Devoir de vigilance : adoption de la directive par le Parlement européen
Après des semaines de feuilletons rythmées par de nombreux rebondissements, la directive sur la diligence raisonnable en matière de durabilité des entreprises (ci-après CSDDD), a été finalement adoptée par le Parlement européen le mercredi 24 avril 2024. Le texte avait suscité de nombreuses controverses entre les États européens, le Comité des représentants permanents de l’Union européenne (COREPER) n’étant parvenu à un accord que le 15 mars dernier après de multiples reports. La directive, dont les obligations ont été allégées au fil des négociations, s’inscrit plus largement dans un mouvement normatif de responsabilisation des entreprises européennes, poussé en ce sens par une pression accrue des parties prenantes.
L’adoption mouvementée de la CSDDD
Censée responsabiliser les entreprises européennes en matière de droits humains, santé, sécurité et environnement, la CSDDD a fait face à des obstacles de taille avant son adoption, principalement attribués à l’opposition de plusieurs États membres menés par l’Allemagne. Au début du mois de février, le gouvernement allemand avait en effet annoncé son intention de s’abstenir du vote du texte au COREPER. Cette position a été suivie par l’Italie, la Finlande, l’Autriche, la Hongrie, et d’autres États, portant le total des opposants à quatorze sur les vingt-sept pays de l’Union, y compris la France.
Le texte a finalement été validé par le COREPER, au prix de nombreuses négociations aboutissant à un champ d’application réduit, et à des obligations assouplies. Le texte voté par le Parlement européen sera en effet applicable aux entreprises européennes (ou à la société mère d’un groupe) employant plus de 1 000 salariés et ayant réalisé un chiffre d’affaires net de plus de 450 millions d’euros au niveau mondial et aux entreprises étrangères (ou la société mère d’un groupe) ayant réalisé un chiffre d’affaires de plus de 450 millions d’euros dans l’UE1.
Ces entités devront prévoir des mesures de prévention des risques d’atteintes aux droits humains, à la santé et à la sécurité, et à l’environnement2. Les incidences négatives découlant de leurs propres activités ou de celles de leurs filiales et, lorsqu’elles sont liées à leurs chaînes d’activités, de celles de leurs partenaires commerciaux devront ainsi faire l’objet d’un recensement3.
En fonction des incidences négatives identifiées, le texte vient préciser la manière dont l’entreprise devra réagir, en prévoyant un plan de remédiation des risques, ou en y mettant un terme4. Si le texte est bien adopté en l’état, les clauses éthiques stipulées dans les contrats devront être adaptées afin de correspondre aux modalités de gestion de la relation commerciale litigieuse telle que prévues par la directive. L’article 18 prévoit à cet égard la publication future de clauses contractuelles types qui pourront être stipulées de manière volontaire par les entreprises dans les contrats soumis au périmètre des obligations.
En outre, les entreprises soumises au devoir de vigilance devront consulter les parties prenantes lors de la mise en place des obligations prévues par la directive5, ainsi que prévoir un mécanisme efficace de recueil des plaintes et de remédiation6.
Le texte prévoit également la mise en place d’un plan de transition pour l’atténuation du changement climatique7 aligné avec les objectifs définis par l’Accord de Paris sur le climat du 12 décembre 20158. Cette approche élargie vise à intégrer de manière plus holistique les enjeux environnementaux et climatiques dans l’évaluation des risques et la prise de décision au sein des entreprises.
Par ailleurs, la CSDDD introduit la création d’une autorité de contrôle spécifique9, destinée à superviser l’application de la directive et à assurer une conformité effective des entreprises. Combinée à la publication de lignes directrices10, cette mesure sera particulièrement bienvenue à l’heure où le devoir de vigilance français11 souffre d’un manque de clarté s’agissant des mesures à déployer, et pourrait bénéficier de davantage d’orientations à l’image du travail pédagogique très fourni de l’Agence française anticorruption dans la mise en œuvre de la loi Sapin 212.
Les modalités de sanctions seront déterminées par les États lors de la transposition de la directive, et les sanctions pécuniaires pourront atteindre 5 % du chiffre d’affaires net mondial réalisé par l’entreprise13.
La reconnaissance du caractère obligatoire de l’application de cette directive dans le cadre de conflits de lois liés à l’engagement de la responsabilité civile des sociétés soumises au devoir de vigilance constitue par ailleurs une avancée juridique majeure14. Cette disposition vise en effet à renforcer l’efficacité du dispositif en cas de litiges transfrontaliers.
Les États devraient disposer d’un délai de deux ans pour transposer la directive, et l’entrée en vigueur des obligations est prévue de façon graduelle à compter de 2027 en fonction des effectifs et chiffres d’affaires des entreprises visées15.
Avant publication au Journal officiel de l’Union européenne, la directive devrait être votée sans encombre (sauf ultime rebondissement) le 15 mai prochain par le COREPER, puis par le Conseil de la compétitivité le 23 mai.
La construction d’un droit européen de la responsabilité sociétale des entreprises
L’adoption de la directive CSDDD signe l’avènement des normes de responsabilisation des entreprises, en prévoyant la mise en place d’une stratégie intégrée et globale de prévention des risques. Toutefois, il est important de noter que le paysage réglementaire européen a vu émerger une multitude d’initiatives sectorielles ciblées consacrées à la gestion responsable des chaînes d’approvisionnement, constituant un véritable socle normatif européen en matière de responsabilité sociétale des entreprises (ci-après RSE).
Parmi ces initiatives, le règlement de l’Union européenne sur les minerais de conflit fut l’un des premiers à fonder une approche sectorielle du devoir de vigilance. Ce règlement impose des obligations de diligence raisonnable aux importateurs européens de tantale, d’étain, de tungstène et d’or. Ces minéraux, fréquemment extraits dans des conditions de conflit ou à haut risque, sont au cœur de préoccupations éthiques majeures.
