Delivery Hero et Glovo : la Commission sanctionne sur de nouveaux terrains
En juin 2025, la Commission européenne condamnait Delivery Hero et Glovo à verser une amende de 329 millions d’euros pour entente illicite. Pour la première fois, la Commission sanctionnait une entente relative au marché du travail (accord de non-débauchage), ainsi que l’utilisation anticoncurrentielle d’une participation minoritaire non contrôlante, assortie d’une représentation au conseil d’administratif d’un concurrent.
En juin 2025, la Commission européenne condamnait Delivery Hero et Glovo à verser une amende de 329 millions d’euros pour entente illicite. Dans le cadre d’une procédure de transaction, les deux sociétés spécialisées dans la livraison de denrées alimentaires ont admis qu’entre 2018 et 2022, elles avaient mis en place un dispositif anticoncurrentiel comprenant : l’accord de ne pas solliciter et ainsi débaucher leurs salariés respectifs, l’échange d’informations commercialement sensibles, et la répartition géographique de marchés.
Qu’a de novateur cette décision ? La sanction d’un accord de non-débauchage (no poach agreement) par la Commission est une première, et fait écho à la vigilance croissante des autorités de concurrence envers les pratiques affectant le marché du travail. De plus, c’est la première fois que la Commission sanctionne l’utilisation anticoncurrentielle d’une participation minoritaire « non contrôlante » détenue dans une entreprise concurrente, et assortie d’une représentation de Delivery Hero au conseil d’administration de Glovo. Ce commentaire portera principalement sur ces trois aspects.
Un « partenariat » aux objectifs anticoncurrentiels
Le 17 juillet 2018 Delivery Hero déboursait 51 millions d’euros pour obtenir une participation minoritaire non contrôlante de 15 % dans le capital de Glovo. Au gré d’investissements successifs, cette participation s’élevait à 37,4 % au 31 décembre 2021. L’objectif de ce « partenariat » était pour Delivery Hero d’« influencer stratégiquement et recevoir des informations d’une plateforme en pleine croissance en Europe » (§ 18). Autrement dit, Glovo était un concurrent dont Delivery Hero souhaitait se rapprocher afin de mieux en contrôler l’impact sur le marché. Cette participation fut en effet utilisée à des fins anticoncurrentielles : d’abord, le pacte d’actionnaire conclut en 2018 comprenait des clauses d’interdictions d’embauche mutuelles, et la présence de Delivery Hero au conseil d’administration de Glovo permit l’obtention d’informations commercialement stratégiques. Ensuite, sa qualité d’actionnaire et de membre du conseil d’administration lui conféra la possibilité de participer à la prise de décision et d’influencer son comportement concurrentiel. Enfin, la participation minoritaire permit la formation de multiples liens personnels et la mise en place de divers canaux de communication entre les deux sociétés (§§ 16-22). Le 4 juillet 2022, Delivery Hero annonça qu’il était devenu l’actionnaire majoritaire de Glovo (à hauteur de 94 %). Dès lors, ce qui était une entente illégale, comprenant des restrictions de la concurrence devenait un accord licite entre une société mère et sa filiale, en vertu du privilège accordé aux accords intragroupe, selon la doctrine de l’unité économique. Selon cette doctrine, les accords entre une société mère et une filiale ne tombent pas sous la coupe de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne si la filiale n’est pas autonome d’un point de vue économique, autrement dit, si ces deux sociétés agissent comme une seule entité sur le marché (CJUE 24 oct. 1996, Viho Europe bv c/ Commission, aff. C-73/95, RTD eur. 1997. 459, chron. J.-B. Blaise et L. Idot
).
L’accord de non-débauchage
Au cœur du plan anticoncurrentiel mis en œuvre par Delivery Hero et Glovo figuraient les accords relatifs à l’embauche d’employés. D’une interdiction réciproque d’embauche de certains employés, découla une interdiction mutuelle de sollicitation (ou de non-débauchage) généralisée.
C’est en effet le pacte d’actionnaire qui donna naissance à l’entente de non-embauche entre Delivery Hero et Glovo : deux de ses clauses prévoyaient en effet l’interdiction mutuelle (2 clauses régissaient ces interdictions d’embauche, l’une imposant des obligations à Glovo, l’autre à Delivery Hero. Hormis des petites variations les interdictions d’embauche étaient similaires) d’embaucher toute personne ayant occupé un poste sénior ou de direction au cours d’une période allant jusqu’à douze mois (pour les employés de Delivery Hero) ou deux ans (obligation concernant les employés de Glovo). Cette clause n’interdisait pas seulement les sollicitations actives, mais portait aussi sur l’embauche de candidats qui n’auraient pas fait l’objet de sollicitation, et ce, sans limite ni temporaire ni géographique. Peu de temps après, en septembre 2018, Glovo fut rappelé à l’ordre par Delivery Hero en raison de du non-respect de cette clause, à la suite de quoi les deux parties s’accordèrent promptement sur un nouvel accord de non-débauchage généralisé, concernant tous les employés, et sans limite géographique et temporaire. Les embauches faites à la suite des candidatures non sollicitées n’étaient néanmoins plus interdites (§§ 25-32). Les précautions internes employées par Glovo au respect de cet accord, afin que les pratiques de débauchage ne « tuent pas la relation », peuvent témoigner de l’intention jointe de restreindre la concurrence pour les talents (§ 23).
