Des « circonstances exceptionnelles et inévitables » au sens de la directive (UE) 2015/2302
Dans un arrêt GF c/ Schauinsland-Reisen GmbH rendu le 4 octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne revient sur les « circonstances exceptionnelles et inévitables » empêchant l’organisateur d’un voyage à forfait d’exécuter celui-ci en se fondant sur des recommandations officielles visant à déconseiller aux voyageurs de se rendre dans la zone de destination prévue.
La directive (UE) 2015/2302 du 25 novembre 2015 relative aux voyages à forfait et aux prestations de voyage liées fait l’objet d’une actualité importante ces dernières semaines. Par un arrêt rendu le 25 septembre 2024, la première chambre civile a pu rappeler, à ce titre, que faute de dispositions contraires, cette directive n’empêche pas l’article 1112-1 du code civil, concernant l’obligation d’information précontractuelle, de s’appliquer aux relations entre l’organisateur et le voyageur (Civ. 1re, 25 sept. 2024, n° 23-10.560 FS-B, Dalloz actualité, 2 oct. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1668
).
Aujourd’hui, nous retrouvons une décision GF c/ Schauinsland-Reisen GmbH rendue le 4 octobre 2024 par la Cour de justice de l’Union européenne. Celle-ci porte sur l’article 12, § 3, de la directive (UE) 2015/2302 concernant les circonstances « exceptionnelles et inévitables » permettant à l’organisateur de résilier un voyage à forfait en remboursant ledit voyage sans être tenu à un dédommagement supplémentaire. L’affaire concerne les avertissements publics aux voyageurs publiés par une autorité étatique quand il existe un risque identifié dans une zone concernée. C’est l’occasion pour la Cour de rappeler sa jurisprudence issue de l’arrêt QM c/ Kiwi Tours que nous avons croisé dans ces colonnes durant l’hiver (CJUE 29 févr. 2024, QM c/ Kiwi Tours, aff. C-584/22, Dalloz actualité, 5 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 422
; JT 2024, n° 274, p. 11, obs. X. Delpech
).
Posons le contexte pour comprendre l’enjeu du problème. Un couple autrichien décide de conclure, le 13 mai 2020, un contrat portant sur l’organisation d’un voyage à forfait avec une société spécialisée. Les voyageurs réservent ainsi un voyage aux Maldives pour la période du 26 décembre 2020 au 2 janvier 2021 et pour un prix total de 8 620 €. En décembre 2020, les Maldives font l’objet d’un avertissement aux voyageurs de niveau maximum par le ministère des Affaires étrangères autrichien. Fort de cette recommandation, la société décide de résilier le contrat et de rembourser l’acompte versé par le couple. L’un des deux contractants décide de saisir le Landesgericht für Zivilrechtssachen Graz (Tribunal régional des affaires civiles de Graz) afin d’obtenir un dédommagement à hauteur de 21 821,82 €. Le demandeur fonde cette somme sur divers préjudices liés à une perte d’agrément concernant ses congés. Médecin de son état, le client estimait également avoir dû fermer son cabinet et ainsi avoir perdu une certaine somme en raison de la réservation du contrat de voyage. La demande est rejetée le 13 juillet 2021 par le tribunal, lequel rappelle que le ministère des Affaires étrangères avait édicté une notice déconseillant tout déplacement aux Maldives en raison du covid-19. Le 27 janvier 2022, l’Oberlandesgericht Graz (Tribunal régional supérieur de Graz) confirme cette décision. La juridiction considère que la société de voyage n’a commis aucune faute puisque l’incertitude de l’évolution de la pandémie régnait au moment de la résiliation opérée. Voici que notre client décide de former un recours devant l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême autrichienne).
