) du PNF : de telles « gratifications exceptionnelles », lorsqu’elles n’ont pas été prévues contractuellement, ne constituent pas une dépense électorale (CE 25 mars 2025, n° 491865, Dalloz actualité, 31 mars 2025, obs. E. Ducluseau ; Lebon
; AJDA 2025. 585
). Il n’en demeure pas moins qu’en amont de leur usage, la « réception de ces espèces » aurait dû figurer dans le compte de campagne, non pas au titre des dépenses, donc, mais à celui des recettes. Sauf que c’est Nicolas Sarkozy qui était poursuivi comme auteur principal (en compagnie de trois complices). Or, ce dernier « a indiqué ne pas en avoir été informé, ce que confirme Éric Woerth, et rien au dossier ne permet d’établir le contraire ». Relaxe.
Au passage, le tribunal a considéré qu’il n’était « pas en mesure de démontrer de manière indubitable que [ces sommes provenaient] de fonds libyens ». Soit quasiment mot pour mot la ligne de défense que l’ancien Président a martelée quasiment à chaque fois qu’il s’est avancé à la barre : « Pas un seul centime d’argent libyen n’a pu être retrouvé dans ma campagne ». Sur ce chapitre, la présidente a précisé avoir écarté un certain nombre d’éléments et qui, pour les magistrats instructeurs, permettaient d’établir ce lien. Par exemple, les témoignages considérés comme « imprécis » et « indirects » de dignitaires du régime, notamment autour de remises de valises : des témoignages qui « manquent de cohérence entre eux, notamment en ce qu’ils énoncent des cheminements et des montants très variés », et qui sont tous postérieurs à l’intervention militaire en Libye de 2011 (dans le cadre de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU).
Mêmes réserves sur la désormais fameuse note publiée (en 2012) par Mediapart, censément signée de la main de Moussa Koussa (ancien chef des renseignements extérieurs de la Jamahiriya libyenne), et selon laquelle ce dernier aurait ordonné (en décembre 2006) le déblocage de cinquante millions d’euros pour financer la campagne Sarkozy. Plusieurs décisions de justice ont considéré qu’il ne pouvait être formellement établi qu’il s’agissait d’un faux (ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles aient formellement reconnu qu’elle était authentique). Dans son réquisitoire, le PNF lui-même avait estimé que son authenticité était « incertaine ». Selon le jugement, « il apparaît désormais que le plus probable est que ce document soit un faux ».
« Un pacte corruptif destiné à être exécuté à compter de l’élection »
Pour autant, les magistrats ont examiné la question d’un éventuel « pacte corruptif », conclu en amont de la campagne. Pour mémoire, fin 2005, Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait rencontré Mouammar Kadhafi sous la tente de ce dernier, à Tripoli. L’ordonnance de renvoi (ORTC) estimait que c’était à cette occasion qu’avait été scellé un « pacte de corruption ». Le PNF avait pris ses distances avec ce raisonnement, et le tribunal l’a finalement écarté, faute de « preuve d’un entretien seul à seul » entre les deux hommes. Dans la foulée, le jugement précise que, quand bien même, l’infraction de corruption (passive évidemment, concernant Sarkozy) ne pouvait être constituée : en effet, il « aurait alors agi, non en tant que ministre de l’intérieur, […] mais en tant que candidat potentiel, puis avéré à l’élection présidentielle, ce qui à l’évidence ne lui conférait ni autorité publique, ni mission de service public, [ni] mandat électif public ».
Il ne pouvait donc pas se rendre coupable du moindre délit de corruption tant qu’il n’avait pas pris ses fonctions de président de la République. Or, le tribunal correctionnel estime qu’il ne l’a pas non plus commis au cours de son quinquennat, ou en tout cas qu’aucune « action positive en ce sens […] ne ressort clairement de la procédure ». Sans compter que, même « si tel était le cas, [cette action] devrait être clairement distinguée [de celles] relevant de l’exercice normal de ses fonctions » : dans le cas contraire, elle aurait été couverte par le principe de l’irresponsabilité du « PR ».
Reste qu’autour de la même période, Claude Guéant et Brice Hortefeux se sont eux aussi rendus en Libye. Or, tous deux ont à cette occasion rencontré Abdallah Senoussi, beau-frère du « Guide », et ci-devant condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité pour avoir commandité l’attentat du DC-10 d’UTA (en 1989), qui avait fait 156 victimes (dont 142 Français). Peu après, des mouvements de fonds suspects (mais ne pouvant être reliés à la campagne présidentielle) étaient intervenus. Ils ont toujours soutenu, à propos de ces rencontres, qu’ils étaient malencontreusement tombés dans deux « traquenards » successifs, sans en parler entre eux, et encore moins à Sarkozy. Les magistrats ont au contraire estimé qu’ils n’avaient « donné aucune explication cohérente et crédible à ces deux rencontres restées occultes ». La présidente a ajouté qu’ils n’avaient « pu manquer d’en rendre compte à […] Sarkozy qui, dès lors, les [a dissimulées] également au tribunal ».