Plus récemment, un autre secteur plus transversal a également fait l’objet d’une régulation poussée au niveau européen. Le règlement sur la déforestation importée, adopté le 31 mai 2023 vise à lutter contre la déforestation et la dégradation des forêts liées aux chaînes d’approvisionnement de l’Union européenne. Cette réglementation exige des entreprises qu’elles confirment que les produits mis sur le marché de l’Union européenne ou exportés ont été produits sur des terres qui n’ont pas subi de déforestation ou de dégradation forestière depuis le 31 décembre 2020. Il couvre un ensemble de produits clés tels que l’huile de palme, le bétail, le soja, le café, le cacao, le bois et le caoutchouc, ainsi que des produits dérivés comme le bœuf, les meubles ou le chocolat.
Les opérateurs et les commerçants visés doivent mettre en place une déclaration de diligence raisonnable comportant des informations détaillées liées aux modalités d’approvisionnement, telles que les coordonnées géographiques des lieux de production. En cas de risque non négligeable, les opérateurs ne peuvent pas introduire ces produits sur le marché de l’Union européenne ou les exporter. Les autorités compétentes des États membres de l’Union européenne sont chargées de faire respecter le règlement et ont le pouvoir d’effectuer des contrôles et d’imposer des sanctions en cas de non-conformité, y compris des amendes pouvant atteindre 4 % du chiffre d’affaires annuel total de l’opérateur ou du commerçant concerné.
Plus récemment, le 23 avril 2024, le Parlement européen a approuvé le règlement interdisant les produits issus du travail forcé sur le marché européen, qui devrait être publié au Journal officiel de l’Union européenne d’ici octobre 2024. Quelques semaines plus tôt, les députés européens avaient également adopté le très discuté IA Act, règlement destiné à encadrer l’usage de l’intelligence artificielle par les entreprises s’agissant en particulier des risques d’atteintes aux droits humains.
La multiplication des initiatives sectorielles, combinée à l’adoption du devoir de vigilance européen participent à la construction d’un droit européen de la RSE. Les entreprises seront ainsi davantage observées par les parties prenantes, parmi lesquelles figurent les organisations non gouvernementales, les consommateurs et les investisseurs. Ces derniers jouent un rôle de plus en plus déterminant dans la définition des normes de conduite responsable des entreprises.
L’impact des parties prenantes
Au cours des derniers mois, l’adoption de la directive sur le reporting en matière de durabilité des entreprises (CSRD) a motivé plusieurs initiatives importantes dans les milieux bancaires et d’investissement, signe de l’attention accrue portée sur les politiques RSE menées par les entreprises. Parmi ces initiatives, on notera la position ferme adoptée par la Banque centrale européenne, qui menace de sanctions financières les banques réticentes à intégrer le risque climatique dans leurs opérations16. De plus, la création d’une plateforme recensant les entreprises exclues des portefeuilles d’investissement17, en raison notamment de leur impact négatif sur l’environnement, démontre la prise en compte croissante de ces critères.
L’intégration des enjeux liés au devoir de vigilance devient un impératif pour toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, si elles souhaitent maintenir ou attirer le financement des institutions. L’implication est claire : ignorer les critères RSE et environnementaux n’est plus une option viable pour les entreprises cherchant à rester compétitives et attractives aux yeux des investisseurs. Ces tendances reflètent une évolution notable dans la manière dont les acteurs financiers évaluent les risques et les opportunités, mettant en lumière l’importance croissante des pratiques de développement durable dans le monde des affaires.
S’agissant de l’impact des consommateurs sur la mise en place de politiques RSE, la récente directive adoptée par le Conseil de l’Union européenne le 20 février vise à protéger les consommateurs contre les allégations écologiques trompeuses, y compris celles liées à la compensation des émissions de carbone, et clarifie la responsabilité des entreprises en matière d’obsolescence précoce des produits18. Cette directive s’inscrit dans une démarche de promotion de pratiques commerciales plus transparentes et éthiques, conformément aux objectifs du Pacte vert européen. Elle ouvre également la voie à une augmentation des actions en justice par les associations de défense des consommateurs, visant à lutter contre le greenwashing et à favoriser une consommation plus responsable au sein de l’Union européenne.
L’adoption de la CSDDD par le Parlement européen confirme le mouvement de responsabilisation des entreprises émanant des institutions européennes, aussi bien via une approche holistique comme en atteste la CSDDD, qu’à travers la mise en place de règlementations sectorielles plus précises. Ces obligations ainsi que l’impact des parties prenantes ne peuvent qu’inciter les entreprises à s’emparer d’ores et déjà de la mise en place de politiques de conformité, sans demeurer tributaire des incertitudes politiques européennes …
1. CSDDD, art. 2.
2. CSDDD, art. 5.
3. CSDDD, art. 8.
4. CSDDD, art. 10.
5. CSDDD, art. 13.
6. CSDDD, art. 14.
7. CSDDD, art. 22.
8. Accessible via ce lien.
9. CSDDD, art. 24.
10. CSDDD, art. 19.
11. Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre
12. Loi n° 2016-1691 du 9 déc. 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique
13. CSDDD, art. 27.
14. CSDDD, art. 29.
15. CSDDD, art. 37.
16. La BCE menace de sanctions pécuniaires les banques qui tardent à intégrer le risque climatique dans leur activité, Le Figaro, 14 nov. 2023.
17. Financial exclusion tracker.
18. Droits des consommateurs : approbation finale de la directive visant à donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition écologique, 20 févr. 2024.
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