C’est cette juridiction qui s’interroge sur l’interprétation de la directive (UE) 2015/2302. Elle hésite, en effet, sur le caractère déterminant de l’avertissement publié par le ministère des affaires étrangères autrichien. Elle considère, en ce sens, qu’il existe des arguments solides pour considérer, qu’au contraire, l’avertissement ne reflèterait pas de manière fidèle le risque réel de contamination au covid-19. Se pose également une question sur les conséquences d’un tel avertissement de degré maximum dans la mesure où l’organisateur peut exécuter le voyage concerné quand le client accepte le risque.
La Cour suprême décide, dans ce contexte, de surseoir à statuer afin de renvoyer plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne dont voici les libellés :
« 1) L’article 12, paragraphe 3, de la directive [UE 2015/2302] doit-il être interprété en ce sens qu’un organisateur de voyages peut déjà invoquer des circonstances exceptionnelles et inévitables qui l’empêchent d’exécuter le contrat de voyage lorsque l’autorité habilitée à ces fins dans l’État membre du client a publié, avant la date prévue pour le voyage, un avertissement aux voyageurs de niveau maximum concernant le pays de destination ?
2) En cas de réponse affirmative à la première question : l’article 12, paragraphe 3, de la directive (UE) 2015/2302 doit-il être interprété en ce sens qu’il n’y a pas de circonstances exceptionnelles et inévitables lorsque le voyageur, en ayant connaissance de l’avertissement aux voyageurs ainsi que de l’incertitude quant à l’évolution de la situation pandémique, a déclaré vouloir malgré tout maintenir le voyage et qu’il n’aurait pas été impossible à l’organisateur de réaliser ce voyage ? »
Les réponses données n’étonneront pas en ce qu’elles viennent, fort logiquement, reprendre les enseignements de l’arrêt QM c/ Kiwi Tours. Toutefois, la juridiction autrichienne a maintenu son renvoi préjudiciel après cette décision dans la mesure où elle estime que les questions posées conservent leur pertinence sur l’empêchement d’exécution du contrat par l’organisateur du voyage à forfait.
De la valeur probatoire des recommandations déconseillant un voyage
La définition des « circonstances exceptionnelles et inévitables » donnée par l’article 3, point 12, de la directive (UE) 2015/2302 est la suivante : « une situation échappant au contrôle de la partie qui invoque cette situation et dont les conséquences n’auraient pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises ». L’arrêt procède ainsi, comme dans la décision QM c/ Kiwi Tours, à une utilisation du considérant 31 de la directive pour illustrer la disposition questionnée puisque ce considérant mentionne, à titre d’exemple, des inondations, des tremblements de terre ou encore des catastrophes naturelles.
On retrouve le motif de l’absence d’automaticité de la publication d’une recommandation officielle pour justifier des « circonstances exceptionnelles et inévitables ». Cette position était déjà connue depuis l’arrêt précité du 29 février 2024. Une telle solution se comprend aisément puisque les recommandations ne sont pas systématiquement le reflet fidèle de la situation au jour de l’appréciation de la mise en mouvement de la résiliation permise par l’article 12 de la directive. La Cour de justice ne nie pas, toutefois, la « valeur probatoire importante » (pt n° 39) de cet avertissement. Cette absence de règle générale concernant les avertissements donnés par les ministères des Affaires étrangères est bienvenue dans la mesure où il s’agit de points de situation pouvant très rapidement évoluer au fur et à mesure du contexte. La directive n’avait pas d’ailleurs repris, au moment de son élaboration, une proposition du Parlement visant à indiquer dans le considérant 26 une phrase mentionnant les « recommandations émises par les autorités des États membres ». Ce considérant aurait probablement érigé en présomption de telles recommandations pour l’appréciation des « circonstances exceptionnelles et inévitables ». Cet argument tiré de l’absence dans la lettre de la directive d’une telle mention, combiné aux travaux de rédaction du texte, est particulièrement efficace pour la démonstration opérée dans la décision étudiée.
