Des places de marché illégales du darknet à la plateforme de streaming Kick, la montée en puissance du délit de plateforme illicite

Créé au départ en 2023 pour lutter contre les marchés clandestins d’internet, l’infraction de fourniture de plateforme en ligne illicite vise également désormais le non-respect de certaines des obligations du règlement européen sur les services numériques, en témoigne l’ouverture de poursuites contre le site australien Kick.

Mi-août : la France s’émeut du décès en direct d’un influenceur, Raphaël Graven, un vidéaste des Alpes-Maritimes opérant sur la plateforme australienne de diffusion de vidéos en direct Kick. Huit jours après sa mort, le parquet de Paris s’invite dans le dossier au titre de sa compétence concurrente nationale cyber en signalant l’ouverture d’une enquête préliminaire dans la capitale. Une annonce notable pour les juristes. Car cette ouverture, « en concertation avec le parquet de Nice », où une procédure pour violences aggravées avait été ouverte, précise le ministère public parisien, marque un nouveau jalon dans l’utilisation de l’infraction de fourniture de plateforme en ligne illicite.

C’est en effet l’une des premières fois que l’article 323-3-2 du code pénal est visé dans le cadre du non-respect des obligations issues du règlement européen sur les services numériques (DSA), ce texte qui vise à responsabiliser les plateformes numériques et lutter contre la diffusion de contenus ou de produits illicites. L’enquête doit permettre de déterminer si la plateforme diffusait en connaissance de cause des vidéos d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et si elle respectait bien l’obligation de signalement de risques d’atteintes à la vie ou à la sécurité des personnes. « Nous n’avons jamais essayé et n’essaierons jamais de nous soustraire à nos obligations réglementaires ou de les nier », a affirmé l’entreprise Kick dans un communiqué de presse à la fin août 2025.

« Il y a de nombreuses questions juridiques qui vont être posées, des exceptions qui vont être demandées, mais c’est bien le bon outil juridique », commente l’avocat Basile Ader, associé au cabinet August Debouzy – et directeur de la rédaction de Legipresse, édité par Dalloz. « Nous ne pouvons pas faire la police sur internet si nous ne responsabilisons pas les plateformes », résume-t-il. Avec l’extension de cette infraction au non-respect des obligations portées par le DSA, « les plateformes vont devoir se mettre en état de démontrer leur absence d’implication dans d’éventuels agissements délictuels », observe également l’avocat Raphaël Liotier.

Périmètre différent

Certes, le parquet de Paris avait déjà communiqué précédemment sur des procédures judiciaires visant ce délit. Il y a eu par exemple celles contre le cofondateur de la messagerie Telegram, Pavel Durov, à la fin de l’été 2024, ou celles, dévoilées courant juin 2025, contre des suspects accusés d’être derrière un forum cybercriminel. Mais le périmètre du délit de plateforme illicite, créé en janvier 2023 dans la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur, n’était pas le même. Deux critères étaient alors prévus : la restriction de l’offre illicite aux personnes utilisant des techniques d’anonymisation des connexions ou le non-respect de certaines des obligations de la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN), le tout visant à réprimer le fait de « permettre sciemment la cession de produits, de contenus ou de services dont la cession, l’offre, l’acquisition ou la détention sont manifestement illicites ».

Au départ, il s’agissait de viser « les places de marché illégales du darkweb », rappelle l’avocate Garance Mathias. « Ce n’est plus du tout la même logique avec les poursuites contre la plateforme Kick », poursuit-elle. Un délit « mis en exergue » par la section cyber du parquet de Paris qui va devoir être apprécié par les tribunaux, rappelle l’avocate spécialisée dans les nouvelles technologies.

L’avocat Raphaël Liotier est également curieux de voir comment « les juges du siège vont s’approprier ce délit ». « La lettre du texte peut donner l’impression que l’infraction a un périmètre large, et l’enjeu pour les juridictions sera d’en borner l’application », poursuit le directeur du département pénal numérique du cabinet Lexing. Elles devront concilier « l’effectivité de la répression avec les droits et libertés fondamentaux, et particulièrement la liberté d’expression et de communication, ainsi qu’avec le principe d’absence d’obligation de surveillance générale rappelé par le DSA ».

La quête de cette jurisprudence avait au départ été laborieuse. À la mi-septembre 2024, le baptême du feu judiciaire de l’infraction s’était soldé par une requalification devant la 13e chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris. Deux mois plus tard, l’accusation obtenait cependant une première condamnation sur ce chef, devant la 15e chambre correctionnelle, dans une affaire de trafic d’images pédopornographiques sur l’application Telegram.

« Des problèmes de qualification juridique »

En séance publique à l’Assemblée nationale, le député (La France insoumise) Ugo Bernalicis avait pointé en mars 2025 un délit « mal défini » à sa création, posant « des problèmes de qualification juridique lors des procès ». Déjà revue à travers la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, l’infraction a finalement été révisée une deuxième fois avec la loi de juin 2025 contre le narcotrafic.

La proposition de loi contre le narcotrafic déposée au Sénat prévoyait initialement de revoir à la hausse le quantum de la peine prévue pour ce délit. Puis à l’Assemblée nationale, le député (Droite républicaine) Éric Pauget, rapporteur de la commission des lois, avait déposé un amendement, adopté, pour « tirer les conséquences du renforcement des obligations des opérateurs » avec l’entrée en vigueur, étalée entre août 2023 et février 2024, du DSA.

Cette modification de l’infraction « permettra de sanctionner le non-respect des obligations prévues par ce règlement, lorsque cette violation permet de caractériser le délit d’administration illicite d’une plateforme en ligne » avait expliqué le député en mars 2025. « Le champ d’application envisagé ne se limite pas à la vente, mais inclut toutes les infractions potentielles en matière de stupéfiants, notamment l’apologie des produits, de sorte que du contenu culturel pourrait être censuré sur le fondement de cet article », s’était alors inquiété Ugo Bernalicis, le seul élu du Palais-Bourbon à avoir réagi sur cet amendement.

 

par Gabriel Thierry, Journaliste

© Lefebvre Dalloz