D’après le jugement, chacune des trois visites en Libye avait un but précis. Dans un premier temps, Guéant, préalablement informé par Takieddine d’une offre de financement par « le Guide », serait allé « évoquer [avec Senoussi], comme contrepartie, a minima, une attention à sa situation juridique [sa condamnation pour le moins infamante par la justice française, NDLR] une fois […] Sarkozy élu » : c’est ce que les magistrats qualifient, dans leur raisonnement autour d’un éventuel pacte de corruption, de « contrepartie juridique ». Dans un deuxième temps, la visite de Sarkozy aurait eu pour but de « rassurer [Kadhafi] sur sa volonté de continuer la politique de Jacques Chirac s’il était élu » : c’est ce que la décision nomme la « contrepartie diplomatique ». Et enfin, dans un troisième temps, Hortefeux serait retourné voir Senoussi afin de déterminer les modalités d’exécution du pacte.
Selon la décision, « ces engagements, pris en réponse à une offre de financement, suffisent à caractériser l’existence d’un pacte corruptif destiné à être exécuté à compter de l’élection [de Sarkozy], indépendamment [du fait] qu’aucune somme ne soit in fine arrivée, ou très partiellement ». Puis : « Il résulte de ce faisceau d’indices graves, précis et concordants qu’il a bien existé une entente [entre eux trois] afin de préparer l’infraction de corruption active et passive d’agent public au préjudice de l’état libyen, et ce depuis 2005 et jusqu’au 15 mai 2007, veille de l’investiture [de Sarkozy] ».
Un « mépris des plus élémentaires exigences de probité »
Cette question du financement de la campagne de 2007 n’était que l’un des volets de ce dossier à tiroirs. Car il y a eu un certain nombre d’autres interactions, et notamment de mouvements de fonds entre la Libye et la France (postérieurement à l’élection), impliquant une ribambelle d’intermédiaires, de comptes-rebonds, et même ce que le PNF avait qualifié de « chambres de compensation occulte ». Parmi ces mouvements, il y a eu, par exemple, l’acquisition (en 2008-2009) par le fonds souverain libyen (LAP), et sous couvert d’un projet d’EHPAD hautement improbable (car le terrain est inconstructible), d’une villa située à Mougins (Alpes-Maritimes), à un prix largement surévalué : un peu plus de 10 millions d’euros, alors qu’une expertise judiciaire a retenu une valeur de 1,8 million « seulement », et que le bien était de surcroît grevé d’un important passif fiscal.
Dans ce volet, les poursuites reposaient entre autres sur la prévention de détournement de fonds public, sauf qu’elle ne prévoit pas la notion d’agent public étranger : le tribunal a donc relaxé auteurs, complices et receleurs. En revanche, il a condamné les « blanchisseurs » (en bande organisée) de ce même détournement, auteurs d’une infraction distincte et autonome, en suivant le raisonnement de la jurisprudence dite des « biens mal acquis » (Crim. 24 févr. 2010, n° 09-82.857).
Claude Guéant (directeur de cabinet de Sarkozy au ministère de l’Intérieur puis secrétaire général de l’Élysée) se retrouve également dans d’autres volets encore, en compagnie notamment de l’intermédiaire Alexandre Djouhri. Le premier est ainsi déclaré coupable de corruption passive et de trafic d’influence passif, pour avoir bénéficié de la part du second de 500 000 € en contrepartie « d’interventions » en sa faveur, auprès de la direction d’EADS et du ministère des Finances. S’ajoute le blanchiment (en bande organisée) de ces deux délits, et accessoirement un usage de faux, pour avoir tenté de faire passer ce paiement pour le prix de vente des désormais fameux « tableaux de Guéant » : une paire de marines hollandaises évaluée à « seulement » 87 500 €. À l’audience, la présidente a méthodiquement (et cruellement) pointé quelques-unes des faiblesses de l’invraisemblable version du haut-fonctionnaire déchu, parmi lesquelles « l’absence de preuve d’achat » des tableaux, ou encore les « conditions de vente dépourvues de crédibilité » (notamment parce que « chacun [de l’acheteur et du vendeur] dit que c’est l’autre qui a proposé le prix »).
Pour le condamner à une peine de six ans ferme (et 250 000 €), le tribunal a souligné que Claude Guéant, avait « systématiquement utilisé ses fonctions […] à des postes clés de l’appareil d’État, pour s’enrichir, au mépris des plus élémentaires exigences de probité », mais aussi qu’il s’était montré « au cours de l’instruction comme de l’audience d’une grande insincérité ». Nicolas Sarkozy (association de malfaiteurs) a pour sa part écopé de cinq ans ferme, assortis d’un mandat de dépôt (à effet différé) et de l’exécution provisoire (et 100 000 €) : les magistrats ont en effet considéré que les faits étaient « d’une gravité exceptionnelle, [et] de nature à altérer la confiance des citoyens dans ceux qui les représentent et sont censés agir dans le sens de l’intérêt général, mais aussi dans les institutions même de la République », et ce même en « l’absence de mise en œuvre effective du pacte corruptif ».
Quant à Brice Hortefeux, dont la participation à cette même association de malfaiteurs a été considérée comme « relativement circonscrite », il s’est vu infliger deux ans ferme, aménagés ab initio sous bracelet électronique (DDSE), avec exécution provisoire (et 50 000 € d’amende). Citons encore les six ans ferme avec mandat de dépôt (et 3 millions d’euros d’amende) d’Alexandre Djouhri (blanchiment en bande organisée, corruption et trafic d’influence actifs, association de malfaiteurs).
par Antoine Bloch, Journaliste
© Lefebvre Dalloz