Devoir de vigilance : décryptage des premières décisions de la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris
Le 18 juin 2024, la nouvelle chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris a rendu trois arrêts importants en matière de devoir de vigilance. La cour a notamment précisé la fonction et le contenu de la mise en demeure, clarifié l’exigence d’un intérêt à agir dans le contexte spécifique du contentieux climatique, reconnu la possibilité d’invoquer à titre complémentaire un autre fondement que le devoir de vigilance. Les apports sont nombreux et la voie des procès au fond est enfin ouverte.
 
                            Le 5 mars 2024, la Cour d’appel de Paris a inauguré sa nouvelle chambre 5-12 dédiée aux « contentieux émergents » (devoir de vigilance et responsabilité écologique). Les résultats de cette première audience étaient très attendus. Après des années d’errances procédurales, des questionnements sans fin, des décisions décevantes qui se sont succédé et dont les arguments ont été largement critiqués, voilà enfin un certain soulagement : il y aura bien des procès au fond !
Trois affaires étaient appelées à l’audience et les débats portaient, à ce stade, sur la recevabilité des actions en injonction introduites par des associations et des collectivités territoriales à l’encontre des sociétés TotalEnergies, EDF et Suez (devenue Vigie Groupe), soumises au devoir de vigilance issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017. Bien que les faits soient aujourd’hui bien connus, un bref rappel s’impose.
TotalEnergies est la première société mise en cause dans le cadre d’un procès climatique en France, sur le double fondement du devoir de vigilance et de l’article 1252 du code civil permettant l’exercice d’une action en cessation de l’illicite en cas de dommage écologique préalablement identifié. Le but de cette action est de contraindre la compagnie pétrolière à prendre les mesures nécessaires pour s’aligner avec les objectifs de l’Accord de Paris. La société EDF fait l’objet, quant à elle, d’un contentieux faisant état de la potentielle violation des droits des peuples autochtones (non-respect de leur intégrité physique, de leur droit à la terre et de leur droit au consentement libre, informé et préalable) dans le cadre d’un projet de parc éolien mené par une filiale au Mexique. Enfin, la société Suez, devenue Vigie Groupe, est assignée pour son rôle dans la contamination du réseau d’eau potable d’Osorno au Chili par des hydrocarbures.
Dans chacune de ces affaires, les requérants avaient été déboutés en première instance, sans aucun débat sur le fond (TJ Paris, 30 nov. 2021, EDF, n° 20/10246 ; TJ Paris, 1er juin 2023, Suez, n° 22/07100, Dalloz actualité, 23 juin 2023, obs. J.-B. Barbièri et A. Touzain ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet  ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet ; TJ Paris, 6 juill. 2023, TotalEnergies, n° 22/03403, Dalloz actualité, 13 juill. 2023, obs. J.-B. Barbiéri et A. Touzain ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet
 ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet ; TJ Paris, 6 juill. 2023, TotalEnergies, n° 22/03403, Dalloz actualité, 13 juill. 2023, obs. J.-B. Barbiéri et A. Touzain ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet  ; Rev. sociétés 2023. 793, obs. A. Danis-Fatôme et N. Hoffschir
 ; Rev. sociétés 2023. 793, obs. A. Danis-Fatôme et N. Hoffschir  ; JCP 2023. 1314, note B. Parance et J. Rochfeld). Leurs demandes avaient été jugées irrecevables par le juge de la mise en état pour des questions techniques relatives, notamment, à la mise en demeure exigée par l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce et, dans l’action contre Suez, à la qualité à défendre de l’entreprise. L’action contre Suez a connu un nouvel échec en appel, en revanche, les deux autres – celles menées contre TotalEnergies et EDF – ont été jugées recevables et donneront bien lieu à des procès au fond.