L’arrêt du 4 octobre 2024 insiste assez lourdement sur « la possibilité d’invoquer des éléments susceptibles d’infirmer la valeur probatoire des mêmes recommandations » (pt n° 44), et ce, afin de faire échec à la résiliation avancée par l’organisateur sur le fondement de l’article 12, § 3, de la directive (UE) 2015/2302. Ceci laisse évidemment une porte de sortie particulièrement appréciable pour le demandeur à l’action devant la juridiction de renvoi. Mais sur ce point, seule la Cour suprême autrichienne peut se pencher sur la question.
Quant à l’empêchement d’exécution, la décision doit se référer une approche objective.
Sur l’empêchement d’exécuter le contrat
La deuxième partie du renvoi préjudiciel consiste à revenir sur l’idée selon laquelle d’après l’article 12, § 3, de la directive (UE) 2015/2302, l’organisateur doit être « empêché d’exécuter le contrat » (nous soulignons) en raison des circonstances exceptionnelles et inévitables étudiées précédemment. La Cour de justice est contrainte ici de rappeler une réelle différence de formulation entre les différents paragraphes de l’article 12. Le deuxième paragraphe évoque, en effet, des « conséquences importantes sur l’exécution du forfait ou sur le transport des passagers vers le lieu de destination » (nous soulignons), alors que le troisième paragraphe durcit l’expression choisie en évoquant un empêchement. Il pourrait effectivement exister une différence de régime entre ces deux mécanismes.
Pourtant, ce n’est pas le cas selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. L’arrêt rappelle que l’expression visant à ce que l’organisateur soit « empêché d’exécuter le contrat » ne traduit pas nécessairement une impossibilité objective mais simplement que « les circonstances invoquées affectent de manière significative les conditions d’exécution de ce forfait » (pt n° 49, nous soulignons). La Cour de justice en déduit qu’une crise sanitaire, telle que la pandémie de covid-19, est bien l’une de celles-ci.
Deux critères sont disqualifiés plus ou moins sèchement pour l’appréciation de l’empêchement de l’organisateur d’exécuter le voyage à forfait :
- ainsi en est-il du critère tiré de la volonté pour le voyageur de réaliser le voyage malgré le risque. Ceci est particulièrement intéressant dans la mesure où le client était, en l’espèce, médecin. Cette indifférence pour l’acceptation du risque encouru par le voyageur est pertinente puisque l’appréciation de l’empêchement est objective et non dépendante de critères aussi changeants que l’acceptation du voyageur à un instant t. ;
- Ainsi en est-il également de la situation prévalant effectivement au moment du voyage (par ex., l’incidence du virus qui aurait diminué drastiquement contrairement à ce qui était craint à l’époque de l’avertissement en amont de la date de départ). Là-encore, la solution dessinée est dans la droite lignée d’une certaine sécurité juridique. L’organisateur résilie le voyage en se fondant sur des éléments prospectifs suffisamment solides. On ne saurait reprocher une résiliation en apportant comme preuve des éléments tirés de la situation réellement observée des semaines plus tard.
Nous l’aurons compris, l’arrêt du 4 octobre 2024 vient réitérer des solutions déjà connues depuis la décision QM c/ Kiwi Tours. Ces rappels sont, toutefois, fort utiles dans un contexte où des contentieux en série se nouent autour de ces thématiques à l’occasion des conséquences de la pandémie de covid-19. Les avertissements aux voyageurs, même s’ils sont des indices à la valeur probatoire très forte, ne sont pas pour autant invincibles devant le juge. Le client peut librement les renverser s’il dispose d’éléments utiles en ce sens. Mais encore faut-il y parvenir. Certains arguments sont, par ailleurs, indifférents concernant l’empêchement de l’organisateur de réaliser la prestation promise. Ainsi en est-il de la volonté du client de maintenir le voyage en dépit du risque mais également de la situation effective qui aurait permis l’exécution du contrat concerné contrairement au pronostic établi en amont.
CJUE 4 oct. 2024, aff. C-546/22
Lefebvre Dalloz