« Des voleurs, des violeurs, des assassins » : au procès en appel d’Éric Zemmour

La semaine dernière, la Cour d’appel de Paris décortiquait une émission de CNews au cours de laquelle Éric Zemmour avait, avec une extrême violence, mis en cause les mineurs non-accompagnés. Pour injure raciste et incitation à la haine, l’avocate générale a requis contre lui 200 jours-amende à 200 €. Délibéré le 3 juillet 2024.

En septembre 2020, le « polémiste », devenu entretemps chef de parti d’extrême-droite, s’était lancé, au cours d’une émission de la chaîne d’opinion CNews où il tenait quotidiennement table ouverte, dans une violente diatribe visant les mineurs isolés étrangers, plus connus sous l’expression de mineurs non-accompagnés (MNA). Des propos poursuivis (plus de 200 mots en tout !), il ressortait notamment que ces derniers « sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont, il faut les renvoyer ». « Tant qu’il y en aura un », avait-il ajouté, « il ne faut pas les laisser rentrer, parce que ça veut dire, un voleur, un violeur, un assassin qui persécute les Français. […] Il faut que ces jeunes, comme le reste de l’immigration, […] ne viennent plus ». Après une enquête préliminaire, confiée à la Brigade de répression de la délinquance contre les personnes (BRDP), le parquet de Paris avait fait citer Éric Zemmour (comme complice), et le président du conseil de surveillance du groupe Canal+, directeur de la publication de la chaîne CNews (comme auteur), à la fois pour injure publique discriminatoire et provocation publique à la haine (1 an et 45 000 €).

Une quinzaine d’associations, et autant de départements (ou conseils départementaux), en charge des MNA au travers de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), s’étaient constitués parties civiles. En novembre 2021, la 17e chambre correctionnelle parisienne avait déclaré irrecevables les collectivités territoriales, mais condamné le « chroniqueur » à 100 jours-amende à 100 €, et le directeur de la publication à 3 000 € d’amende (Dalloz actualité, 26 janv. 2022, obs. T. Hochmann). Avant qu’un enchevêtrement d’appels ne conduise donc les mêmes à comparaître dans la salle historique de la 17e, sur l’Île de la Cité. On précisera en passant que CNews a également, pour la même émission, fait l’objet d’une sanction par le CSA (devenu ARCOM), d’un montant de 200 000 €. Confirmée dans l’intervalle par la justice administrative (CE 12 juill. 2022, n° 451897, Dalloz actualité, 5 sept. 2022, obs. D. Necib ; Lebon ; AJDA 2022. 1480 ; Légipresse 2022. 459 et les obs. ), elle repose sur des fondements distincts, tenant à la « méconnaissance par la chaîne de son obligation de ne pas diffuser de programmes incitant à la haine et de ne pas encourager des comportements discriminatoires », ainsi qu’à un « manquement à son obligation de maîtrise de l’antenne », d’autant plus criant que l’émission était diffusée en léger différé (d’une demi-heure). Et ce, précisément, en raison de sanctions antérieures du même CSA.

« Ce sont des enfants, il n’y a personne pour porter leurs voix »

Mais revenons au volet pénal, et donc à la cour d’appel. Plusieurs questions se posent, à commencer par celle du groupe visé par les propos incriminés. En 2022, le tribunal correctionnel avait estimé que « sous couvert de désigner les mineurs isolés », Zemmour s’attaquait en réalité à des personnes qui « ont en commun le seul fait de ne pas appartenir à la nation française ». « La généralisation de son propos à toutes les personnes immigrées », avaient poursuivi les magistrats de première instance, « est évidente et répétée, malgré les tentatives de la présentatrice de l’émission d’amener le chroniqueur […] à restreindre le champ de ses accusations ». Lui-même a, dans l’intervalle, couché dans l’un de ses livres, que ce jour-là, il avait pris la précaution (tardive) de préciser qu’il ne visait pas « tous » les MNA, mais seulement « beaucoup » ou « la plupart » d’entre eux : « C’est le moyen d’échapper aux condamnations judiciaires », a-t-il écrit, « mais cela n’a pas suffi ». Sur ce point, devant la cour d’appel, les avocats des parties civiles retiennent tantôt les seuls MNA, tantôt les étrangers dans leur ensemble. D’autres tentent de plaider sur les deux tableaux en même temps.

L’un d’eux estime qu’il y a « quelque-chose de choquant à s’en prendre à un ennemi qui ne peut pas se défendre. Ce sont des enfants, il n’y a personne pour porter leurs voix. […] Venir attaquer en généralisant un ennemi qui ne peut se défendre, c’est abject ». L’une de ses consœurs rappelle que « bien évidemment que tous les mineurs isolés ne sont pas des [criminels]. Parmi eux, il y a des bébés ». Une troisième cite un autre propos poursuivi (« Mineurs isolés… Deux mots, deux mensonges, ils ne sont ni mineurs, ni isolés »), dont elle déduit que, pour celui qui a prononcé ces mots, « le mineur isolé est un étranger comme un autre. […] On comprend bien que c’est l’étranger qui est visé ». Celui de Zemmour plaide que « on peut jouer les belles âmes […] mais quand il dit ce qu’il dit sur les mineurs isolés, bien sûr qu’il vise ceux qui utilisent faussement cette qualité pour se protéger ».