 ; JCP 2023. 1314, note B. Parance et J. Rochfeld). Leurs demandes avaient été jugées irrecevables par le juge de la mise en état pour des questions techniques relatives, notamment, à la mise en demeure exigée par l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce et, dans l’action contre Suez, à la qualité à défendre de l’entreprise. L’action contre Suez a connu un nouvel échec en appel, en revanche, les deux autres – celles menées contre TotalEnergies et EDF – ont été jugées recevables et donneront bien lieu à des procès au fond.
Les trois arrêts de la chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris rendus le 18 juin 2024 font souffler un vent d’optimisme nouveau. Ils sont d’une bonne qualité rédactionnelle et posent des règles claires qui devraient permettre, on l’espère, d’accélérer les procédures en diminuant les opportunités pour les entreprises de soulever des fins de non-recevoir.
Avec ces trois décisions, la cour d’appel revient au cœur du dispositif du devoir de vigilance. Certes, cela donne des décisions contrastées, mais le bilan n’en demeure pas moins optimiste.
Une interprétation juste et simplifiée des textes
Des interprétations libres, sans véritable fondement juridique, des juges de première instance dans les affaires Total Ouganda (TJ Paris, 28 févr. 2023, nos 22/53942 et 22/53943, Dalloz actualité, 13 avr. 2023, obs. A-M. Ilcheva ; ibid. 7 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 975, obs. V. Monteillet et G. Leray  ; JA 2023, n° 677, p. 13, obs. X. Delpech
 ; JA 2023, n° 677, p. 13, obs. X. Delpech  ; Rev. crit. DIP 2023. 849, note H. Muir Watt
 ; Rev. crit. DIP 2023. 849, note H. Muir Watt  ; RTD com. 2023. 369, obs. A. Lecourt
 ; RTD com. 2023. 369, obs. A. Lecourt  ) et EDF (TJ Paris, 30 nov. 2021, préc.) avaient dénaturé la mise en demeure exigée par l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce, en lui assignant un rôle qui n’est pas le sien, celui de servir de support de dialogue et d’échange amiable précontentieux. La cour d’appel revient sur cette position qui a pu interroger. Elle réaffirme le caractère indispensable de la mise en demeure – l’assignation ne pouvant pas s’y substituer –, tout en admettant une certaine souplesse quant à son contenu qui n’a pas à être strictement identique à celui de l’assignation. Cette souplesse est plus que nécessaire dans les dossiers en matière de devoir de vigilance, car le temps judiciaire est long, l’égalité des armes difficile à préserver et que le dispositif lui-même est conçu pour être évolutif.
) et EDF (TJ Paris, 30 nov. 2021, préc.) avaient dénaturé la mise en demeure exigée par l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce, en lui assignant un rôle qui n’est pas le sien, celui de servir de support de dialogue et d’échange amiable précontentieux. La cour d’appel revient sur cette position qui a pu interroger. Elle réaffirme le caractère indispensable de la mise en demeure – l’assignation ne pouvant pas s’y substituer –, tout en admettant une certaine souplesse quant à son contenu qui n’a pas à être strictement identique à celui de l’assignation. Cette souplesse est plus que nécessaire dans les dossiers en matière de devoir de vigilance, car le temps judiciaire est long, l’égalité des armes difficile à préserver et que le dispositif lui-même est conçu pour être évolutif.
Le rôle de la mise en demeure
Une application littérale des textes. Ceux qui suivent l’actualité en matière de devoir de vigilance se souviennent sans doute des ordonnances – très controversées – rendues le 28 février 2023 par le Tribunal judiciaire de Paris dans le cadre de l’affaire Total Ouganda. Le juge des référés avait alors consacré de longs développements, peu utiles objectivement, à la présentation de la loi du 27 mars 2017 et au contexte dans lequel elle intervient. On avait même été étonné d’y voir la référence à la notion doctrinale de « buts monumentaux », étant donné qu’aucune conséquence logique et pratique n’en avait été tirée. Le juge se livrait enfin à une interprétation de la « volonté du législateur », ce qui l’avait curieusement conduit à estimer que la mise en demeure « ne peut avoir pour objet que de permettre à l’entreprise de se mettre en conformité dans le cadre d’un dialogue ». Ce ne serait donc qu’un support de dialogue, qui « poursuit un objectif de sécurité juridique et de développement des alternatives amiables de résolution des litiges ». Ce n’est pourtant pas ce qu’est, en droit, une mise en demeure, et la cour d’appel, dans les décisions commentées, a cherché à revenir sur cette interprétation assez libre et potentiellement dangereuse, en appliquant tout simplement les textes, sans en rajouter et sans chercher à reconstituer l’« intention » du législateur.