Cette entente de non-débauchage intervint alors que de nombreux postes étaient à pourvoir chez Delivery Hero et Glovo (§§ 31 et 33). Pour répondre à ces besoins, la sollicitation active de candidatures était une méthode répandue et déterminante. Chez Glovo, la sollicitation active de talents, utilisée fréquemment par le service des ressources humaines, était également conseillée aux recruteurs externes, permettant l’« accès à l’expertise » et d’accompagner toute stratégie de croissance de l’entreprise (§ 33). Ainsi, les deux parties ont supprimé une source importante de concurrence entre eux, la concurrence en matière de ressources humaines.
Selon l’analyse de la Commission, l’accord mutuel de non-débauchage, assimilable à un cartel d’acheteurs, constitue une restriction de la concurrence « par objet », c’est-à-dire une atteinte particulièrement sérieuse à la concurrence (dont les effets sur la concurrence n’ont pas à être prouvés par la Comm. UE, v. N. Tardif et M. Levy, Objet ou effet anticoncurrentiel in Dictionnaire de droit de la concurrence, Concurrences, art. n° 86656), aux vues des dommages économiques attendus de ce type d’accord, sur les niveaux de salaires des employés. Quand bien même l’accord n’interdisait pas l’embauche, la pratique de sollicitation active était déterminante et constituait un vecteur de croissance particulièrement pour Glovo, ce qui aggravait l’atteinte à la concurrence (§ 73). En outre, selon la Commission, les clauses ne pouvaient être considérées comme étant des "restrictions accessoires" attachées à l’investissement de Delivery Hero dans Glovo : les restrictions sans limites de temps ou géographiques, ainsi que l’existence d’interdictions mutuelles, allaient bien au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger l’investissement de Delivery Hero (§ 74).
S’il s’agit d’une première pour la Commission européenne, la sanction d’une pratique de non-débauchage fait écho à un mouvement international de condamnations des pratiques restreignant la concurrence sur le marché du travail (J. Broulik, European Labor Antitrust Has Reached a Defining Moment. How Far Will It Go ?, 15 juill. 2015). Dénoncé par l’ancienne vice-présidente à la concurrence, Margrethe Vestager, en 2021, et qualifié de restriction « par objet » par une note de position de la Commission en 2024 (A. Aresu, D. Erharter et B. Renner-Loquenz, Antitrust in Labour Market. Policy Brief, mai 2024), le non-débauchage a fait également l’objet de sanctions par l’Autorité de la concurrence en juin 2025 dans les secteurs de l’ingénierie, et du conseil en technologie et informatique (Aut. conc. 21 mai 2024, n° 24-D-06).
Utilisation anticoncurrentielle de liens financiers et de gouvernance
échange d’informationss
Autre aspect marquant de cette décision : pour la première fois, les effets anticoncurrentiels de certains liens financiers et de gouvernance sont mis en lumière et confirmés par une décision de la Commission européenne en matière d’entente (les effets anticoncurrentiels d’une prise de participation minoritaire « non contrôlante » avaient déjà été débattus dans l’affaire Ryanair c/ Aer Lingus ; v. égal., A. Tzanaki, Minority Shareholdings in D. Healey, B. Kovacic, P. Trevisán et R. Whish [dir.], Global Dictionary of Competition Law, Concurrences 2023). Outre l’accord de débauchage illicite, la prise de participation minoritaire a facilité l’échange d’informationss commercialement sensibles, entre septembre 2018 et juillet 2022. Un vecteur déterminant de cet échange d’informations fut la représentation de Delivery Hero au conseil d’administration de Glovo, en lien avec la participation financière. Pour la première fois donc, ce qui s’apparente à un cumul de mandat d’administrateurs entre concurrents (interlocking directorates) fait l’objet d’une sanction (pour une discussion de cette problématique à l’échelle européenne et internationale, F. Thépot, Interlocking Directorates in Europe : An Enforcement Gap ? in M. Corradi et J. Nowag [dir.] Intersections Between Corporate and Antitrust Law. Global Competition Law and Economics Policy, Cambridge University Press, 2023, p. 190-207).