Les départements, qui ne sont désormais plus qu’au nombre de trois (Pyrénées-Orientales, Gironde et Seine-Saint-Denis), insistent fort logiquement sur les MNA. « Les propos rejaillissent sur l’action du département », considère une avocate, « au vu de tout l’investissement dont fait preuve l’ensemble du personnel de l’ASE […] qui accompagne ces mineurs isolés ». Un autre s’estime « victime par ricochet », car « les propos tenus ont entraîné une difficulté pour les différents personnels qui interviennent dans leur prise en charge. On voit bien la volonté de dénigrer [leur] action ». En défense, l’avocat du directeur de la publication parle lui aussi d’un « groupe déterminé », mais vise l’autre côté de la barre : « Un groupe déterminé à condamner […] une chaîne stigmatisée », alors même que « Bolloré, c’est le type le plus délicieux qu’on puisse rencontrer ». Son confrère représentant Zemmour martèle que « les mineurs isolés ne sont pas une race, une ethnie, ou quoi que ce soit d’autre. […] Ce n’est même pas une absence de nationalité. […] Et même si l’on prenait le terme d’immigrés, ils ne sont pas [non plus] une catégorie qui entre dans la protection [par la loi de 1881] ».

« Il y a un devoir de ne pas utiliser la haine pour faire de l’audience »

Sur la prévention d’injure, la défense estime que « le viol, c’est un crime, c’est donc l’imputation d’un fait précis susceptible d’un débat probatoire », et que le propos relève donc de la diffamation. Quand bien même il serait suivi dans son raisonnement, une requalification serait ici possible, même si elle soulèverait des questions procédurales (Loi de 1881, art. 55). Dans le volet provocation à la haine, les débats tournent essentiellement autour de la notion d’exhortation. La 17e chambre avait considéré que « les termes employés conduisent nécessairement le spectateur à éprouver un sentiment de défiance, voire de peur, de rejet et d’hostilité, à l’égard d’une communauté décrite […] comme un véritable fléau. […] L’hostilité générée par des propos d’une telle vigueur envers les immigrés est de nature à favoriser des passages à l’acte ». Dans le même genre, un avocat des parties civiles estime que, parfois, « la chambre de la presse est l’antichambre de la cour d’assises ». « La puissance des injures et leur caractère essentialisant », enchaîne l’avocate générale, « incitent bien sûr à la haine, et à une défense forte, à un rejet essentiel ». Mais selon l’avocat de Zemmour, « l’exhortation doit être qualifiée comme un appel à lutter contre une catégorie de personnes. […] Là, il n’y a aucun appel ».

Sur la question de la liberté d’expression, le jugement avait estimé que « les propos poursuivis visent ici les personnes et non les politiques engagées », et qu’ils « ne s’inscrivent pas dans le contexte d’un débat, […] le chroniqueur ne rencontrant aucune contrdiction de fond lors de l’émission ». Mais aussi « qu’assimiler toute une communauté, en l’espèce les immigrés, à une minorité de ses composantes, ici [en] les réduisant au comportement adopté par quelques-uns à l’occasion d’une comparaison hâtive, […] en leur imputant les crimes les plus graves tels que le viol ou le meurtre, ne relève pas de la liberté d’expression mais constitue un abus de celle-ci ». Plusieurs avocats de parties civiles « s’amusent » que la défense invoque une quinzaine d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, alors même que Zemmour milite (not. dans l’émission de ce jour-là) pour la suppression de la Convention européenne et de la Cour qui va avec. L’un d’eux souligne que le prévenu représente « la quintessence d’un projet politique mortifère totalement incompatible avec notre ordre juridique ». Ce qui le mène logiquement au texte suivant : « Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant […] un droit quelconque […] d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente convention » (Conv. EDH, art. 17). L’avocate générale ajoute qu’il y a « une responsabilité à s’exprimer, et une responsabilité particulièrement grande à s’exprimer sur des sujets délicats. Et un devoir de ne pas utiliser des ficelles un peu grosses comme la haine […] pour faire de l’audience ».

L’avocat du groupe Canal+ chipote sur la « responsabilité en cascade » du droit de la presse : certes, son client « est directeur de la publication du groupe, mais dans chaque chaîne, il y a une personne qui a les mains dans le cambouis. […] Il a douze chaînes sous sa responsabilité, donc il est bien obligé de déléguer à douze personnes ». « Dans n’importe quelle entreprise », objecte l’avocate générale, « on prend une feuille de papier et on écrit que c’est Monsieur Machin qui sera responsable du port du casque sur le chantier. Il est directeur de la publication, il doit bien savoir que ça emporte un certain nombre de responsabilités. S’il y a délégation de pouvoir, elle ne peut être que précise, avec des limites claires et des moyens clairs pour l’exercer ». « Aucun texte n’interdit la délégation de pouvoir de fait », conclut la défense.

L’avocate générale requiert 200 jours-amende à 200 € (soit en pratique un quadruplement de la peine) contre Zemmour, et 5 000 € d’amende contre le directeur de la publication. Délibéré le mercredi 3 juillet 2024 à 13 heures 30.

 

© Lefebvre Dalloz