Une étape impérative du parcours contentieux. Dans les décisions concernant les sociétés TotalEnergies et EDF, la cour rappelle que la mise en demeure exigée par la loi constitue un préalable prescrit à peine d’irrecevabilité de l’action, et que cette mise en demeure doit identifier de façon claire les manquements reprochés aux sociétés et comporter une interpellation ferme et précise afin que chaque société puisse se mettre en conformité dans le délai de trois mois. C’est bien ce qui ressort de l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce : la mise en demeure est une étape impérative dans le parcours contentieux. Elle sert l’objectif de prévention de la loi en ce qu’elle offre à la société défaillante la possibilité de se mettre en conformité avec ses obligations, dans le délai imparti à cet effet. Et c’est donc bien ce qui a été fait dans les deux espèces. Après une analyse détaillée du contenu des mises en demeure adressées par les associations, la cour conclut qu’elles constituaient des interpellations suffisantes sur les manquements aux obligations de vigilance et sur les actions à entreprendre.
L’absence de phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable. En revanche, l’existence d’un dialogue n’est pas une condition de validité de la mise en demeure, et donc a fortiori une condition de recevabilité de l’action. Aucune obligation n’est faite aux parties de procéder à des négociations amiables préalablement à la saisine du juge. Dans l’arrêt EDF, la cour rappelle explicitement que « même si en pratique la mise en demeure peut être utilisée comme un levier de dialogue avant la saisine du juge, la loi n’en fait pas un préalable à l’ouverture de négociations entre la société concernée et les parties prenantes, mais une interpellation émanant de toute partie ayant intérêt à agir ». C’est là un heureux revirement sur le rôle de la mise en demeure qui avait pris un tournant largement critiqué. Des précisions utiles ont également été apportées quant à son contenu.
Le contenu de la mise en demeure
Pas d’identité exacte des demandes entre la mise en demeure et l’assignation. La chambre 5-12 de la Cour d’appel de Paris fait preuve de bon sens lorsqu’elle juge que les demandes de la mise en demeure peuvent évoluer et être précisées dans l’acte introductif d’instance. C’était, là encore, un point (très) problématique relevé dans l’affaire TotalEnergies. Il résultait, en effet, de la décision du juge de la mise en état que les demandes formulées dans la mise en demeure doivent être strictement identiques à celles figurant dans l’assignation. Totalement absente des textes, cette exigence controversée compromettait d’avance bon nombre d’actions en offrant un échappatoire aux sociétés mises en cause. Au vu de la longueur des procédures, il est évident que les demandes doivent pouvoir évoluer, d’autant plus que le plan de vigilance, lui, est par définition évolutif. Ainsi, comme le rappelle la cour dans l’arrêt TotalEnergies, le but de la mise en demeure étant de permettre à la société défaillante de remédier aux insuffisances reprochées à son plan, « les mesures d’injonction qui sont ultérieurement présentées au juge doivent viser en substance les mêmes obligations que celles ayant fait l’objet de la mise en demeure ». Et la cour de préciser qu’elles doivent donc s’y rattacher avec un « lien suffisant », ce qui implique de se référer devant le juge aux mêmes catégories de risques (par ex., les risques liés à l’émission de GES ou les risques d’atteintes à l’environnement, aux droits humains, aux droits des populations autochtones, etc.), atteintes graves (pouvant être des atteintes causées aux biens, aux personnes et à l’environnement lui-même) et obligations à respecter (par ex., publier un plan conforme incluant ou précisant davantage telle ou telle donnée). Dès lors que ce « lien suffisant » est établi, les requérants sont autorisés à préciser leurs demandes, et donc les mesures de vigilance attendues, dans l’assignation. Le critère ainsi posé a le mérite d’être clair et permet de préserver, dans les espèces commentées, la recevabilité de l’action.