En quoi la participation de Delivery Hero au conseil d’administration de Glovo a-t-elle facilité l’échange d’informations illicite ? Composé de membres exécutifs, non exécutifs et indépendants, le conseil d’administration est un organe clé de la gouvernance d’entreprise auquel des missions de gestion et de contrôle sont traditionnellement déléguées par les actionnaires. À ce titre, tout membre du conseil d’administration peut avoir accès à des informations sensibles sur les prix, les coûts ou les stratégies futures de la société concernée (F. Thépot, F Hugon et M. Luinaud, Cumul de mandats d’administrateur et risques anticoncurrentiels : un vide juridique en Europe ?, Concurrences 1-2016, art. n° 77302). En tant qu’administrateur de Glovo, le représentant de Delivery Hero fut en effet destinataire d’un flux important de documents comprenant des supports de présentations, les ordres du jour et procès-verbaux des réunions du conseil d’administration, ainsi que des correspondances adressées par Glovo aux membres du conseil d’administration. Ces documents firent l’objet d’une transmission commentée de l’administrateur à ses supérieurs chez Delivery Hero (§ 39).
La participation au conseil d’administration, ainsi que les divers canaux de communication entre les deux entreprises ont donné lieu au partage d’information sur des paramètres clés de la concurrence tels les stratégies futures relatives aux pratiques tarifaires (par ex., les frais de livraisons, prix d’abonnement), aux capacités de production (méthodologie sur les politiques et logistiques de livraison, les zones de livraisons des restaurants, etc.) S’agissant des stratégies commerciales, les parties échangeaient des informations sur le développement de nouveaux services, discutaient de l’évolution de leurs résultats financiers, et de leurs méthodes de calculs, échangeaient notamment sur les stratégies marketing et de publicité, sur l’acquisition de nouveaux clients, ou encore sur les programmes de parrainages (§§ 37-47).
Dans la lignée d’une jurisprudence bien établie, la Commission n’eut pas de difficulté à établir que l’échange d’informations de cette nature entre concurrents est constitutif d’une restriction de la concurrence par objet (§ 76). La Commission ajouta qu’en dépit des liens financiers et de gouvernance, les deux entreprises étaient distinctes l’une de l’autre, et non pas partie de la même unité économique. De plus, la protection de l’investissement ne pouvait être invoquée pour justifier de telles restrictions. Selon la Commission, Delivery Hero aurait pu protéger son investissement par une représentation au conseil d’administration dépourvue d’un échange d’informations commercialement sensible. Autrement dit, pour la Commission, la représentation au conseil d’administration d’un concurrent était légitime, mais n’impliquait pas nécessairement l’échange d’informations commercialement sensibles. Il est néanmoins permis de douter qu’un administrateur puisse, dans le cadre de ses missions, choisir de réceptionner des informations qui ne seraient pas commercialement sensibles. De plus quand bien même elles ne seraient divulguées, des informations obtenues lors d’un conseil d’administration, ainsi que les liens personnels formés à cette occasion, sont de nature à affaiblir l’intensité de la concurrence, en dehors des risques d’effets coordonnés. Les « effets unilatéraux » ainsi décrits échappent au contrôle par l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (v. F. Thépot, art. préc.).
Le partage de marchés géographiques
De 2018 à 2019, Delivery Hero fit usage de sa position d’actionnaire minoritaire pour influencer l’emprise géographique de Glovo dans l’espace économique européen. Sans que le texte de la décision ne livre beaucoup de détails, cette interférence négative peut rappeler l’emblématique affaire Ryanair c/ Aer Lingus de 2008 dans laquelle Aer Lingus dénonçait l’interférence de Ryanair et sa capacité, en tant qu’actionnaire minoritaire, à bloquer des résolutions spéciales concernant les créneaux aéroportuaires prises par son concurrent (Trib. UE, 18 mars 2008, Aer Lingus Group Plc c/ Commission, aff. T-411/07, §§ 62 et 64).
Après une période de résistance à cette influence, Glovo se résolut à accepter la répartition des marchés géographiques voulue par Delivery Hero, se traduisant par l’évitement de tout chevauchement géographique de leurs activités. Dans cette décision, la suppression de toute concurrence géographique fut également constitutive d’une restriction de la concurrence « par objet ».
Conclusion
Par cette affaire, la Commission rejoint le club des autorités ayant sanctionné des ententes relatives au marché du travail, envoyant un signal fort aux entreprises : les accords de non-débauchage sont bel et bien une forme très grave de restriction de la concurrence. La deuxième innovation réside en la confirmation que les ententes illicites peuvent prendre toutes les formes possibles, et peuvent être causées par des liens entre concurrents plus subtils et indirects, tels les participations financières ou liens de gouvernance. Enfin, on peut souligner l’ironie suivante : en juillet 2022, alors que Delivery Hero mit à exécution son projet de contrôler pleinement son concurrent, ces pratiques devenaient licites, ou tout du moins, hors du champ d’application de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne…
Comm. UE, 2 juin 2025, Delivery Hero c/ Glovo, AT.40795 (en anglais)
par Florence Thépot, Maître de conférences, Université de Strasbourg
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