Déployer la culture de l’avis confidentiel, un défi pour la profession de juriste d’entreprise
Code de déontologie de la profession et formation en déontologie de ses membres, traçabilité des avis estampillés confidentiels… Le point sur quelques-uns des défis qui attendent la profession de juriste d’entreprise si les dispositions relatives au legal privilege sont définitivement adoptées.
Alors que le Conseil constitutionnel n’a pas encore rendu sa décision sur le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, les associations de juristes d’entreprise ont déjà bien avancé dans leurs réflexions sur les conséquences pratiques de l’éventuelle adoption des dispositions relatives à la confidentialité attachée à certains avis juridiques rendus par les juristes d’entreprise. Des dispositions introduites par voie d’amendement dans le texte du gouvernement.
Entre les lignes rouges
« Cet amendement est une des recommandations issues des États généraux du droit », a rappelé le président de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE), Jean-Philippe Gille, lors d’une table ronde intitulée « le legal privilege à la française : déployer la culture de l’avis confidentiel » organisé le 5 octobre dernier dans le cadre de l’édition 2023 de Transfodroit. Ces dispositions sont donc issues « d’une large consultation » qui s’est poursuivie sous l’égide de la Chancellerie tout au long de l’année.
« L’objectif, c’est de respecter l’écosystème juridique du moment et ce que l’on considère comme les lignes rouges à ce moment précis », a-t-il expliqué. « Pour le régalien, cela a conduit à l’exclusion du fiscal et du pénal parce que nous sommes à un moment particulier dans l’histoire de notre pays. Pour les avocats, la ligne rouge c’est la création d’une nouvelle profession réglementée, d’où l’octroi d’une confidentialité in rem. (…) Il nous reste le civil et le commercial et la matière essentielle qui est la matière administrative, qui est le cœur de la conformité. Or, aujourd’hui, on ne peut pas relever les défis de la conformité en tant que juristes d’entreprise sans avoir la protection de nos écrits. » Aussi, « si nous n’avons pas ce texte, nous sommes condamnés soit au silence soit à l’exil. Il n’y pas de demie mesure parce que nous ne pouvons simplement pas faire notre travail sans la confidentialité. »
Assurer la traçabilité des avis
Sur la base des dispositions adoptées par le Parlement, « nous avons bien identifié trois catégories de sujets » dont la profession va devoir s’emparer si le texte est définitivement adopté : « des sujets de type organisationnel » liés à l’exigence de traçabilité des avis confidentiels, « des sujets de type formation en déontologie » et « des sujets de type techno » relatifs au recours à certaines fonctionnalités numériques qui permettent de préserver la confidentialité.
En ce qui concerne la problématique de la traçabilité, « il y a encore énormément de questions qui se posent sur comment, en pratique, on va le faire », a relevé la vice-présidente Métier de l’AFJE, Besma Boumaza. « Il va falloir organiser cela dans nos process internes, nous structurer. Or, il y a différentes tailles de directions juridiques dans les entreprises, avec des univers très différents. Cela va être un vrai changement en termes de vérification, de traçabilité, de stockage, d’identification… Nous n’en sommes qu’au début mais l’AFJE va beaucoup travailler là-dessus pour accompagner cela. »
Compléter le code de déontologie
Le texte prévoit l’élaboration d’un référentiel de déontologie élaboré par la Chancellerie en lien avec les juristes d’entreprise. Créé il y a plus de vingt ans et révisé en 2014, le code de déontologie commun au Cercle Montesquieu, à l’AFJE et à l’Association nationale des juristes de banque (ANJB) devrait donc être amendé. « Nous avons la chance d’avoir un code de déontologie depuis longtemps et on ne va pas réinventer la roue », a déclaré Jean-Philippe Gille. « Nous sommes rigoureux, nous sommes sérieux, nous sommes crédibles, et nous allons prendre appui sur ce code dans les discussions avec la Chancellerie et le compléter en ajoutant, par exemple, un article sur la traçabilité, un article sur l’identification avec un label… Nous allons probablement passer de 10 à 13 articles, mais nous n’aurons pas 54 articles comme le code de déontologie des avocats. »
Organiser la formation initiale et continue en déontologie
Autre défi pour la profession : assurer la formation en déontologie des quelque 20 000 juristes d’entreprise. « La première chose à faire, c’est de connaître par cœur les dix articles du code de déontologie des juristes d’entreprise. Et comme nous sommes réalistes, nous avons préparé un kit de formation pour vous aider », a poursuivi le président de l’AFJE. Ce module de e-learning sur les grands principes du code de déontologie, qui inclut des cas pratiques et des modules additionnels, est accessible à tous (gratuitement pour les membres de l’AFJE). « Nous avons préparé ça pour vous pour vous permettre une transition douce, alors allez-y. 2024 va être une année olympique, vous êtes des athlètes, vous allez pouvoir vous échauffer et vous préparer pour aller plus vite ensuite.»
Les textes prévoient aussi une obligation de formation continue en déontologie. « Ce qui va poser à terme, la question de la certification. Là, le rôle des associations de juristes sera d’accompagner cette certification, non pas en la délivrant elles-mêmes mais en travaillant avec la Chancellerie sur le référentiel et le cahier des charges. On peut tout à fait imaginer que Bureau Veritas délivre une certification aux juristes d’entreprise comme il le fait pour les DPO, par exemple. »
Temporiser
Mais « ne vous précipitez pas dès le lendemain de la promulgation de la loi à mettre “confidentiel juriste d’entreprise” sur un mémo », a averti Jean-Philippe Gille. « En tant que président de l’AFJE, je recommanderai dans un premier temps d’apposer avec une crainte révérencielle la mention confidentielle sur vos avis et d’y réfléchir à deux fois. Car les autorités nous attendrons au tournant. Dans un premier temps, il va y avoir un petit jeu subtil pour voir si les juristes d’entreprise ont bien utilisé leur déontologie et respecté la loi. »
« Pas de panique », a-t-il résumé en conclusion. « Si la loi passe, les décrets sortiront pour juillet 2024, ce qui veut dire que la loi serait en place pour fin 2024. C’est pour cela que je dis que 2024 sera une année olympique et qu’il faut commencer à s’échauffer maintenant pour être prêts pour le jour J. Et l’AFJE, le Cercle Montesquieu, l’ANJB et d’autres associations, je pense, seront là pour vous aider et répondre à vos questions, c’est notre engagement. »
© Lefebvre Dalloz