Pas de réitération de la mise en demeure en cas de nouveau plan. Dans la continuité, la cour d’appel juge que la mise en demeure n’a pas à être réitérée en cas de nouveau plan. Une nouvelle fois, la précision est bienvenue. Dans le silence des textes, les juges de première instance avaient pu juger que « l’assignation doit viser les mêmes griefs soulevés par la mise en demeure et notamment le même plan de vigilance ». En effet, le plan de vigilance se présente comme le support matériel nécessaire pour l’appréciation par le juge du respect par l’entreprise de ses obligations de vigilance issues du code de commerce. Or, comme nous l’avons déjà évoqué, ce support a vocation à être modifié sous l’impulsion des critiques tout au long de l’activité de l’entreprise et tout au long de l’instance. Il paraît donc absurde d’exiger des demandeurs de réitérer leur mise en demeure chaque fois que l’entreprise produit un nouveau plan. Fort heureusement, la cour d’appel estime qu’à défaut de précision dans la loi, il ne peut être exigé comme condition de recevabilité de l’action, que la mise en demeure et l’assignation visent exactement le même plan de vigilance en termes de date. La cour reconnaît également que les publications ultérieures ne font pas nécessairement disparaître les non-conformités aux obligations de vigilance, et assigne aux juges du fond la tâche de procéder à cette vérification au moment où ils statuent.
La question de la mise en demeure est à présent réglée. Les exigences sont posées et elles ont le mérite d’être claires. Qu’en est-il des autres fins de non-recevoir soulevées par les sociétés ? Certaines ont été rejetées, d’autres ont cependant convaincu les juges.
Des décisions contrastées mais un bilan optimiste
Dans l’affaire Suez, ayant donné lieu à un troisième arrêt du même jour, l’action des demandeurs a été jugée irrecevable pour défaut de qualité à défendre de la société mise en cause. Dans l’affaire climatique, seule l’action des associations a été admise ; l’action des communes a été rejetée pour défaut d’intérêt à agir. Malgré ces quelques déceptions, on ne peut que se réjouir du fait qu’il y aura bien des procès au fond dans les affaires TotalEnergies et EDF ! Le moment venu, des questions importantes, jusque-là esquivées, ne manqueront pas de se poser.
L’irrecevabilité de l’action dans le dossier Suez
L’identification (périlleuse) du débiteur du devoir de vigilance. La loi du 27 mars 2017 fait peser l’obligation d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance sur la société mère. Ce plan doit inclure les activités des filiales et sociétés contrôlées. Lorsque c’est le cas, la loi fait bénéficier ces sociétés d’un mécanisme d’exemption qui s’applique même si elles dépassent individuellement les seuils requis et qu’elles sont elles-mêmes en tête d’autres sociétés. La règle est claire et rend facile, en théorie, l’identification du débiteur du devoir de vigilance. Le dossier Suez montre, cependant, que ce n’est pas toujours aussi évident pour les requérants de savoir quelle est la bonne entité à assigner. C’est la SAS Suez Groupe qui a été assignée en justice pour son rôle dans une grave crise sanitaire survenue en 2019 au Chili. Or malgré son nom, la SAS Suez Groupe n’est pas la société tête de groupe, mais une filiale opérationnelle de la SA Suez. C’est donc la SA Suez qui a la qualité de société mère. La confusion est d’autant plus facile à faire que les deux sociétés ont le même siège social et que la SA Suez est l’actionnaire unique de la SAS Suez Groupe (hypothèse assez fréquente dans les grands groupes). À cela se rajoute le rachat de Suez, en 2022, par Veolia, ce qui a donné lieu à un changement de nom, la société Suez Groupe devenant alors la société Vigie Groupe. Pour entretenir le flou, lorsque les associations ont adressé leur mise en demeure au siège commun des deux sociétés, c’est bien la SAS Suez Groupe qui a répondu, sans contester être l’auteur du plan critiqué.
L’irrecevabilité pour défaut de qualité à défendre. Durant la procédure, la SAS Suez Groupe, devenue Vigie Groupe, a d’abord assumé être l’auteur du plan (en tout cas, elle a gardé le silence à ce sujet), puis finalement nié cette qualité en soulevant devant le juge de la mise en état une fin de non-recevoir pour défaut de qualité à défendre. Ses arguments ont convaincu aussi bien le juge de la mise en état que la cour d’appel. La société expliquait notamment que le document d’enregistrement universel, publié par la SA Suez, désigne cette dernière comme société mère, ce qui la rend seule débitrice de l’obligation d’édicter un plan de vigilance, et que le plan de vigilance en question couvre l’ensemble du périmètre du groupe. Elle prétendait également que le fait d’avoir répondu à la mise en demeure, qui avait d’ailleurs été confusément adressée au directeur général du « Groupe Suez » (dénomination qui ne désigne aucune entité immatriculée), n’implique pas reconnaissance de sa qualité d’auteur du plan et, surtout, ne l’empêche pas d’opposer en tout état de cause une fin de non-recevoir tirée de l’absence de qualité à défendre, conformément à l’article 123 du code de procédure civile. La réponse de la cour d’appel paraît logique aussi bien au regard des règles du droit processuel que des dispositions de l’article L. 225-102-4, I, du code de commerce. La cour rappelle que la société tête de groupe est la « débitrice naturelle et inconditionnelle » de l’obligation de publier et de mettre en œuvre un plan de vigilance. Elle balaye ainsi d’un revers de main l’argument des associations qui consistait à dire que le mécanisme d’exemption sus-évoqué est optionnel et non obligatoire. Elle estime, en tout état de cause, que des « éléments objectifs » démontrent positivement, en l’espèce, que l’auteur du plan de vigilance dans ses versions successives était la SA Suez, société mère du groupe. Enfin, elle adresse plusieurs reproches – très ouverts – aux associations : d’avoir eu l’idée d’une action dirigée contre la filiale en tant qu’entité rédactrice du plan qu’en réponse à la fin de non-recevoir opposée par la SAS Vigie Groupe ; de ne pas s’être servi de l’article 126 du code de procédure civile qui permet, le cas échéant, de régulariser la procédure ; de ne pas avoir mené des vérifications complémentaires « aisées à entreprendre » avant d’assigner.
L’opacité des groupes, un frein potentiel aux actions. Si les deux premières critiques peuvent être entendues, nous émettons quelques réserves sur le dernier point. En pratique, ce n’est pas toujours évident d’identifier l’auteur du plan de vigilance, ni d’ailleurs d’avoir accès au plan. Il se peut aussi que des plans coexistent et se contredisent, ou diffèrent substantiellement, ou que les informations pertinentes se trouvent dans d’autres documents auxquels renvoie le plan et qui sont édités par une autre entité. L’opacité des groupes peut alors constituer un réel frein aux actions. D’autres affaires (not., l’affaire Perenco) ont déjà démontré l’importance pour les victimes d’avoir accès aux informations qui permettent de comprendre les liens capitalistiques entre les entités du groupe et de déterminer la répartition des rôles et des pouvoirs dans le cadre de l’exercice de l’activité. C’est là un appel au législateur qui devrait, à l’occasion de la transposition de la directive sur le devoir de vigilance, se préoccuper de ces questions, afin de dissuader les entreprises de recourir à toutes sortes de stratagèmes pour échapper à leurs responsabilités.
L’attente des procès au fond dans les affaires TotalEnergies et EDF
Recevabilité des actions des associations. C’est une belle « victoire d’étape » (Notre affaire à tous, Communiqué de presse, 18 juin 2024) qu’a offerte la Cour d’appel de Paris aux associations en jugeant leurs actions recevables dans les affaires TotalEnergies et EDF. En plus des précisions relatives à la mise en demeure précédemment évoquées, la cour a donné des indications importantes concernant la notion d’intérêt à agir et la possibilité d’invoquer un autre fondement que le devoir de vigilance à titre complémentaire.
Nécessité de prouver l’intérêt à agir. Dans son arrêt TotalEnergies, la cour d’appel a (enfin) ouvert la voie au tout premier procès climatique en France dirigé contre une entreprise privée. La liste des demandeurs a toutefois considérablement diminué, puisque la cour a déclaré irrecevables les actions des collectivités territoriales contre la société, à l’exception notable de la ville de Paris dont l’action a été admise. La cour estime que les communes demanderesses n’ont pas suffisamment prouvé leur intérêt à agir. Elle rappelle que, peu importe le caractère global du changement climatique, elles doivent chacune démontrer un « intérêt public local », c’est-à-dire une atteinte ou un retentissement particulier du réchauffement climatique sur leur territoire. À défaut, elles ne sauraient se prévaloir de la qualité de « victime climatique ». Une telle démonstration exige naturellement de la part des communes de déployer des efforts et moyens supplémentaires, à l’image de ce qui est fait dans les actions climatiques états-uniennes. Il est vrai qu’outre-Atlantique, les actions contre les Carbon Majors (pour greenwashing ou en responsabilité civile pour dommages climatiques divers) sont très souvent menées par des collectivités dont le territoire est touché par les catastrophes naturelles attribuées au changement climatique. Ces actions sont aujourd’hui assez largement admises, compte tenu de la démonstration d’un impact local du phénomène global. Une trentaine de procès lancés par la puissance publique se tiennent actuellement devant les tribunaux, ce qui est un chiffre non négligeable ! Pour revenir à la décision de la Cour d’appel, bien qu’elle ait pu décevoir sur ce point, elle n’est en soi ni illogique, ni trop sévère. Elle peut, d’ailleurs, être lue à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, gr. ch., 9 avr. 2024, Verein Klimasenniorinen c/ Suisse, n° 53600/20, Dalloz actualité, 24 avr. 2024, obs. M. de Ravel d’Esclapon ; D. 2024. 729, et les obs.  ; ibid. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet
 ; ibid. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet  ; JA 2024, n° 698, p. 3, édito B. Clavagnier
 ; JA 2024, n° 698, p. 3, édito B. Clavagnier  ; ibid., n° 702, p. 11, obs. X. Delpech
 ; ibid., n° 702, p. 11, obs. X. Delpech  ) qui adopte des critères précis concernant la qualité à agir en matière de contentieux climatique, le but étant d’éviter une actio popularis incontrôlée (de par son caractère global, et parce que le dérèglement climatique présente un caractère systémique, le contentieux climatique se prête particulièrement à ce type d’action). La solution doit donc être approuvée en ce qu’elle participe à l’équilibre du contentieux.
) qui adopte des critères précis concernant la qualité à agir en matière de contentieux climatique, le but étant d’éviter une actio popularis incontrôlée (de par son caractère global, et parce que le dérèglement climatique présente un caractère systémique, le contentieux climatique se prête particulièrement à ce type d’action). La solution doit donc être approuvée en ce qu’elle participe à l’équilibre du contentieux.
Possibilité de cumuler les fondements. Un autre apport important de l’arrêt TotalEnergies concerne la possibilité d’invoquer un autre fondement que le devoir de vigilance à titre complémentaire. En l’espèce, en plus du devoir de vigilance, les associations mobilisaient l’article 1252 du code civil relatif à la cessation du préjudice écologique. Le juge de la mise en état avait considéré que cette demande complémentaire visait à contourner l’exigence de mise en demeure du code de commerce. L’identité des demandes présentées sur les deux fondements l’avait conforté dans sa position. Il s’agit bien, à travers cette question, de déterminer la nature du régime mis en place par la loi de 2017 ainsi que ses relations avec d’autres régimes. La cour d’appel doit être saluée pour sa réponse. Elle affirme clairement que la loi de 2017 « n’a pas créé de régime spécial de responsabilité excluant la responsabilité au titre du préjudice écologique » (l’art. L. 225-102-5 du c. com. ne renvoie-t-il pas au droit commun de la responsabilité civile délictuelle ?), et précise, à juste titre, que le devoir de vigilance a « un champ d’application beaucoup plus large que la protection de l’environnement, puisque le plan doit aussi prévenir les atteintes graves aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité ». Il en résulte que les deux actions peuvent être cumulées, à condition de montrer leur bien-fondé devant le juge du fond. Il revient alors à ce dernier « d’apprécier si les mesures réclamées au titre de l’une des actions se trouvent ou non privées d’objet en fonction de la réponse qui sera apportée dans l’autre action ». L’arrêt précise ainsi l’articulation du régime issu de la loi de 2017 avec d’autres régimes qui pourraient eux aussi concourir à la prévention, à l’instar du droit commun de la responsabilité civile délictuelle. Celui-ci reste, à notre avis, trop peu exploré dans le cadre de ces « contentieux émergents ». Son potentiel est pourtant immense, puisqu’il repose sur un système ouvert en ce qui concerne la faute.
En définitive, les trois arrêts de la Cour d’appel de Paris du 18 juin 2024 marquent des avancées significatives. Néanmoins, de grandes incertitudes persistent sur les pouvoirs du juge en matière de cessation de l’illicite. La cour ne s’est d’ailleurs pas prononcée sur les mesures conservatoires demandées par les associations. Ça sera au juge du fond de trancher. L’affaire La Poste (TJ Paris, 5 déc. 2023, n° 21/15827, Dalloz actualité, 19 déc. 2023, obs. C. Michon et A. Stevignon ; D. 2024. 990, obs. G. Leray et V. Monteillet  ; AJCT 2024. 174, obs. P. Villeneuve
 ; AJCT 2024. 174, obs. P. Villeneuve  ; Rev. sociétés 2024. 383, obs. G. Leray et P. Abadie
 ; Rev. sociétés 2024. 383, obs. G. Leray et P. Abadie  ; ibid. 223. Comm. T. Bonneau
 ; ibid. 223. Comm. T. Bonneau  ; RDT 2024. 256, chron. S. Vernac
 ; RDT 2024. 256, chron. S. Vernac  ; RTD com. 2024. 104, obs. A. Lecourt
 ; RTD com. 2024. 104, obs. A. Lecourt  ) – première affaire jugée au fond en matière de devoir de vigilance – montre toute la prudence du juge dans ce domaine : il reconnaît qu’il lui incombe bien de contrôler l’adéquation et l’efficacité des mesures de vigilance adoptées, mais refuse d’aller au-delà et de « se substituer à la société et aux parties prenantes pour exiger d’elles l’instauration de mesures précises et détaillées ». Il aurait donc la responsabilité d’effectuer un contrôle de conformité, sans pour autant avoir le pouvoir d’imposer des mesures concrètes ? À suivre…
) – première affaire jugée au fond en matière de devoir de vigilance – montre toute la prudence du juge dans ce domaine : il reconnaît qu’il lui incombe bien de contrôler l’adéquation et l’efficacité des mesures de vigilance adoptées, mais refuse d’aller au-delà et de « se substituer à la société et aux parties prenantes pour exiger d’elles l’instauration de mesures précises et détaillées ». Il aurait donc la responsabilité d’effectuer un contrôle de conformité, sans pour autant avoir le pouvoir d’imposer des mesures concrètes ? À suivre…
Paris, pôle 5 - ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/14348
Paris, pôle 5 - ch. 12, 18 juin 2024, n° 21/22319
Paris, pôle 5 - ch. 12, 18 juin 2024, n° 23/10583
© Lefebvre Dalloz